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Verlaine et Rimbaud



Sommaire général


Sur la poésie :

Définir la poésie...

De la mélancolie...


Quelques poètes :

Baudelaire

Rimbaud

Mallarmé

Bonnefoy

Jaccottet

Deguy


Adieux au poème de Jean-Michel Maulpoix, aux éditions José Corti


La Poésie malgré tout, au Mercure de France


 

 

 

 

 

 

La main frêle du diable

 

Observations à propos d’un poème

 

Nous connaissons les mains d’Arthur Rimbaud. Son vieil ami Ernest Delahaye les a décrites « fortes et rouges », tandis que dans son célèbre Coin de table de 1872, Henri Fantin-Latour, a peint la gauche, sombre, épaisse, presque gonflée, pliée sous le menton du jeune ardennais arrivé depuis peu à Paris. On l’a souvent répété : les mains d’Arthur Rimbaud sont des mains de paysan, faites pour la charrue autant que pour la plume. Mais le poète rejette violemment l’un et l’autre de ces instruments : il revendique son oisiveté et sa « paresse ». Souvenons-nous de « Mauvais sang » :

J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue – Quel siècle à mains ! – Je n’aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. »[1]

Rimbaud ne sera pas de ceux qui tirent à la ligne pour donner aux journaux des pages, et sûrement pas un grand travailleur de la poésie… C’est d’ailleurs par des copies venues de Verlaine que nous connaissons nombre de ses poèmes. En les recopiant, les mains de Verlaine auraient ainsi sauvé de l’oubli des poèmes tels que  « Les Assis », « Tête de faune », « Les Douaniers », « Les premières Communions », ou « Le bateau ivre » dont il semble que d’autres mains, celles de Mathilde Mauté, aient détruit les originaux découverts parmi les papiers de son mari…

Si je commence ainsi par évoquer quelques jeux de mains, c’est pour rappeler  que l’œuvre poétique résulte d’un étrange artisanat et qu’elle suppose une main « experte en coupes et en sutures »[2]. « L’organe du langage, c’est la main » affirme Valère Novarina dans son essai Devant la parole[3]. La main d’un poète détermine son toucher singulier de la langue, le son qu’il lui fait rendre comme à un instrument de musique, aussi bien que sa tenue, sa capacité et sa poigne : la quantité de sens qu’elle est à même de contenir et d’empoigner…

Étrangement, le  tableau de Fantin-Latour nous montre  les mains de Verlaine presque aussi blanches que la nappe sur laquelle elles sont posées. Aussi pâles que son imaginaire, serait-on tenté de dire, puisque l’œuvre du poète nous les laisse entrevoir plus nerveuses et grêles que fortes et solides…

Symboliquement, la main à plume de Paul Verlaine pourrait être une main féminine à la fois fragile et cruelle, telles les « deux mains blanches » qui menacent dans « Green » de déchirer le cœur de l’amant prodigue, ou telle « la main frêle » qui baise le piano dans la cinquième « Ariette oubliée »…

S’en tenir à cette imagerie féminine un peu simpliste conduirait toutefois à caricaturer la poétique verlainienne, en négligeant ce qu’elle suppose de violence, de discordance, mais également de mascarade, d’habileté, voire de technicité retorse.

En matière de main verlainienne, il me semble que c’est Mallarmé qui a vu le plus juste. Il écrivait en effet ces lignes le 19 décembre 1884 à Verlaine pour le remercier de lui avoir envoyé Jadis et Naguère :

 Lu, relu et su : le livre est refermé dans mon esprit, inoubliable. Presque toujours un chef-d’œuvre, et troublant comme une œuvre aussi de démon. Qui se serait imaginé il y a quelques années qu’il y avait cela encore dans le vers français! Je vois: au lieu de faire dans sa plénitude vibrer la corde de toute la force du doigt, vous la caressez avec l’ongle (fourchu même pour la griffer doublement) avec une allègre furie; et semblant à peine toucher, vous l’effleurez à mort!

