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Au
premier abord, l'oeuvre poétique
de Paul Verlaine et celle de
Stéphane Mallarmé s'opposent
radicalement. D'un côté la
naïveté, la simplicité, l'effusion
mélancolique, l'abandon élégiaque
et l'absence de souci théorique;
de l'autre l'intellectualisme,
l'hermétisme, le travail réflexif
et la volonté de scruter l'acte
d'écrire "jusqu'en son origine".
Pour l'un, la "fuite verdâtre et
rose", les déambulations lyriques
de la bohème, les caboulots et les
hôpitaux; pour l'autre, la vie
bourgeoise, les cours d'anglais et
les fameux "mardis" de la rue de
Rome. Pour simplifier, l'on
pourrait dire que Verlaine reçoit
ses amis au café, et Mallarmé dans
son salon. Mais
cette opposition, apparemment si
évidente, n'est peut être qu'une
illusion d'optique . Elle concerne
l'image ou la réputation de ces
deux poètes, telle que la
simplifient les manuels d'histoire
littéraire, davantage que leur
vérité propre. Leur reconnaissance
mutuelle, voire leur amitié,
réelle quoique distante, invitent
à dissiper ces leurres et à
interroger plutôt la relation qui
rapproche leurs écritures et leurs
figures. Dès
1866, Mallarmé salue avec
empressement les premiers poèmes
publiés par Verlaine. Celui-ci lui
a adressé le 22 novembre un
exemplaire des Poèmes
saturniens, accompagné d'une
lettre dans laquelle il écrit: «
J'ose espérer que... vous y
reconnaîtrez... un effort vers
l'Expression, vers la
Sensation rendue. » Mallarmé
remercie Verlaine. Et il lui écrit
à son tour, en affirmant percevoir
cet envoi comme "le pressentiment
merveilleux d'une amitié ignorée"
et en saluant l'art avec lequel
Verlaine a su se forger très vite
une poétique propre, démarquée de
l'héritage parnassien, en usant à
son gré de la forme vieille: "...
je vous dirai avec quel
bonheur j'ai vu que de toutes
les vieilles formes,
semblables à des favorites
usées, que les poètes héritent
les uns des autres, vous avez
cru devoir commencer par
forger un métal vierge et
neuf, de belles lames, à vous,
plutôt que de continuer à
fouiller ces ciselures
effacées, laissant leur ancien
et vague aspect aux choses. " C'est
dire que Mallarmé salue en
Verlaine un novateur, voire un
inventeur, qui s'est montré
d'emblée capable de s'approprier
le matériau poétique légué par la
tradition, et de lui faire rendre
un éclat et un son neufs. Plutôt
que de « continuer à fouiller »
les « ciselures » du Parnasse,
l'auteur des Poèmes saturniens
a su imposer à la poésie une
tonalité inédite, directement
issue de sa subjectivité propre. «
Lu, relu et su : le livre est
refermé dans mon esprit,
inoubliable. Presque toujours
un chef-d'oeuvre, et troublant
comme une oeuvre aussi de
démon. Qui se serait imaginé
il y a quelques années qu'il y
avait cela encore dans le vers
français! Je vois: au lieu de
faire dans sa plénitude vibrer
la corde de toute la force du
doigt, vous la caressez avec
l'ongle (fourchu même pour la
griffer doublement) avec une
allègre furie; et semblant à
peine toucher, vous
l'effleurez à mort! Mais
c'est l'air ingénu dont vous
vous parez, pour accomplir ce
délicieux sacrilège; et,
devant le mariage avant de vos
dissonances, dire: ce n'est
que cela, après tout! » Verlaine
joue de la musique dans ses vers
avec l'agilité du diable. Son
talent d'instrumentiste est un
"délicieux sacrilège", dans la
mesure où il repose sur un art
subtil de la dissonance. Ce naïf à
l'air ingénu est en vérité un
habile, ou, comme le dira plus
tard Valéry, « un primitif
organisé, un primitif comme il n'y
avait jamais eu de primitif, et
qui procède d'un artiste fort
habile et fort conscient. »
Verlaine utilise en effet, avec
beaucoup de science, les éléments
apparemment les plus frustes de sa
poétique (négligences lexicales,
relâchements syntaxiques,
indécisions rythmiques) pour
affecter la langue d'une
disharmonie comparable à celle
dont souffre son intériorité. Au
lieu de « l'exprimer » à la façon
des romantiques, il produit
littéralement le malaise par son
travail de versification. C'est là
ce qu'il faut entendre par
poétique de la « Sensation rendue
». De sorte que Mallarmé peut
affirmer : « il ne sera jamais
possible de parler du vers sans en
venir à Verlaine" dont l'art
"s'impose comme la trouvaille
poétique récente. » Les
deux poètes ne s'opposent donc pas
à la manière du naïf et du savant.
