Julien Gracq


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Julien Gracq ou le sentiment de la merveille

 






 

 

 

 

Le balcon,

une théorie du lyrisme dans Un balcon en forêt ?

par Fabio Fusco

 

                     En 1958, Julien Gracq publie Un balcon en forêt qui se présente comme un récit de guerre à la troisième personne, et semble être tiré, comme Le Rivage des Syrtes, d’une expérience de l’Histoire. Le choix du sujet, le lieu du récit, le mode de traitement narratif étonnent peu en vue du reste de l’œuvre de Julien Gracq, et pourtant dès sa publication, Un balcon en forêt dérange la critique, déçoit le public, est assimilé à un « exercice de style »[1], à l’une de ces banales « histoires militaires [qui] retombent trop souvent dans la répétition et la monotonie »[2]. En réalité, Un balcon en forêt manifeste une transformation profonde de l’écriture de Julien Gracq, et marque une rupture importante dans l’œuvre. Un balcon en forêt est un récit qui commence en 1939, lors de la prise de commandement de l’aspirant Grange, pendant la « drôle de guerre », de la maison-forte des Falizes située dans la forêt ardennaise, et se finit le 13 mai 1940 après l’attaque allemande. La construction romanesque s’élabore à partir de la ligne de partage entre l’espace clos du chalet d’alpage qui surmonte le blockhaus et l’espace ouvert de la forêt qui peut devenir champ de guerre. Le balcon désigne donc un lieu isolé et en hauteur, un « toit » qui donne sur « ce haut plateau de forêts suspendu au-dessus de la vallée », en même temps qu’il est lié à la chambre où dorment les hommes de Grange, et que ce dernier appelle « le carré de l’équipage ». Espace transcendantal qui rend possible la contemplation, la redécouverte de soi, le balcon devient le lieu d’une  theoria » où le personnage principal peut entendre un appel du dehors, et envisager une sortie hors de soi. En tant que le « theorein » peut se définir comme l’aspiration essentielle à la contemplation[3], et que le lyrisme « est du côté de l’appel et de la postulation »[4], qu’il déploie ses vertus dans l’interprétation sans cesse renouvelée du monde, dans le bouleversement de l’intimité du sujet, que son souci est d’opérer une ouverture ontologique, on peut se demander dans quelle mesure le balcon constitue le champ propre d’action du lyrisme. Dans cette perspective, si l’espace du balcon engage une définition possible d’une expérience lyrique comme subjectivation poétique et reconquête théorétique de soi, et si l’interrogation propre au « theorein » est coextensive d’une angoisse, d’une appréhension du néant et de la rupture du rapport à l’être, peut-on demeurer sur le balcon ? Quel est le risque de l’expérience poétique ? Pour répondre à ces questions, le balcon sera d’abord envisagé comme frontière entre le réel et la fiction, puis comme ouverture sur l’ailleurs, et enfin comme lieu de guet.

 

 

                   Un balcon en forêt a suscité de vives critiques lors de sa publication pour son aspect réaliste qui, pour une partie de la presse et de l’opinion publique, laissait peu de place aux élans lyriques et poétiques des précédents récits de Gracq. De telles critiques dénotent une certaine conception de la littérature, une utilisation de catégories littéraires assez peu valables pour appréhender l’originalité d’Un balcon en forêt, elles n’en restent pas moins pertinentes pour comprendre une première strate narrative. Le récit commence en octobre 1939, et se termine dans la nuit du 13 au 14 mai 1940, ce qui signifie que le temps du récit couvre exactement la durée de la « drôle de guerre ». Le lieu du récit, non loin de la frontière belge, dans les Ardennes, est traité de façon réaliste, et l’on peut d’ailleurs retrouver entre Revin et les Hauts-Buttés la plupart des espaces décrits. De la même manière, la maison-forte des Falizes fait référence à un bâtiment de guerre situé aux environs de Monthermé, certains noms de personnages sont réels, comme le caporal Olivon qui porte le nom d’un soldat que Gracq avait connu dans la section de voltigeurs qu’il commandait pendant l’hiver  1939-1940. Le choix d’un temps du récit et d’une cartographie réalistes, les multiples références à des noms réels, la façon de dépeindre la vie des soldats dans leur quotidien, de décrire avec fidélité et dans le détail leurs habitudes, leurs rites, de transcrire les différents parlers, n’ont pas pour unique fonction de produire des effets de réel, ou de décrire un milieu social. Le dispositif de composition réaliste permet d’orienter la réception du lecteur, de rendre la réalité du récit identifiable, de créer une strate narrative véridique, authentifiable, historique, sur laquelle les strates de la fiction peuvent se déposer par le jeu de glissements, de trahisons, par la libération de l’imaginaire.