Mais c’est l’air ingénu dont vous vous parez, pour accomplir ce délicieux sacrilège; et, devant le mariage savant de vos dissonances, dire: ce n’est que cela, après tout! [4] 

C’est ainsi à l’image d’une étrange main musicienne, redoutablement experte, à la fois frêle et pourvue des ongles fourchus du diable, que je m’arrêterai pour conduire une série de remarques à propos de la cinquième « Ariette oubliée » où la technicité et la virtuosité le disputent à une feinte naïveté.

 

  • « L’œil double » du poème

Premier élément surprenant pour le lecteur qui découvre ce texte : sa composition en deux sizains symétriques de décasyllabes qui s’avèrent au plan syntaxique et au plan rythmique totalement divergents.

Composé d’une seule phrase complexe et sinueuse, le premier sizain manifeste le charme (le mot « charmant » est dans le texte) insidieux exercé par la musique, tandis que le second vient secouer cette torpeur par une triple rafale de questions dont on voit bien qu’elles répondent au souci de marquer jusque dans la typographie (puisqu’un poème est aussi un morceau découpé de langue assuré d’une visibilité singulière) par la répétition anaphorique de l’occlusive Q à l’initiale, la réaction brusque du sujet qui se rebiffe.

Chacun des deux sizains décrit un itinéraire : le premier conduit de la « main frêle » jusqu’à « Elle » (d’une désignation métonymique de la femme à une désignation sublimée par la Majuscule) en traversant au vol un boudoir parfumé, tandis que le second mène du berceau au petit jardin : d’un enfermement passé à une évasion prochaine. Chacun des deux sizains reprend donc à sa façon le motif du vol : une musique-oiseau rôde à travers la pièce dans la première strophe avant de s’en échapper dans la deuxième. En son ensemble, la trajectoire dessinée par les deux strophes mène du piano à la fenêtre

Je perçois dans cette composition en deux temps opposés la marque même du singulier positionnement du sujet lyrique verlainien, partagé entre abandon et résistance, comme entre rester et partir, et tirant une dramaturgie poétique particulière de ce mouvement d’escarpolette si familier à sa psychologie et à son écriture. Nous sommes ici en présence de ce que le poète lui-même désigne comme « une espèce d’œil double / Où tremblote à travers un jour trouble, / L’ariette, hélas ! de toutes lyres ! »[5] En jouant un instant sur les mots, je dirais que le sujet lyrique voit double, curieusement grisé de musique et de tristesse, et qu’il lui faut opérer un effort de mise au point « à travers un jour trouble » : c’est ce qu’accomplit – ou ce que paraît vouloir accomplir –  la deuxième strophe…

Il y a ainsi, dans ce court poème comme deux modes d’existence successifs de la subjectivité et de son expression lyrique : dans les deux cas, le sentiment est tenu à distance, soit par une extrême médiatisation (le flottement d’un air de musique assimilé à un parfum dans un boudoir), soit en faisant l’objet d’un questionnement critique insistant.

Plus précisément, la lyrique ne peut ici se contenter d’exprimer le sentiment, il faut qu’elle l’interroge, l’examine et se retourne contre lui. D’ailleurs, bien plus qu’un sentiment à proprement parler, de peine ou de mélancolie – comme c’était le cas aux temps romantiques –  c’est ici le vague et l’ineffable de la musique que la poésie affronte, autrement difficile à dire ou à suggérer. C’est contre ce à quoi elle (c’est-à-dire aussi bien la langue) avait naguère habitude de céder comme à un philtre amoureux ou à un narcotique puissant que la poésie se retourne. Il semble qu’elle se rebelle contre l’état psychique qui lui est le plus familier, voire contre sa nourriture préférée : la tristesse. Et c’est ainsi la lyrique même qui se secoue de l’intérieur, manifestant une intime discorde propice à la mise en œuvre d’une écriture nouvelle.

Exclusion, puis ré-intrusion du sujet, tel serait le scénario auquel donne à assister ce poème, puisque dans le premier sizain n’existe que le reste ou le zeste d’une présence féminine, tandis que dans le second le « je » intervient bruyamment. Après le temps de Mathilde, voici le temps de Paul…

 

  • Sexes et genres

Ma deuxième remarque porte sur le jeu des sexes ou des genres dans le poème.

