Première version (non remaniée) d'un extrait de Chutes de pluie fine, récit paru aux Editions du
Mercure de France en février 2002
Je m'embarque pour le Liban au côté d'une mère supérieure orthodoxe qui porte sur sa robe noire un sac à dos Virgin
Megastore. Elle conduit un groupe de cinq novices aux visages impassibles. Plus tard, au-dessus de la Méditerranée, je retrouve les six religieuses sagement alignées face à
Goldeneye, un écouteur sur les oreilles, fascinées par ce James Bond postmoderne qui joue à la guerre électronique dans un décor post-communiste de ruines staliniennes mégalomaniaques à la façon des bandes dessinées d'Enki
Bilal. L'Amérique instruit la planète en la balayant de rayons lasers...
Beyrouth,
"Le Palace", 11 novembre 2005
- Photo JM.M
"Mon
bonheur : Le Palace. Ainsi nommée, en
contrebas de la promenade, une espèce de hangar
couvert de tôle qui s'achève en terrasse où boire
un café sur une chaise de plastique
jaune, près
des pêcheurs silencieux (...)
Les
pêcheurs d'ici se juchent sur de gros bidons
rouillés, équipés d'un seau, d'un poteau et d'un
crochet où ils suspendent leur sac à lignes et
hameçons. Ils
se tiennent debout sur la mer, parfois assis sur cet
îlot de ferraille auquel on accède en faisant
trois pas sur les flots. Là leurs gestes sont lents
et leurs pensées tranquilles, cernés de couleur
bleue."
La nature est prodigue. Je déjeune au paradis terrestre, d'une mosaïque de plats colorés: au bord d'un ruisseau, à l'ombre des bougainvillées et des jacarandas, je mange sous des stores verts des amandes fraîches et des graines de lupin, mâche des feuilles de thym, bois du café blanc, fume un narghilé avec Henri, savoure des mûres, des pamplemousses, des cerises noires et du foie de mouton cru.
A Beyrouth, l'avenue de Paris s'achève par une place, désormais envahie le dimanche par les
rollerbladers. En face, le tout neuf Hard rock café arbore une énorme guitare électrique rouge et une citation des Beatles, gravée en lettres d'or :
The time will come when you see we are all one. Un quadragénaire à bagues et bracelets conduit sa Mercedes 500 de la main droite le long de l'avenue, en égrenant nonchalamment un chapelet par la portière. Au large, la mer est ronde et bleue, traversée de risées blanches et de boulevards tranquilles qui s'en vont au loin.
A quatre heures du matin, les coqs et le muezzin se disputent le jour. La mélopée de la croyance court sur les toits, tandis qu'enfle de minute en minute le choeur d'oiseaux qui l'accompagne. Fenêtres grand ouvertes, les parfums se lèvent en même temps que la lumière. Je comprends tout à coup que les conflits de communautés religieuses qui déchirent ce pays ne sont nullement étrangers à ce qui le suture et le reconstruit : l'évidence même de la vie. C'est sur une terre pareille que peut commencer la croyance. Le Liban tient par des ficelles, le lien social y est fragile, mais la clarté du jour y fait provision de raisons de vivre.
Jus
d'orange au Palace, en compagnie de Stéphane
Mallarmé...
L'avion s'est posé dans la nuit. Chaleur humide, épaisse. Soldats syriens en armes au pied de la passerelle. File d'attente. Pays sous contrôle. A force de fréquenter les aéroports, j'ai pris l'habitude d'accéder aux villes étrangères par leurs sous-sols. Au dehors, la foule guette et se presse contre les barrières. Elle fait corps avec l'obscurité moite. Des voitures poussiéreuses embouteillent les abords. Katia me conduit dans sa BX noire jusqu'à l'Hôtel Alexandre. Nous longeons la ligne verte qui séparait Beyrouth ouest et Beyrouth est au temps de la guerre civile: façades crevées, murs grêlés de balles, aucune vitre, aucune vie. Les maisons d'ici n'ont plus de fenêtres. La voiture roule le long d'une plaie qui creuse dans la nuit sa souffrance. J'ai quitté l'univers virtuel des images pour la mémoire brutale des pierres. Beyrouth est une ville de tas de cailloux et de sable, dépourvue de cabines téléphoniques et de boîtes à lettres.
A la poétique des ruines dont vinrent jadis se délecter mélancoliquement les romantiques, appartiennent à présent les pare-chocs arrachés des 404 et des BMW, et ces curieux balcons ouverts par les obus dans les façades où les soldats vont s'asseoir sur un fauteuil pliant pour prendre le frais. Le papier-peint qui se décolle se souvient d'une chambre d'enfant. Je reconnais les mêmes stigmates dans les gestes nerveux de Katia, sa consommation effrénée de cigarettes, et le débit précipité de sa voix, ou dans l'imperceptible voile qui flotte sur le regard des joueurs de tric-trac du Café de Verre. On raconte que la nuit, des femmes en boa et robe de satin rouge guettent le désir des hommes au milieu des cailloux.
Excursion en taxi à Baalbek. Le silencieux chauffeur a suspendu au rétroviseur de sa Mercedes hors d'âge les breloques miniatures d'une superstition composite : un fer à cheval, un patin à glace, une main de Fatima, toute une bimbeloterie de médailles bénites qui tintinabulent au gré des cassis et des ornières. Une Vierge en porte-clef, un Christ magnétique, un cheick en médaillon sur le tableau de bord, complètent la panoplie de ce bric-à-brac confessionnel.
Nous traversons un pays de pierrailles, d'herbes cuites, de verres brisés et de chardons. Le long de la route, des chiens jaunes, des épaves de voitures, et les pauvres abris de toiles cousues des bergers nomades de la Bekaa. Leurs moutons ont la queue très grasse, leurs chèvres des tresses sur la tête. A l'entrée de Baalbek, de nouveau l'Amérique : en plein fief chiite, deux énormes panneaux se côtoient, l'un présentant le visage sévère d'un ayatollah enturbanné, l'autre celui d'un cow-boy fumant des
Lucky strike avec décontraction.
A l'Hôtel Palmyra, le temps s'est arrêté près du temple du soleil, où des dieux sans tête aux doigts brisés esquissent pour rien le geste de caresser le dos des chimères enfouies parmi les rosiers. Des enfants jouent à chat perché sur l'autel des sacrifices. Des jeunes filles en jeans aux yeux gris courent parmi les marbres, un foulard clair noué autour de la tête. On entend leurs cris et leurs rires quand elles cueillent des mûres blanches, grimpées sur un escabeau.
Les marbres de l'antique Héliopolis se superposent aux décombres toujours proches de la guerre civile. Les mêmes roses trémières y fleurissent, là près de colonnes renversées, ici de carcasses et de trous d'obus. Ce sont les fleurs les plus sauvages et les plus simples, celles qui grimpent vers le bleu pour nier le désastre. J'y verrais volontiers l'emblème de ce pays où le goût de vivre persiste et se relève sous les pluies de feu du malheur. Cette floraison affirme le maintien obstiné d'une vie qui ne se contente pas de pousser comme elle peut : elle s'élance, rouvre ses corolles, et impose aux ruines qui l'entourent une nouvelle promesse de beauté. Les murs d'ici ont des pensées sauvages qui poussent en touffes dans leurs trous.