              Dire à propos de l’œuvre de Gracq que l’on est passé avec Un balcon en forêt de l’imaginaire au réel, « d’un art symboliste et onirique (…) [au] réalisme le plus concret »[5] comme le soutenait André Billy, c’est prendre le risque de cloisonner les textes, de se rendre insensible aux mouvements internes et sourd au lyrisme du Balcon en forêt, d’occulter la puissance symbolique de la forêt.  Au début du récit, et dès que le train passe « les faubourgs et les fumées de Charleville (…) », il semble à Grange que « la laideur du monde dispar[aît] » sous l’effet de l’enchantement d’une vallée « toute étincelante de trembles sous la lumière dorée ». Le plaisir et l’envoûtement que connaît Grange disparaissent rapidement, et réapparaissent le soir même pendant la nuit. Le balancement entre la laideur du jour et la beauté envoûtante de la nuit, manifestée dès le début du récit, va scander tout le récit, et n’est que le pendant rythmique, cyclique, d’une autre opposition, elle topologique, entre le quotidien morose dans la maison-forte et les errances oniriques de Grange dans la forêt. Il ne s’agit donc pas de s’engager dans une polémique pour statuer sur la nature du récit, savoir s’il est réaliste ou poétique, historique ou onirique, mais de comprendre que le texte est travaillé par des matrices d’oppositions, comme nuit/jour, fort/forêt, immobilité au fort/dérive dans la forêt, guerre/rêve, qui produisent des séries hétérogènes à l’intérieur du texte, des arcs narratifs dont le point de convergence est le balcon comme lieu d’une tension lyrique. Un balcon en forêt  présente une première strate constituée d’éléments réalistes, de signifiants authentifiables, d’objets fixes, et qui ancre le récit dans l’histoire. La deuxième strate se compose d’une matière fictive, de signifiants sans attache dans le réel, de mouvements oniriques, d’éléments qui rejoignent le mythe et le conte. Grange se balance entre ces deux strates, il est pris entre une vie de soldat à la maison-forte, et une vie intérieure qui se fait jour dans la nuit de la forêt, lors de longues errances où la réflexion cède devant la puissance des sensations. Cette oscillation entre deux modes d’être exprime la mobilité associée à l’expérience lyrique, elle indique que Grange est comme prisonnier d’une trajectoire où à l’élévation par la contemplation, par l’évasion théorétique, succède la chute dans le réel, l’Histoire. En effet, la forêt branche l’imagination sur un milieu mythique propre à inspirer des rêveries, des méditations. Ainsi, durant ses virées en forêt qui prennent de plus en plus de place dans la première partie du récit et deviennent toujours plus attirantes, le phénomène de la rêverie mélange la vie de Grange et celle de la forêt dans un même espace qualitatif. L’errance quotidienne du personnage est assimilée à un « voyage à travers la forêt cloîtrée par la brume [qui] pousse Grange peu à peu sur la pente de sa rêverie préférée [où] il lui semblait qu’il marchait dans cette forêt insolite comme dans sa propre vie ». Et Grange doit au terme de chaque excursion dans la forêt revenir à la maison-forte pour s’acquitter de son rôle de soldat, comme s’il était condamné à se rendre devant l’ordre du réel. Or, le balcon est le lieu-frontière qui fait communiquer les deux strates et qui stimule Grange, anime son désir de retourner dans la forêt. Le soir, « cette fenêtre ouverte sur la nuit du monde inquiétant » attire Grange, le fascine, l’oblige à répéter sa promenade nocturne. Par conséquent, il serait maladroit de vouloir faire d’Un balcon en forêt un récit fictif et merveilleux, ou réaliste et historique. La circulation de Grange entre deux strates, son tangage entre deux mondes, son mouvement du dedans de la maison-forte vers le dehors de la forêt, du dehors de la nature vers le dedans de la méditation intime, expriment une instabilité, une attirance vers l’extériorité, une mobilité essentielle qui le mène du réel vers le fictif et du fictif vers le réel.  