On sait que le piano évoque ici l’univers de Mathilde Mauté, la jeune épouse de Verlaine, dont la mère, Madame Mauté de Fleurville, était une pianiste de talent. La scène renvoie donc à la rue Nicolet , dans le XVIIe arrondissement, là où Madame Mauté avait son appartement. Il importe peu de savoir qui joue du piano dans ce poème : est-ce Mathilde ou sa mère ? La question est totalement dépourvue d’importance, même si le simple fait qu’elle puisse être posée met déjà en lumière le flou et les ambiguïtés auquel se plaît ce poème.

Que dit, ou que montre, en effet, le texte ? Non pas une femme qui joue du piano, mais une main. Une main frêle qui joue seule, comme fantastiquement dépourvue de corps. Une main sans personne…

Si la présence et le charme ici évoqués sont ceux de Mathilde, c’est à la manière d’une absente que celle-ci nous apparaît. D’abord par ce que l’on pourrait désigner comme une (possible) double réduction métonymique : de la fille à sa mère et de cette mère pianiste à sa main. Puis par la conversion de l’être même en musique et en parfum. En même temps qu’elle y insiste, la présence de Mathilde se dissout dans le poème. Aussi, à proprement parler, assistons-nous ici à une évanescence : une présence, une réalité s’amoindrit et finit par disparaître. La scène d’intérieur est crépusculaire : soir « rose et gris », vague luisance sombre de l’instrument, musique « bien faible » : c’est une scène élégiaque de fin d’amour…

L’emprise insidieuse ici exercée l’est par une absente, voire par ce qu’elle a résiduellement laissé derrière elle en quittant la pièce (ou la vie de Verlaine) : un parfum qui flotte dans l’air, un vieil air de musique qui hante la mémoire, un « Chant », puisque tel est finalement le terme qui identifie le mieux Mathilde dans ce poème. Doté d’une inattendue majuscule, ce mot fait graphiquement écho au pronom Elle, lui aussi pourvu au vers 6 d’une majuscule. Il suppose l’alliance de la voix et de la musique, et donc une présence humaine, et il rappelle également d’autres textes, tels « Child Wife » ou bien la onzième pièce de La Bonne chanson, où Verlaine évoque directement le chant de Mathilde et « les notes d’or de sa voix tendre »[6].

Mais quelle est donc la composition de ce Chant ? En quoi consiste ce philtre étrange qui agit puissamment sur le sujet avant que celui-ci ne secoue sa torpeur afin de s’en dégager. ?

C’est, nous dit le texte, un bien singulier mélange d’enfance et de vieillerie, de faiblesse et d’incertitude, d’amour et de lassitude. C’est un mouvement d’escarpolette « balançant jeunes et vieilles heures » comme le disait l’ariette n°II. Autant dire un indémêlable mélange de causes et d’effets où la régression vers l’enfance se mélange à la séduction amoureuse et où donc le sujet se trouve comme ensorcelé, enchaîné à un univers dépourvu de toute substance, réduit à une surenchère de qualitatif pur (« un air bien vieux, bien faible et bien charmant ». Le philtre musical amoureux dont semble user Mathilde est un usage charmant du vieux, le charme du désuet invitant à la régression…Il tient du chant des sirènes, puisqu’il dorlote, captive et annihile momentanément la volonté.

Ce philtre, que diffuse la musique, est le produit de la main frêle. Si fragile soit-elle, cette main exerce un pouvoir. Comme le dit la deuxième strophe, elle est dotée d’une volonté qui menace l’autonomie du sujet et semble vouloir le contraindre.

A travers cette main musicienne la présence féminine règne sur le poème et s’y diffuse en affectant aussi bien la couleur du soir « rose et gris » que la nature ou la tonalité même de la musique (« bruit d’aile » où s’entend le bruit d’elle, berceau, chant badin…), ou encore le parfum qui continue de flotter dans le boudoir.

