Avant d'être repris, dans une version nouvelle, dans Chutes de pluie fine, aux éditions du Mercure de France, ce texte a fait l'objet d'une première édition bilingue à tirage limité et numéroté, due aux soins de l'Ambassade de France à Hanoï. 

La traduction en Vietnamien a été assurée par Ngo Tu Lap. Quatre dessins de Nguyen Manh Thang illustrent chaque volume.

 


autres carnets et journaux de voyages :


 

Au pays de l'eau et du lézard blanc

 Carnet de voyage à Hanoï...

Extrait de Chutes de pluie fine, Mercure de France, 2002.

(Accès, en cliquant ici, à la reproduction d'un carnet manuscrit)

 Dessin de Nguyen Manh Thang pour "Au pays de l'eau et du lézard blanc"



 

Voici le pays de l'eau et du lézard blanc, des ventilateurs et des motocyclettes. On s'y déplace volontiers deux par deux, l'un à l'autre accrochés sur de petites motos-scooters.

J'ai vu parfois toute une famille - le père, la mère et deux enfants - installée sur la même machine, l'air aussi tranquille et plaisant que dans un compartiment de 1ère classe. Une voiture, à quoi bon, puisque le ciel est tiède?

Il y a des jeunes filles qui se promènent, le menton sur l'épaule du conducteur, regardant la route avec les mêmes yeux que lui, ou bien assises en amazone, à peine posées sur le skaï de la selle, en équilibre gracieux, ainsi que l'autorise la légèreté de leurs seize ans perpétuels.

Certaines conduisent avec des gants blancs: il semble ainsi que vivre soit affaire de méticulosité.
 

***

Sur tous les tons, les klaxons répètent : j'arrive, je suis là, laissez-moi passer. Mais ils se plaisent tellement à insister qu'ils semblent seulement désireux d'ajouter leur note pointue à la délirante cacocoponie de la rue. Avertisseur et gouvernail, le klaxon infléchit les trajectoires et les sillages. On ne s'arrête pas, on ralentit un peu, on serpente, on louvoie, on se frôle, on s'esquive... La souplesse évite les chocs. Rien de frontal; tout va par courbes, glissades, oblicités. On anticipe, on n'est pas pris au dépourvu. On entre dans la danse, on prend le rythme au vol : 37, 38 Km/h, on calque sa vitesse sur la température de l'air.

Parfois, on se regarde, on se sourit, on s'aime un peu, très vite, avec les yeux.
 

***

La rue a ses odeurs, ses humeurs, ses moiteurs, ses rides et ses blessures. Rivière ou rizière, tantôt elle circule, tantôt elle s'implante, établit son campement, avec ses étals, ses toiles, et son peuple accroupi de marchands. Rivière, elle coule comme le Fleuve rouge: elle est le bouillon de la ville.

37°, 38°: la température de l'air est pareille à la température du coeur.
 

***

Pourquoi tant de remue-ménage? On pousse, on tire sa vie, on la charge et on la décharge, on la dépose, on la soulève, on l'équilibre, on la déplace, on sait les fardeaux, les efforts. Pourtant, vivre ne paraît pas un poids. Quand ils demeurent assis, tranquilles, sur le pas de leur porte, les gens d'ici semblent n'attendre que le présent : il est là, il arrive, il ne se répète pas, il prend racine et il s'étend. Il ressemble à l'éternité. Le soir, dans la boutique, on rentre la moto. Allongé sur un lit de camp, ou à même le carrelage, on regarde la télévision, torse nu, jambes croisées. Ou bien on s'installe à deux ou trois, sur le seuil ou le trottoir: on grignote quelque chose près d'une bougie dans l'épaisseur et la moiteur de la nuit que son humidité chaude semble rendre plus noire.

On va aussi parfois marcher au bord du lac, avec les amoureux, les grappes d'enfants et les vieillards en pyjama, sous les grillons infatigables des flamboyants.
 

***

Au dehors de la ville, la route et l'autoroute se souviennent des chemins de terre : elles ont des trous, des boues, des flaques, des interruptions, des ornières, des caillasses, et du foin en tas ou en vrac qui sèche épandu sur le bas-côté. Parfois, les chaussées en travaux sont entièrement recouvertes de paille : on l'y entasse, on l'y retourne, on l'y met à sécher, on en fait des gerbes, on l'y répand en longs trottoirs dorés où s'en vont picorer les poules.

Ainsi la campagne repousse-t-elle la ville, ou plutôt lui tient tête et suit obstinément son rythme propre, transportant ses ballots, tirant ses buffles et poussant ses troupeaux de canards au milieu des pétrolettes et des camions.

A l'endroit du marché, la rue même retourne à la terre, avec ses légumes et ses fruits que l'on croirait poussés sur place plutôt que venus des campagnes. Elle devient marais avec ses poissons, ou champ avec ses paysans qui portent sur la tête un abat-jour de paille et qui semblent eux aussi sortis de terre avec leurs cônes, leurs seaux et leurs palanches.
 

Ici aussi le contemporain est un chantier. Mais on y travaille avec des figures et des outils sans âge. Peu de machines. Le monde fait à la main.
 
(...)

© Mercure de France, 2002