              Sur un premier plan de signification, le balcon constitue la frontière entre le monde réel de la guerre, habité par l’Histoire, et le monde de l’imaginaire, peuplé par les mythes et les légendes, forme aussi l’embrasure qui suscite les pérégrinations de Grange, et le point de chute, de retour au réel. Le balcon comme ouverture sur la forêt, comme lieu suspendu entre l’intérieur du fort et l’extérieur de la forêt est du même coup le point de fermeture du circuit dans lequel Grange est engagé, le lieu à partir duquel le mouvement peut se répéter. Le balcon symbolise cette « hétérotopie »[6], ce lieu non-statifié entre l’espace fermé, le « carré de l’équipage » traversé par des séries du discours, du réel, et l’espace ouvert de la forêt, pénétré par des séries d’images, d’éléments mouvants, par l’ordre du qualitatif. Le balcon représente, en tant que fenêtre sur la forêt, toit donnant sur l’espace du rêve, le lieu de révélation du désir de Grange. Sur un deuxième plan de signification, et pour aller plus loin avec l’idée d’ « hétérotopie », le balcon représente le lieu non-statifié par la temporalité de l’histoire, autrement dit l’ailleurs défini par le hors-temps. Au mouvement de la temporalité ordinaire qui se noue sur la première strate du récit et traduit la marche irréversible de la guerre, le quotidien de la drôle de guerre, s’opposent une temporalité paradoxale et immobile, un temps originaire auxquels participe Grange dans ses errances nocturnes et forestières. A la succession des saisons, du jour et de la nuit, un temps mythique et magique, sans mouvement se substitue et rythme l’existence nouvelle de Grange, accordée sur les dérives et les méditations dans la forêt. « Le temps faisait halte », surtout pendant la nuit où Grange accède aux instants privilégiés où le sentiment de l’existence est le plus vif. Le balcon devient en conséquence l’espace même de la forêt, un lieu de tranquillité où le présent monotone peut rejoindre le passé légendaire, le réel prosaïque le sacré, et de cette façon les errances de Grange l’ouvre à une forme de libération, l’affranchit d’une perception du temps et du réel stérilisée par l’absence d’imaginaire. Dans l’intimité de la forêt, en dehors du temps et de l’espace de l’Histoire, Grange fait l’expérience du ravissement comme existence suspendue, à la façon du balcon suspendu au-dessus du dehors, du champ de guerre. L’espace hétérotopique du balcon est donc une ouverture sur un nouvel ordre, sur une forme de sublime étrangère au régime de la mortalité, du temps historique.  

 

              Un balcon en forêt n’est ni un récit réaliste, ni un récit lyrico-onirique. Structuré par un mouvement d’oscillation entre différentes strates, le texte met en scène l’expérience d’une limite et d’un ravissement que représente le balcon. Faut-il toutefois en conclure que le balcon se réduit à une modalité de l’espace-temps, une modification qualitative propres à susciter des rêveries ?