Dans cette scène, le masculin est réduit à la luisance sombre du piano. Le lui qui répond au elle est celui de cet instrument sur lequel elle joue : le piano qui luit, c’est lui, Verlaine. C’est lui le sombre saturnien qu’elle baise, dans les trois sens du terme : figuré (toucher délicat des doigts sur le clavier), érotique et précieux (geste amoureux) ou ironique et graveleux (il est la victime d’une volonté sournoise, d’une manipulation psychologique). Ce que le poème évoque, c’est lui baisé et pris par elle, lui encore épris d’elle, et s’efforçant de se déprendre… ainsi que le répètent la plupart des autres ariettes…

Et voici qu’une fois de plus le sujet lyrique se réduit au statut d’instrument à cordes ‑ ce qui n’est en rien une nouveauté, puisque depuis les temps les plus reculés la lyre et le poète ne font qu’un ! Encore cette assimilation est-elle ici bien discrète (comme l’air même que joue le piano), ni allégorique, ni déclarée, mais suggérée seulement et dissimulée dans les plis du poème. Le jeu des identifications se complique du fait que les situations ou attributions sont délibérément confuses : Le sujet lyrique est à la fois celui qui écoute la musique et l’instrument dont elle provient, voire l’air même que le piano diffuse et qui paraît vouloir s’enfuir par la fenêtre à la façon fugueuse du poète…

Mais si l’on pousse un peu plus loin l’assimilation, ce sera pour déduire qu’elle (Mathilde) joue de lui (Paul), ou qu’elle a joué de lui. Instrument ou marionnette, Paul est une espèce de jouet entre les mains de Mathilde. N’est-ce pas ce que répète, par jeu, la rime de la première strophe : elle ment, elle ment, ment-elle ?

En poursuivant dans cette voie, comment ne pas observer encore que ce que produit la main est « un »  air bien vieux, un berceau, un chant incertain, un fin refrain, c’est-à-dire une succession d’instances masculines en lieu et place de « la » musique. Avec insistance, c’est du masculin fragilisé que paraît produire la main frêle. Au plan phonétique, une série en ê [e] caractérise le féminin, et une série en in [e] caractérise le masculin. Mais l’une et l’autre s’entrecroisent si intimement qu’elles en deviennent interchangeables. C’est dire que ce que la main fait littéralement sortir du piano c’est du masculin-féminin : j’appellerais cela de l’intime affecté par elle. Autant dire de la confusion. N ’est-ce pas précisément ce que le poème cherche à dire : la défaillance de l’identité, la perte des repères et des contours ?

Dans la deuxième strophe, on observera qu’il ne subsiste que du masculin au moment ou le MOI du sujet lyrique fait son apparition et où la tentation de la fuite se laisse entrevoir. Si Lui est pris par elle, le « fin refrain incertain / Qui va tantôt mourir vers la fenêtre » c’est Lui qui cherche à fuir ou c’est son amour qui cherche la sortie comme un oiseau en cage…

 

  • Temps et musique

Ces observations en induisent une troisième relative au jeu des temps. Si la première strophe est dominée par la simultanéité des actions ou des états marquant la diffusion de la musique dans l’espace, la deuxième fait se succéder rapidement le présent indicatif (« qu’est-ce que c’est ? ») ou conditionnel «(« Que voudrais-tu ? »), le passé (« Qu’as-tu voulu ? ») et l’expression du futur (« Qui vas tantôt »). Ainsi la scène se trouve-t-elle dramatisée en même temps que se voit évoquée en filigrane la relation amoureuse en voie d’épuisement du poète à Mathilde conduisant à la fuite. C ’est ainsi comme le condensé temporel d’une histoire d’amour qui nous est livré à travers la trajectoire même de la musique. Et comme cette histoire même n’est ni bien vivante ni véritablement achevée, il semble qu’elle trouve dans le temps ailé ou flottant de la musique un temps à sa convenance.

Encore convient-il d’observer que lors du passage de la première à la deuxième strophe c’est le tempo du sujet, tout autrement agité, qui succède au temps suspendu de la musique. Comme à la modulation lente (allongement de la diérèse – le pi.a.no – , à la métathèse  rose et gris– , aux adverbes lourds posés à la rime ou répétés sur un rythme ternaire (bien), succède un staccato momentanément agressif puis résorbé à son tour dans l’enjambement des deux derniers vers.

