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LA DOUCEUR SUBVERSIVE D'ANDREA ZANZOTTO


Andrea Zanzotto, La Beauté, traduit de l'italien par Philippe Di Meo (édition bilingue), préface d'Eugenio Montale, éd. Maurice Nadeau, 192 pages, 150 FF (22,87 euros)
par Bernard Simeone

Cet article paraîtra paraîtra en février, sous forme imprimée, dans le supplément "Bücher/Livres" du"Tageblatt" à Luxembourg. Nous remercions l'auteur et l'éditeur d'avoir aurtorisé cette pré-publication.

***  

Dans l'œuvre du grand poète Andrea Zanzotto, né en 1921 à Pieve di Soligo, en Vénétie, on peut - et l'on doit sans doute - présenter La Beauté (La Beltà) comme un recueil central, mais encore convient-il de définir le mot "centre " dans l'univers d'un auteur qui apparaît désormais comme à la fois le plus séduisant et le plus difficile de ceux qui vinrent après Ungaretti et Montale dans la très riche Italie poétique du XXe siècle : au moment où la totalité de ses poèmes et un large choix de ses proses connaissent en langue originale, dans la prestigieuse collection "I Meridiani"1 - équivalent de la Pléiade -, leur troisième réédition en un an, il faut insister sur cette notion de " centre " pour relativiser l'image, plutôt convenue, d'un Zanzotto poète de la déconstruction et de l'expérimentation linguistique tous azimuts, ayant lu Lacan autant que Pétrarque et surtout Hölderlin. En réalité, depuis son premier recueil Derrière le paysage, paru en 1951 et qui dialoguait avec le courant hermétique (Luzi, Bigongiari, les poèmes de jeunesse de Sereni), Zanzotto est en quête d'un ancrage crédible pour la langue, d'un pacte nouveau entre la poésie et le monde, après le deuil de l'orphisme et le vertige des signifiants. Il n'est pas un expérimentateur impénitent, mais un poète profond dont la douceur subvertit le langage de façon bien plus radicale que les mots d'ordre avant-gardistes.

La Beltà, qui date de 1968 - et que Philippe Di Meo nous propose dans une traduction remarquable par le naturel auquel son raffinement et sa rigueur linguistique aboutissent - correspond à une crise majeure dans le rapport du poète au paysage, au monde visible, à la tradition poétique et philosophique européenne et, antérieurement à tout cela, au langage lui-même, dans son existence voire sa simple possibilité.

Pour utiliser des termes fort prisés dans les années 70, on pourrait dire, bien sûr, que La Beauté est un des livres essentiels où s'est produite la rupture du lien entre signifiant et signifié, mais il est plus important de souligner que ce recueil complexe, et pourtant si simple en même temps, est d'abord un voyage à rebours : du désastre moderne d'un monde qui exclut la poésie, Zanzotto remonte vers le langage antérieur au concept, vers le babil enfantin que le dialecte de Vénétie nomme petèl, vers tout ce qui, dans la culture occidentale, pourrait avoir survécu à la mort de la sublime Beauté. Il existe en italien deux mots pour désigner celle-ci : bellezza, qui est un terme courant, et beltà, inscrit dans une tradition littéraire qui va de Pétrarque à Leopardi. Philippe Di Meo a choisi, judicieusement, de traduire avec une majuscule le second terme, avec une minuscule le premier. Dans la tension entre cette Beauté désormais interdite, vidée de son sens par les convulsions de l'histoire et de la pensée modernes, et les fragiles promesses de plus humble beauté que recèle un autre usage de la langue, Zanzotto a écrit un livre qui, au moment même où il semble déserté par le sens, dit encore la vocation d'habiter humainement la terre.

Les répétitions, les nombreux néologismes, les emprunts au dialecte, les balbutiements et mutismes soudains, ne sont pas, ici, de simples instruments, mais les formes d'une errance angoissée, rêveuse, vécue avec une constante sincérité.

Le pari de Maurice Nadeau, à qui l'on doit la courageuse entreprise d'éditer pour la troisième fois, en langue française, un livre de Zanzotto, est que cette sincérité, cette candeur préservée jusque dans la quête la plus aride, sauront toucher un public suffisamment sensible pour dépasser les difficultés d'une poésie en réalité tout autre qu'intellectuelle. Un pari qui vaut la peine en ces temps d'appauvrissement de la langue chez tant d'écrivains prétendus.

 

© Bernard Simeone