 

                   La fuite hors du temps et de l’espace historiques, l’éclatement du réel sous la poussée de l’imaginaire s’accompagne de deux phénomènes parallèles. D’un côté, la dissolution lente de l’événement, la disparition de ses contours, la perte des repères, la fissure du découpage qu’opère la perception, et qui ne sont que l’effet de l’émerveillement, de l’éloignement du monde ; de l’autre, le rapprochement de la guerre, le retour de la laideur du réel, les signes de l’Histoire, qui sont coextensifs d’un temps irréversible. Alors que Grange dort, « sa main pendant de son lit au-dessus de la Meuse comme du bordage d’une barque : [et que] demain était déjà loin », la réalité de la guerre retourne à lui. Il ne reste plus à Grange qu’à sentir « dans l’air du matin une note aiguë d’urgence panique », qu’à être saisi par l’angoisse d’une sourde menace, être oppressé par une raréfaction de l’air, comme en témoignent les passages où des espaces clos tel « le carré de l’équipage » sourd une sensation d’enfermement renforcée par le bien-être et la libre respiration dans les errances forestières. Grange a donc besoin d’air, et comme l’indique son grade militaire, être « aspirant », soit avoir le titre d’élève-officier, signifie être en train d’aspirer, faire rentrer de l’air dans ses poumons, vivre d’un échange qualitatif avec l’extérieur ramené vers l’intérieur. Etre aspirant peut avoir aussi pour sens d’aspirer à quelque chose, de tendre vers un objectif. Aspirer, n’est-ce pas engranger l’invisible du dehors, et engranger n’est-ce pas « mettre en réserve un bien » ? Grange symbolise dans ce cas un personnage qui aspire à engranger des sensations du dehors évanescentes, qui tend à participer d’une vie qualitative dans l’espace de la forêt en échappant à l’existence bornée dans la société fermée. Le balcon représente le lieu frontière où l’on peut respirer, prendre de l’air frais en étant suspendu, ainsi que le champ d’errance où les êtres et les choses ne se partagent plus selon les exigences de la représentation, mais se répartissent à partir d’un champ d’immanence où règne la simple présence[7]. En tant que l’inspiration est souffle, que Grange symbolise ce désir de vivre, de palpiter, et que le balcon projeté sur la forêt est le lieu d’une ouverture perceptive et théorétique, le balcon est l’espace d’inspiration qui rend possible l’expérience lyrique.

              Dans ce hors-temps de la forêt où Grange retrouve sa respiration, une présence venue du fabuleux devient son second souffle, symbolise l’air dont il a besoin pour respirer. Pendant une nuit, dans la forêt, Grange rencontre Mona,  une jeune fille qui rapidement l’égare, le subjugue, et lui donne la clef d’un bonheur hors-temps et sensuel. Mona est l’image même de la fraîcheur, de l’insouciance, et Grange avoue « cette faim qu’il avait d’elle où il n’y avait jamais ni satiété, ni lassitude ». Souvent, Mona est assimilée à la vie propre de la forêt, au souffle qui anime l’espace de la rêverie, et inspire Grange, ce qui explique que Mona soit intégrée au paysage, comparée à « une herbe de repos », à une manne pleine de charmes. La forêt est la figuration mythique de l’anima, l’image archétypale de la féminité mythique, et Mona est la personnification, l’incarnation de la forêt comme lieu de l’enchantement et de l’inspiration. En tant que le balcon est une frontière et un temps suspendu, Mona est symboliquement pour Grange un balcon sur un présent édénique, un refuge pour le bonheur parce que le destin et l’Histoire n’atteignent pas Mona, « nette et claire comme un galet d’où se retire le torrent ». Assimilée à un élément naturel de la forêt, lisse, pleine de consistance, ne laissant aucune prise à ce qui pourrait l’emporter, Mona n’est pas prise par le torrent, par le devenir historique. Grange auprès de Mona peut échapper à la guerre, au tragique de l’Histoire, se livrer entièrement à l’instant présent, s’abîmer dans cette « image légère d’un caprice amoureux où rien ne pèse ». Mona est le balcon de Grange parce qu’elle le laisse dériver en elle comme dans une forêt, dans un univers riche et hétérogène. D’ailleurs, Mona se métamorphose sans cesse, figure à tour de rôle une enfant-fée,  une licorne, une fadette, une sorcière, représente une prairie, un cours d’eau, une roche, une pluie, une cascade, un dégel, un rayon de lumière, au point de constituer un monde mouvant à elle seule, une presqu’île à l’abri de l’Histoire où Grange peut s’abîmer, et remplacer le réel que ses errances fragmentait. Figure de l’Autre et image de l’étrangeté, de l’altérité de Grange, Mona élève Grange à l’amour, à l’enthousiasme amoureux. Avec Mona, Grange peut respirer de nouveau même si la guerre se fait de plus en plus présente, oppressante. Le court bonheur qui lui est offert participe d’une rencontre du quotidien de la relation amoureuse et de l’extraordinaire d’une vie ouverte sur le présent fabuleux et qualitatif. Mona symbolise donc le balcon redescendu sur terre, une terrasse sur le bonheur d’être-avec loin de l’Histoire.  