Il me faut ici ouvrir une parenthèse afin d’introduire une remarque. En privilégiant, comme je l’ai fait dans la première partie de mon intervention, l’opposition en deux massifs structurellement constitutive du texte, je ne peux éviter d’entendre dans le « berceau soudain » du vers 7, non pas, comme d’autres, une espèce d’oxymore, mais un hypallage. Verlaine applique au berceau (à la berceuse) le caractère de soudaineté qui est en vérité celui de son brusque réveil, la véhémence de son questionnement.

L’effet de la berceuse ne peut être soudain, puisqu’elle « dorlote » « lentement ». La soudaineté ne peut être que celle de la réaction : l’introduction d’une discordance dans le chant qui en brise la puissance narcotique.

Corrélativement, l’un des intérêts majeurs de ce texte est de constituer un « discours » de poète sur la musique et sur son pouvoir singulier. Sans doute convient-il, en lisant ce poème, d’anticiper un peu sur le premier vers de l’Art poétique « De la musique avant toute chose ». N’est-ce pas ici la question d’une prééminence, ou d’une prépondérance qui est posée ? La question de la prééminence de la musique sur le langage ?

Dramatisée par la constitution du texte en deux massifs opposés, aussi bien que par le jeu amoureux qu’il évoque, ce poème met en perspective à sa manière l’hésitation ou le conflit du son et du sens. La donnée musicale domine le premier sizain, la question du sens est posée le second. Ce sont là comme deux logiques qui s’affrontent intérieurement à l’écriture poétique : l’une qui tend vers l’étourdissement de l’esprit, l’autre qui marque son éveil ou son réveil. Entre engourdissement et questionnement, comme entre la voix des Sirènes qui déroute et qui fait dévier et la voix de la conscience.

Une certaine idée du vouloir est en jeu dans la musique. C ’est ici la volonté de Mathilde, portée ou médiatisée par la musique, et la volonté de Verlaine qui s’affrontent symboliquement, le temps de ce petit concert crépusculaire aux allures de dispute conjugale…

 

  • Conclusion : un lyrisme étouffé ?

Si le sujet humain et sa volonté sont solubles dans la musique, il me semble opportun d’observer ici pour conclure combien la discordance et l’interrogation (réunies dans l’attaque brusque du vers 7) constituent une forme de résistance à cette dissolution dont la menace est par ailleurs savamment entretenue par le poète lui-même : par synesthésie, la musique est devenu parfum…

Là où le romantisme privilégiait un dialogue dramatique où se donnait à entendre la confrontation directe du sujet humain avec des objets sublimes, Verlaine donne à entendre la quasi-confusion du sujet et de l’objet. Il fond le dedans et le dehors dans une même « impression vague ». I s’approche tout près de l’amorphe et du chaotique, pour y échapper in extremis par de brusques discordances

Là où la recherche de la puissance lyrique irait de pair avec l’affirmation de la couleur, Verlaine se plaît aux tonalités fades et vagues. Il s’installe résolument dans un crépuscule qui dure, voire dans ce moment symétrique de l’aube, cette heure grise où l’astre a disparu sans que la nuit soit encore complètement tombée : au-delà donc de l’hémorragique couchant baudelairien où l’astre romantique était encore visible)

Là où la recherche de la puissance lyrique supposerait une grande variété lexicale et métaphorique, Verlaine impose une étonnante réduction d’univers. Il nous installe dans un monde étriqué, composé tout au plus d’une chambre et d’un « petit jardin ». Mieux, il réduit le réel à l’état de stéréotype en réduisant significativement le nombre des éléments qui le composent. La réitération des mêmes mots, de poème en poème (« épeure », « petit jardin »…) comme le possible salut adressé à un hypotexte nervalien, constitue en stéréotype ce monde lyrique où l’ariette serait ce qu’il reste d’un Chant et d’un souffle à présent étouffés.



[1] Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une saison en enfer.

[2] Paul Valéry, Discours aux chirurgiens, Variété, Œuvres complètes, TI, p. 918.

[3] Valère Novarina, Devant la parole, éd. P.O.L, 1999, p.62.

[4] Mallarmé, Lettre à Verlaine du 19 décembre 1884, Correspondance, Lettres sur la poésie, Folio, p. 573.

[5] Ariette n°II.

[6] Œuvres  poétiques, La Pléiade, p.149.