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Ce texte est extrait du livre "L'instinct de ciel", Mercure de France, 2000

 

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Carnets de voyages

Californian dream

Beyrouth for ever

Le Christ du Corcovado

Au Pays de l'eau et du lézard blanc

Chez l'Empereur


"On pourrait imaginer que quelqu'un écrivît une histoire du bleu"

Rainer Maria Rilke


"Le bleu ne fait pas de bruit. C'est une couleur timide, sans arrière-pensée, présage ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le regard comme le jaune ou le rouge, mais qui l'attire à soi, l'apprivoise peu à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu'en elle il s'enfonce et se noie sans se rendre compte de rien."

J.-M.M."Une Histoire de bleu", Mercure de France, 1992. 

 


"les quelques haillons d'azur dans la tête les points enfin morts du coeur"

Samuel Beckett


"Mais je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation défendue et de foudre! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate"

Stéphane Mallarmé

 


"oh! que l'homme est la source qu'il cherche"

Stéphane Mallarmé

 


"On ne badine pas avec les métaphores. L'amour peut naître d'une seule métaphore"

Milan Kundera


"Il se peut qu'écrire soit dans un rapport essentiel avec les lignes de fuite"

Gilles Deleuze

 


"Il cherchait la force de l'invisible qui est attestée et multipliée par l'écriture et par elle seule"

Botho Strauss

 


"Autre chose... ce semble que l'épars frémissement d'une page ne veuille sinon surseoir ou palpite d'impatience, à la possibilité d'autre chose."

Stéphane Mallarmé

 


"Le ciel métaphorique qui se propage à l'entour de la foudre du vers (...) c'est bien le pur de nous-mêmes par nous porté, toujours prêt à jaillir à l'occasion qui dans l'existence ou hors l'art fait toujours défaut"

Stéphane Mallarmé

 


"Le chemin d'une voix en route vers un toi qui l'écoute"

Paul Celan


 

Testament du voyageur

 

Je suis cet homme tout bossué de sacs et de valises qui va et vient dans sa propre vie, avec des départs, des retours, portant au coeur des coups, et des bleus plein la tête, avec des cartables de cuir remplis de phrases et des serviettes bourrées de lettres, toujours rêvant de se blottir dans le sac à main d'une femme, parmi les tubes de rouge à lèvres, les miroirs, les photos d'enfants et les flacons de parfum.

Cet homme hérissé d'antennes essaie de capter son amour sur les ondes et tend vers lui des fils où il se prend les pieds. Cet homme-là ne sait pas auprès de qui il dormira le soir-même, ni en quel sens demain matin s'en ira la vie.

Tic-tac de l'encre et du désir... L'existence balance son pendule entre le côté des livres et le côté de l'amour, les tickets d'envol et les longues stations dans la chambre, le dos tourné et les bras ouverts, l'homme immobile et le piéton, celui qui ne croit plus au ciel et celui qui l'espère encore, celui qui fabrique des figures et celui qui veut un visage.

Il fut un temps où je poussais dans mes racines de par ici, ne connaissant des lointains que la rêverie et de la langue les mots les plus approximatifs. Mais j'ai quitté l'allée de buis et le petit jardin. Je ne m'alimente plus en eau par les racines mais par le ciel.

J'ai fumé la cigarette du voyage. Elle m'a piqué les yeux et fait battre le coeur plus vite. Elle a laissé sur mes retours et mes réveils un goût de tabac froid. J'ai toussé, j'ai perdu ma voix. J'ai deux grosses valises sous les yeux. Je suis un voyageur brumeux qui n'y voit plus très clair et qui croit encore nécessaire de s'en aller plus loin.

J'ai fui, j'ai pris le large. L'habitude sutout de n'être nulle part, en apnée dans ma propre vie. Portrait du poète fin-de-siècle en créature d'aéroport, avec cette tête bizarre qu'a l'homme des foules en ces lieux-là : cerveau de gélatine blanche, oeil à demi ensommeillé tourné vers le dedans, mais de la fièvre au bout des doigts.

Je m'en suis allé  de par le monde, à la recherche de mes semblables : les inconnus, les passagers, les hommes en vrac et en transit que l'on rencontre dans les aéroports et sur les quais des gares. Ceux dont on ne sait rien et que l'on ne connaîtra pas. Ceux que malgré tout on devine, à cause de leurs tickets, leur fatigue, leurs bagages. Ceux de nulle part et de là-bas, qui s'en vont chercher des soleils en poussant leur vie devant eux et en perdant mémoire.

Cafés noirs, cigarettes blondes, ils attendent. Le ciel recommence ici-bas, parmi les chariots, les valises et les volutes de fumée bleue, dans la torpeur et l'ennui de l'air conditionné. Asphyxie préalable: le coeur cherche son rythme. Où sont, qui sont nos amoureuses? Et le vert paradis? Et les neiges d'antan? L'amour, par ici, change de peau et de fuseau horaire. Des cheveux et des seins lui poussent. Sa gorge se dénude, sa robe rouge raccourcit. A nouveau, le corps est tiédeur. Désir d'y venir boire. Nous ne savons pas, nous ne savons plus: tout depuis toujours nous reste à apprendre.

J'ai rêvé ma vie dans le corps d'une femme. « Femme » est un mot bien assemblé, le nom de tout ce qui s'assemble, fait corps et vient au monde. Le nom de ce qui n'est pas sans mémoire. Le nom de celle qui d'un rien tombe enceinte. Le nom de ce qui souffre chaque fois qu'il se sépare. Un nom courbe qui arrondit le temps. Le nom de la terre même qui nous porte, de l'eau où nous aimons nager et de l'air que nous respirons. Femme: celle qui de toute chose fait un enfant.