              Il ne serait pas totalement vrai pourtant de soutenir que Mona devient le seul monde à vivre pour Grange, qu’elle l’inspire, l’habite, le hante au point d’occulter toute autre réalité. Mona n’arrache pas Grange au monde, elle ne devient pas sa raison d’être, elle est trop légère, trop absente pour s’inscrire durablement dans l’existence de Grange. Une dialectique tragique porte au sein de toute chose, de tout phénomène, le germe d’une catastrophe, d’un malheur, comme si toute échappatoire n’était qu’une fausse promesse, un expédient pour tenter de vivre. De la même façon que les errances de Grange ont toujours pour point de chute la maison-forte, que la terre d’exil et de rêverie de la forêt peut se transformer en champ de guerre et faire apparaître la mort, la relation amoureuse avec Mona semble condamnée, source d’un danger inquiétant. Grange par exemple auprès de Mona sent « la journée basculer d’un coup au fond d’un puit noir, et une eau grise, froide, monter en lui dont il remu[e] le goût fade dans la bouche ». La relation atypique que Grange entretient avec Mona est vécue petit à petit comme un piège, une menace dont il doit se débarrasser pour pouvoir se sentir libre, pour pouvoir mieux respirer. Si le « lyrisme naît de la rencontre de l’amour et de la mort »[8], et parce que Mona incarne une expérience de l’amour indissociable de la mort, alors Grange fait l’expérience d’une forme de lyrisme érotique, d’un état lyrique voué à se corrompre. Associée à un « fardeau [qui] tout à coup plombe les jambes », Mona ne représente pas la libération, la découverte d’un ailleurs auxquels aspire Grange, elle n’est pas ce qu’il recherche. Mona a pourtant compté dans l’expérience que Grange a faite d’une autre temporalité, d’une attention portée sur les émotions, sur la splendeur de l’instant,  et il est bien précisé qu’ « il n’y avait eu de place que pour elle », mais l’approche de la guerre, le besoin de se retrouver seul avec soi-même, d’approfondir peut-être l’expérience du hors-temps et du hors-lieu, d’aller plus loin dans « la marge de l’inconnu »  l’amènent à demander le départ de Mona. Le double présent auquel Grange est dorénavant lié dans la solitude, présent atemporel renvoyant au passé de la genèse et du mythe, nourri des sensations, des méditations, du transport que suscitent la forêt, et présent historique d’une guerre se rapprochant qui ne renvoie qu’à l’absence de tout avenir, se comprend comme un mode de respiration, un acte double d’aspiration de l’air, de la vie (mouvement vers le réel intérieur), et de rejet, de perte du bien engrangé (mouvement vers le réel extérieur). En un sens, le balcon est devenu intérieur, il symbolise l’espace intime, alors que le réel de la guerre ne semble plus pouvoir aménager un tel espace de paix.

