Présentation
de l'Instinct de ciel
Brouillon
de la première page du livre
|
de
Jean-Michel Maulpoix (Mercure de France, 1998)
par
Lucette Finas
Article
paru dans le n° 555 de la Nouvelle Revue française,
octobre 2000.
En
prélevant sur le tissu mallarméen cette parcelle rare
qu'est l'instinct de
ciel pour en intituler son livre, Jean-Michel
Maulpoix rend, certes, un hommage aigu quoique allusif
au poète, mais il suggère aussi l'étirement de son
propre texte entre proche et lointain, l'élan obscur et
têtu du désir vers le bleu du ciel: « Toujours
cherchant la lumière à travers un rideau de cris.» Le
jeu de son instrument, les effets inédits qu'il
en tire, terribles parfois, souvent superbes, tiennent
dans une mise à distance incessante dont la
doublure est le rapprochement. Un rapprochement illuminant,
Tout
commence avec l'enveloppe, « blanche ou liserée de
noir (…), large comme un livre ». Le faire-part
qu'elle délivre : « La cérémonie sera célébrée
dans la plus stricte intimité » convient indifféremment
aux noces et aux obsèques : « Autour de l'amour comme
de la disparition, ils se rassemblent. » Entre ces boîtes
à larmes ou à songes que sont le cercueil, le piano,
le violon ou le violoncelle et dont le nom n'est jamais
prononcé, l'identité éclate, saisie par l'auteur en
un raccourci qui rapproche les temps et entrecroise les
signes : « Ainsi, de sa propre vie, un homme devant
d'autres assemblés s'en vient scier les cordes. De sa
finitude il fait de la musique, en grattant de l'archet
la plaie. Son coeur de bois dessus l'épaule ou contre
les genoux. »
«
Un homme » est « Ils. » Ils sont un homme. Le texte,
comme eux, glisse du bleu du ciel au‑dessus d'eux,
au bleu de l'air qu'ils traversent et au bleu de la mer
qui les hante : « Tout ce bleu rentré dans la gorge. Rêve
et coeur ravalés, ils souffrent d'un âcre besoin.
» Le poète nous les montre (eux, nous, lui), en une
vision distante qui a toute la précision du proche, se
jetant les uns vers les autres, « avec spasmes et
frissons, sans jamais étreindre rien d'autre que
quelques dizaines de kilos de chair ». La cruauté de
la notation nous rappelle que l'instinct de ciel
s'enracine dans l'épaisseur des corps et se prête à
toutes mimiques.
Glisse
lentement la barque du texte. « Quelle sorte de
barque est la langue ? Pour traverser, pour s'en aller,
ou simplement pour se tenir un peu dessus le bleu en équilibre.
» Renouant des fils, fabriquant des images, « toile
d'encre du poème », le poète se voit, enfant redécouvert,
retournant de la barque à la boîte comme
au même. Il se voit devenir « pareil à la boîte en
bois du violon dont les cordes vibrent » ( ... ) « En
attendant cette autre boîte, de bois elle aussi, mais
fermée, vissée, clouée, où chacun retourne à la
cendre. » La manière dont L’Instinct de ciel
regarde sans ciller l'idée de la mort
n'appartient qu'à lui : ce texte fait tenir ensemble,
avec une intensité froide et tendre, les merveilles de
la vie simple des corps (oh ! s'endormir comme naguère
« si petite sous le ventre rond de l'édredon rouge »)
et l'horreur de leur disparition simple. Jean-Michel
Maulpoix plante à tous coups la mort dans son texte et
aussitôt la mort y explose vivante. La disparition,
gerbe, jet d'apparitions. Déjà, en cette fin de
première partie, le bleu se lave : « Une chute d'azur
très blanc. ( ... ) L’instinct de ciel en tourbillons
se distribue et tapisse peu à peu le sol. » Nous
retrouverons cette neige.
Trois
parties se succèdent en effet dans L’Instinct de
ciel. À l'ouverture de la seconde, cette invocation
: « Toi, ces paroles, ces pas. » Toi, l'auteur ou
Mallarmé ? le premier se cherchant à travers le second
? Mallarmé traversant celui qui parle pour venir jusqu'à
nous, en chair et en mots ? Car ce livre est une lecture
de Mallarmé d'autant plus
persuasive qu'elle en appelle à la naissance et à la
mort de la personne (« Du premier cri dans la
lumière, le 18 mars 1842, à son étranglement, le
neuvième jour de septembre 1898 »), elle en appelle à
son corps, à l'odeur de ce corps (« Mallarmé
sentait le tabac froid ») aussi bien qu'aux
parcelles les plus fines et les plus secrètes de son
texte. Remarquons : « Le visage bleu,
soudain » qui inscrit, contre l'Azur, le visage
suffocant de Mallarmé ici-bas, parmi le bleu du
ciel, de l'air, de la mer, du vêtement, du bonnet, du
lit de fer.. et loin du « bleu inutile de là-bas ».
La fin de cette seconde partie est d'un bel emportement.
L’auteur y sonne le glas de nos croyances « Ô Muse
anachronique ! la vie d'aujourd'hui est si peu faite
pour croire à des choses ! » Plus loin : « Le cheval
a rendu ses ailes. Hippocrène a tari ses eaux. Il ne
reste plus que la mer, immense bleu cobalt pour rien,
hormis la regarder à en mourir de soif, les pieds sur
les cailloux ! »
La
troisième partie du livre s'annonce par cette phrase de
Mallarmé : « Pour moi la Poësie me tient lieu de
l'amour » qui nous reporte au précédent recueil de
Jean-Michel Maulpoix : La Poésie
comme l'amour. À l'ouverture, « Toi » de
nouveau, « mais comment te dire ? » Toi, une femme,
telle qu'elle n'existe pas ou qu'elle n'exista qu'en poème,
porteuse, comme le suggère l'allusion à Apparition,
« de je ne sais quelle chemise ou chapeau de clarté ».
Un dialogue se noue, imaginaire et bref, entre Elle, qui
lui reproche de ne pas vivre, et Lui qui dit « tu »
aux histoires d'amour - « Toi, cette histoire
de bleu » - mais dont l'existence « n'est
plus que de papier ».
La
fin, très dure, nous ramène en boucle au commencement.
Le poète, l'ombre de Mallarmé derrière la sienne ? «
sous le couvercle de bois clair » vit sa lente décomposition.
Le quelqu'un du début n'entendait rien. Lui
entend le pas de Marie sur le gravier blanc. Est-ce la
descente chez les morts qui donne enfin à l'auteur de
ce livre rare la certitude d'être au monde ? « Est-ce
l'instinct de ciel qui perdure ? », demande celui qui
se dit né lyrique. « Bientôt viendra la neige»
est l'ultime réponse de l'Azur.
Lucette
Finas
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