Je vous ai réclamé des caresses et de l'intelligence. Une vie de paupières, de cils et de cheveux. Une bouche qui sût changer d'intensité et de baisers, entrouverte ou rieuse, rouge ou rose selon... Je vous ai aimée, jambes nues, jusqu'à plus soif. Je vous ai trop souvent parlé d'amour. Ce mot vient si facilement sous la plume. Comme un point à la fin d'une phrase. On voudrait, par lui, tout conclure. Ou tout recommencer. La pente de la langue y conduit: une plage où vient battre la mer. Ce mot-là ouvre sur nulle part. Il met hélas le coeur à disposition des lointains. Il ne dit pas grand chose d'autre qu'un exil, mais sa force d'attraction se proportionne au vide même qu'il renferme. Un seul mot pour des choses si différentes. Un mot pourvu d'antennes nombreuses, qui émet des ondes et en reçoit sans cesse, venues de partout. Un mot comme un baiser qui ne décolle pas de la bouche. Une main prise, l'ombre d'un cil, ma valise noire emplie de désirs et de larmes.

Où laisser pousser mes racines, en quel amour, quelle terre, quelle langue, quel corps aimé de femme aimée? Et vers quel ciel m'épanouir, quel esprit, quel dieu, quel savoir? Et quels chants accueillir, quelles nichées, quels envols? Quel vent dans mes feuillages? Quels insectes? Quels fruits? Quel soleil ou quelle pluie? Quelle reverdie? Quelle chute? Quelles couleurs? Quelles saisons? Quels couples d'amoureux enlacés dans mon ombre? Et quels coups de couteau légers de leur coeur à mon coeur?

J'ai tant et tant rêvé de trouver un arbre qui fût le mien, enraciné dans un coin d'herbe. Rêvé l'ombre paisible d'un feuillage lent qui bouge : rester là, assis pour un temps, le dos collé contre le tronc. Un arbre, faute d'une maison à soi. Un arbre seul contre lequel se tenir seul, adossé à l'écorce, face à l'horizon grand ouvert, et la route, le chemin, le temps. Les vertèbres soudées à l'obscurité solide de ce tronc où la vie pousse obstinément. Au-dessus, la lumière, agitée et sonore: son ciel vert et vivant.

Mes seules racines sont de papier : des livres, des pages accumulées, des lettres que je ne me résigne pas à jeter, des timbres découpés recueillis dans des boîtes. De mon arbre, n'existe que le feuillage, des feuillets pour des chants articulés par d'autres: ils se posent, puis s'envolent, ils ont de gais plumages et font des nids très haut perchés.

Est-il un lieu sur terre où je puisse enfin défaire mes valises? Un lieu où ma mémoire laisserait pousser ses racines? Où le passé prendrait son temps? Il a faim et soif, savez-vous: tant de choses lui échappent. Il voudrait y voir clair en ses commencements. Est-il donc un lieu accueillant au temps vécu qui fut le mien? Un lieu qui ne soit déjà tout encombré, apprêté par les souvenirs d'autrui? Un lieu non pas vide, mais simple, compréhensif, et dont il resterait à inventer les saisons? Pays natal du bout de la vie : celui où l'on voudrait, où l'on saurait mourir. Enfin chez soi pour quelque temps.

L'arbre a marché longtemps. Il a pris la mer, la terre et le ciel, avec des coques, des tôles, des hélices, des voilures et de grosses cylindrées. Il a coulé ses bielles, étouffé ses pistons et vu tomber ses feuilles. Ces dépouilles craquantes à ses pieds, ces billets d'avion, ces bilans, ces quittances, ce rouge en vrac dessous le bleu, voilà son territoire.

Quand revient l'automne, je classe, je mets de l'ordre dans mes papiers, je fais mes comptes, je brûle un peu. Parfois, je me reprends à expédier des lettres, mais les mots d'amour se font rares. Le compteur a tourné trop vite. Je n'aurai pas saisi ma chance. Le ciel bleu me raccroche au nez.

Assez couru, assez cherché, assez pris l'éphémère absurde pour l'intense et le vrai. Cette vie voué à disparaître, il ne s'est agi que de l'abréger davantage en chacun de ses moments. Abréger, abréger toujours, et jusqu'aux phrases mêmes censées résister à la disparition. Saborder le travail d'écrire. Ne rien opposer d'autre à la mort que des beautés avortées ou des élancements de dent malade: des intentions inaccomplies. Ne rien dresser contre elle qu'elle n'eût déjà miné et dont elle ne se fût assurée de la disparition prochaine. Je fis ainsi une poétique de mes insuffisances. Une mélancolie de ma propre consumation. Je fus un semblant de poète, un semblant d'intellectuel, un semblant de mari, un semblant de père, un semblant d'amant. Peut-être un semblant d'homme. L'ombre portée d'une disparition. Rien de plus. Ni raté, ni maudit, plutôt un homme manqué, qui ne vient pas à son heure.

Ensevelissez-moi avec mon téléphone, mon fax et mon ordinateur. Dans un grand sac de plastique bleu : j'ai trop écrit sur la couleur. Un sac où l'on met les ordures, solide et de bonne contenance. Noué d'un ruban de plastique rouge en guise de légion d'honneur. Un sac à désespoir, à puanteur et à cadavre. Laissez le téléphone branché: que je demeure joignable 24 heures sur 24. Et pardonnez-moi de ne pas répondre.

 


©
Jean-Michel Maulpoix, et Mercure de France 2000. (tous droits réservés)
Ce texte a paru une première fois dans le numéro 48 du Nouveau recueil