 

              Le balcon peut se concevoir comme le lieu symbolique et lyrique où la respiration se fait plus facilement, où l’inspiration et l’évasion sont rendues possible par l’errance, il est aussi le refuge hors-monde de la relation amoureuse, le souffle et le bien-être que Mona apporte à Grange. Pourtant, la fuite n’est que temporaire, tout asile se transforme en espace clos, et Grange semble toujours aspiré vers un lointain qu’il n’atteint pas. Qu’attend donc Grange ni en danger, ni à l’abri dans la maison-forte ?

 

                   Un balcon en forêt est apparu bien moins comme un récit de guerre classique que comme un récit initiatique, un parcours et une libération d’un personnage de plus en plus sensible au monde des sens, des sensations, absorbé par un ailleurs découvert dans l’ici de la forêt et de la relation à la femme. Une dimension du récit  a été du même coup assez peu mise en avant, celle de la claustration, et du sentiment qui lui est coextensif, l’angoisse. Dès le début du récit, lorsque Grange fait une tournée d’inspection dans la maison-forte, « une impression de réclusion » met mal à l’aide,  comme si le blockhaus était un « bloc étanche », et le champ lexical de l’enfermement confirme ce sentiment, avec les mots « soudé », « corseté », « cerné », « verrouillé ». La forêt aussi devient angoissante, prend des allures d’espace clos, elle est « cloîtrée par la brume », associée à une « île de clair-obscur et de calme alentour [qui] devenait vénéneuse ». En plus de cette impression de resserrement de l’espace, d’emprisonnement, Grange se sent pris comme dans une nasse, dépassée par des conflits entre nations qu’il ne peut ni comprendre ni changer. Devant l’angoisse de la claustration, il n’est qu’une réaction possible : essayer de voir au dehors. Devant le vide qui se fait jour au dehors, il ne reste qu’une solution : attendre. Le balcon est en ce sens un lieu de guet, pas seulement l’endroit où les soldats ont pour mission d’observer les mouvements de l’ennemi, mais plus profondément une zone d’attente, un espace d’espoir. A l’aube du 13 mai, domine « une attente pure qui n’était pas de ce monde, le regard d’un œil entr’ouvert, où flottait vaguement une signification intelligible », et l’on pourrait soutenir que rendu à son état le plus authentique, le plus nu par l’angoisse[9] qui le saisit, Grange accomplit l’activité originelle de regarder/attendre. Grange porte son regard au loin dans le même mouvement qui le fait espérer, et croire. Ici, la question n’est pas de savoir ce qu’espère Grange, et en quoi il croit. L’activité du regard est la source même de l’espoir et du sacré, le balcon l’espace sacré du templum où l’essence de l’homme s’accomplit dans le regard sur l’être, et dans l’espoir de voir l’inconnu.  

