Cet article paraîtra
paraîtra en février, sous forme
imprimée, dans le supplément
"Bücher/Livres" du"Tageblatt" à Luxembourg.
Nous remercions l'auteur et l'éditeur d'avoir
aurtorisé cette pré-publication. Dans
l'uvre du grand poète Andrea Zanzotto,
né en 1921 à Pieve di Soligo, en
Vénétie, on peut - et l'on doit sans doute
- présenter La Beauté (La
Beltà) comme un recueil central, mais encore
convient-il de définir le mot "centre " dans
l'univers d'un auteur qui apparaît désormais
comme à la fois le plus séduisant et le
plus difficile de ceux qui vinrent après Ungaretti
et Montale dans la très riche Italie
poétique du XXe siècle : au moment
où la totalité de ses poèmes et un
large choix de ses proses connaissent en langue
originale, dans la prestigieuse collection "I Meridiani"1
- équivalent de la Pléiade -, leur
troisième réédition en un an, il
faut insister sur cette notion de " centre " pour
relativiser l'image, plutôt convenue, d'un Zanzotto
poète de la déconstruction et de
l'expérimentation linguistique tous azimuts, ayant
lu Lacan autant que Pétrarque et surtout
Hölderlin. En réalité, depuis son
premier recueil Derrière le paysage, paru en 1951
et qui dialoguait avec le courant hermétique
(Luzi, Bigongiari, les poèmes de jeunesse de
Sereni), Zanzotto est en quête d'un ancrage
crédible pour la langue, d'un pacte nouveau entre
la poésie et le monde, après le deuil de
l'orphisme et le vertige des signifiants. Il n'est pas un
expérimentateur impénitent, mais un
poète profond dont la douceur subvertit le langage
de façon bien plus radicale que les mots d'ordre
avant-gardistes. La
Beltà, qui date de 1968 - et que Philippe Di
Meo nous propose dans une traduction remarquable par le
naturel auquel son raffinement et sa rigueur linguistique
aboutissent - correspond à une crise majeure dans
le rapport du poète au paysage, au monde visible,
à la tradition poétique et philosophique
européenne et, antérieurement à tout
cela, au langage lui-même, dans son existence voire
sa simple possibilité. Pour
utiliser des termes fort prisés dans les
années 70, on pourrait dire, bien sûr, que
La Beauté est un des livres essentiels
où s'est produite la rupture du lien entre
signifiant et signifié, mais il est plus important
de souligner que ce recueil complexe, et pourtant si
simple en même temps, est d'abord un voyage
à rebours : du désastre moderne d'un monde
qui exclut la poésie, Zanzotto remonte vers le
langage antérieur au concept, vers le babil
enfantin que le dialecte de Vénétie nomme
petèl, vers tout ce qui, dans la culture
occidentale, pourrait avoir survécu à la
mort de la sublime Beauté. Il existe en italien
deux mots pour désigner celle-ci : bellezza, qui
est un terme courant, et beltà, inscrit dans une
tradition littéraire qui va de Pétrarque
à Leopardi. Philippe Di Meo a choisi,
judicieusement, de traduire avec une majuscule le second
terme, avec une minuscule le premier. Dans la tension
entre cette Beauté désormais interdite,
vidée de son sens par les convulsions de
l'histoire et de la pensée modernes, et les
fragiles promesses de plus humble beauté que
recèle un autre usage de la langue, Zanzotto a
écrit un livre qui, au moment même où
il semble déserté par le sens, dit encore
la vocation d'habiter humainement la terre. Les
répétitions, les nombreux
néologismes, les emprunts au dialecte, les
balbutiements et mutismes soudains, ne sont pas, ici, de
simples instruments, mais les formes d'une errance
angoissée, rêveuse, vécue avec une
constante sincérité. Le pari de
Maurice Nadeau, à qui l'on doit la courageuse
entreprise d'éditer pour la troisième fois,
en langue française, un livre de Zanzotto, est que
cette sincérité, cette candeur
préservée jusque dans la quête la
plus aride, sauront toucher un public suffisamment
sensible pour dépasser les difficultés
d'une poésie en réalité tout autre
qu'intellectuelle. Un pari qui vaut la peine en ces temps
d'appauvrissement de la langue chez tant
d'écrivains prétendus. ©
Bernard Simeone |
|