              Pour comprendre les raisons qui poussent Grange à rester à la maison-forte, à demeurer dans un lieu condamné au moment où son supérieur lui propose un autre poste plus sûr, il faut se demander ce qu’attend Grange alors qu’il a déjà deviné ce qui l’attend. Un balcon en forêt peut se lire comme l’expérience de l’attente et l’attente d’un destin. L’attente de Grange est d’ailleurs tant réduite à sa plus simple expression, que l’attente est tout le long du récit toujours plus « pure et aveugle », sans nul horizon se dévoilant. L’attente tournée vers elle-même ne provoque aucun grand destin, à moins que le destin ordinaire ne donne aucun contenu à l’attente de Grange. Ce qui reste frappant au terme des errances de Grange, de la découverte qu’il fait d’un autre temps, d’un autre monde possible surgi de l’imaginaire, c’est que « rien n’avait pris corps, le monde restait évasif ». Jean Bellemin-Noël caractérise le paradoxe du récit, et dit de Grange qu’il se hisse « au comble du bien-être puisque rien ne fait obstacle, au comble de l’angoisse puisque rien ne donne appui »[10] . L’analyse est pertinente parce qu’elle décrit bien le passage du bonheur dans l’errance de la première partie du récit à l’égarement devant la guerre dans la seconde. Toutefois, Jean Bellemin-Noël met trop l’accent sur l’angoisse comme sentiment de mal-être devant l’inconsistance des choses et des êtres. Or, il a été vu que Grange modifiait sa perception, que le découpage du réel se disloquait lors de l’expérience de sa vie nocturne, de ses rêveries et de sa découverte d’une autre temporalité. Le bien-être participait donc d’une certaine manière de la perte d’appui, de l’enivrement dans la fuite des choses, et l’angoisse naît dans cette optique bien plus de l’appréhension de la mort, du néant qui enveloppe toute chose et sur quoi aboutit le récit. « Rien n’a pris corps » en dépit des expériences qualitatives de Grange parce que l’attente n’a pas trouvé son objet, parce que le destin s’est bien accompli sans s’accompagner de l’accomplissement de Grange. Après un long parcours et un ensorcelant voyage, « il n’y avait que cette sensation bizarre de chute libre », et qui est la chute du balcon, la chute originelle dans  l’existence la plus vide parce qu’abîmée par le néant. Le balcon symbolise donc, d’un point de vue métaphysique, la promesse d’une chute et d’un désastre, un retour à l’origine comme néant. A la manière de la descente d’Orphée, l’attente de Grange correspond au désir de voir la mort, de se perdre dans l’Autre.

              Comme on l’a vu, Grange reste rivé à la lisière du pays, et du blockhaus l’échancrure qui se découpe dans la forêt par l’allée à son sommet indique la frontière entre le pays du connu et la contrée de l’inconnu. Ce qui fascine et retient Grange réside en partie dans le mystère qui niche derrière le voile de la forêt, et dans la volonté de tenter la destinée, d’aller jusqu’au bout d’une tragédie pressentie. La fin du récit lève toutefois le voile sur le secret de la forêt et du destin qu’attend et appréhende Grange. Alors que la maison-forte se fait canonner une seule et unique fois, que la façade du blockhaus s’évanouit sous la force de l’impact, que dans une certaine mesure une ouverture est faite qui libère les hommes de l’espace d’enfermement du blockhaus, Grange et les quelques soldats sous son commandement n’ont pas d’autre solution que de passer par le souterrain d’évacuation, et qui se faufile sous la forêt. Dès le début du récit, le toit comme balcon suspendu dans les airs symbolisait la paix et le hors champ de l’histoire, la forêt et le sol le champ de guerre et la mort. Or, pendant tout le récit Grange fuit sans cesse l’ordre de l’histoire, le sol de la guerre, et se livre aux méditations, aux rêveries qui l’orientent vers les hauteurs, vers un nouveau monde qualitatif et spirituel. Attendant dans le même mouvement son destin, l’œil entr’ouvert sur cette région que dissimule la forêt, Grange ne rencontre rien d’inconnu, et doit redescendre de son balcon suspendu pour s’enterrer et être comme digéré par les entrailles de la forêt. Une fois le balcon détruit, la réalité du destin se montre à Grange, et nulle vision ne s’offre à son regard, aucun accomplissement, aucun espoir de trouver autre chose que la mort. Après les nuées visibles du balcons, les fumées et les gravats de l’explosion, après l’air libre et la fraîcheur de la forêt, la poussière épaisse qui aveugle et empêche de respirer sous la terre. Lorsque Grange finit d’attendre, donc d’espérer, et qu’il perd tout, il se réfugie dans la maison de Mona. Ainsi, après avoir vécu et respiré un peu sur le bacon, Grange rentre dans sa chambre, s’enferme, et s’endort, comme pour raccrocher le temps de la rêverie auquel il s’est ouvert.

 

 

                   Un balcon en forêt est un récit riche et complexe qui oscille de façon adroite entre réel et fiction pour proposer un itinéraire, un circuit fermé où le personnage principal s’engage la nuit sur les sentiers du rêve pour retomber le jour sur la monotonie du réel et de la guerre. Grange fait ainsi l’expérience lyrique d’un temps fabuleux, anhistorique, en suspens qui s’oppose au temps de l’Histoire. Le balcon constitue dans cette perspective la possibilité d’un décrochage du monde, d’une fuite de la guerre. Toit surplombant la forêt, le balcon s’assimile à la vie de la forêt, et par conséquent à la figure de la féminité que symbolisent la forêt et la nuit, et qu’incarne Mona, jeune fille et amante de Grange. Le balcon est le lieu où Grange se redécouvre dans un nouveau rapport à soi, s’ouvre à la nature et à l’amour, est traversé par un enthousiasme qui lui rend vie. En ce sens, l’espace lyrique peut se définir comme un lieu d’intensification qualitative et vitale, comme l’emplacement d’une réindividuation dans l’altérité de la nature, de l’amour et de la mort.  Pourtant, si la forêt comme Mona permettent à Grange de trouver une seconde respiration, une angoisse sourde s’attache à Grange, l’obligeant à quitter Mona, à rester en attente de son destin, le condamnant à espérer. Avec le bombardement de la maison-forte, le retour du réel, l’arrivée de la guerre, avec la disparition de tout balcon, Grange est mis devant le néant, et prend possession de son destin en même temps qu’il est mis face à la mort. Le balcon représente par conséquent une ouverture, mais provisoire, sur l’ailleurs, et l’espace espéré du sacré. La fin du récit montre surtout que le balcon symbolise l’espoir originel auquel ne répond qu’une impossibilité. L’expérience lyrique se confond donc avec l’expérience du désastre, de l’effondrement, et de la perte. Dans Un Balcon en forêt, Julien Gracq semble nous dire que le réel demeure le bourreau du sublime auquel nous élève la poésie.

 Fabio Fusco



[1] In Les Lettres françaises, 18-24 septembre, par Wurmser.

[2] In Le Figaro littéraire, 6 septembre, par André Rousseau.

[3] Chez Plotin par exemple, le « theorein » est assimilé à un désir d’observer, de se transformer soi-même en participant du contemplé. Dans « De la nature, de la contemplation et de l'Un » de la troisième Ennéade, Plotin explique que « tous désirent contempler », et que l’activité théorétique vise la production moins d’un savoir que d’une extase.

[4] In Du lyrisme, « incertitudes d’un néologisme », de Jean-Michel Maulpoix, p. 23 (en lisant en écrivant/ José Corti).  

[5] In le Figaro, 3 septembre.

[6] In  « Des espaces autres », Dits et écrits II, p. 1575, de Michel Foucault.

[7] Il pourrait être intéressant d’appréhender la question de la forêt à partir des analyses deleuziennes de la distribution nomade dans Différence et répétition.

[8] Jean-Michel Maulpoix, dans Du lyrisme, « Le chant d’Orphée », p. 301.

[9] Il est bon de rappeler qu’au moment où Un balcon en forêt est écrit, Heidegger commence à être connu en France, surtout pour Etre et temps où est opérée une revalorisation de l’affectivité. Le sentiment de l’angoisse est alors conçu comme l’affect qui dévoile au dasein son être-pour-la-mort, et l’ouvre à son être le plus authentique. Il serait intéressant de travailler sur les liens entre la question de l’angoisse et de la mort chez Heidegger et chez Gracq. 

[10] In Une ballade en galère avec Julien Gracq.