Certes, la poésie mallarméenne
fait la part belle à un
intellectualisme auquel la poésie
de Verlaine demeure étrangère,
mais ces deux poètes tardifs
s'écartent chacun à sa manière des
effusions romantiques. Dans
l'oeuvre de Mallarmé, l'on voit «
se prononcer la tentative la plus
audacieuse et la plus suivie qui
ait jamais été faite pour
surmonter (...) l'intuition naïve
en littérature. » (Paul Valéry)
Dans l'oeuvre de Verlaine, la
naïveté est affaire de feinte, de
science et de savoir-faire. Le
poète excelle dans l'art de la
méprise, comme y insiste l'"Art
poétique" de Jadis et
naguère: «
Il faut aussi que tu n'ailles
point Choisir
tes mots sans quelque méprise. Rien
de plus cher que la chanson
grise Où
l'Indécis au Précis se joint.
» A
force d'habileté, Verlaine donne
l'illusion d'une langue immédiate
et directe qui serait la langue
même de l'âme ou du sentiment. Là
où Mallarmé procède par
concentration du langage, Verlaine
procède par vaporisation. Là où
Mallarmé "creuse le vers",
Verlaine le fait boiter. L'un est
poète de la syntaxe,
l'autre de la prosodie.
L'un pense en termes d'harmonies,
c'est-à-dire d'accords verbaux
juxtaposés, l'autre pense en
termes de mélodie,
c'est-à-dire de fil et de flux.
L'un vise la plasticité, l'autre
"l'impression fausse". Mais tous
deux sont également poètes de la
hardiesse formelle, à des degrés
et sur des modes différents. Tous
deux sont musiciens,
instrumentistes du vers, et
tentent d'appréhender poétiquement
« l'au-delà magiquement produit
par certaines dispositions de la
parole ».Tous deux se rejoignent
dans le souci de "peindre, non
la chose, mais l'effet qu'elle
produit. '": ce que Verlaine
appelle « l'effort vers la
Sensation rendue ». Ce
faisant, tous deux aboutissent à
une impersonnalisation de la
figure du sujet lyrique, l'un en
prônant la "disparition
élocutoire" du poète, l'autre en
diluant sa figure dans le flou
d'impressions vagues. Si
l'ambition intellectuelle de
Mallarmé le conduit à effacer ou
enfouir la donnée subjective
initiale et à trouver refuge dans
l'Absolu de l'Idée, la dilution
verlainienne aboutit à un vertige
comparable : emporté deçà delà par
le vent d'automne, enveloppé de
brouillard et de pluie, le je
"verlainien n'affirme pas son
existence, ne déplie pas son
propre coeur mais l'interroge :
"Quelle est cette langueur?"
"Sais-je moi-même que nous veut ce
piège?" L'intimité est sous sa
plume une chose étrange. Ce
n'est donc pas par hasard que
Mallarmé choisira de se confier à
cet "étonnant homme sensitif "
qu'est à ses yeux Verlaine.
Lorsque celui-ci prépare la notice
qu'il lui consacre pour la série
des Hommes d'Aujourd'hui ,
Mallarmé lui répond longuement le
16 novembre 1885 : il lui avoue
des détails biographiques, mais
surtout il en vient à préciser la
naissance et les conditions de sa
vocation de poète avec une
précision et une sincérité qu'on
ne lui connaissait pas jusque là.
Il y met à nu son "vice",
c'est-à-dire la manière dont le
désir irrationnel le possède de
parvenir à l'absolu dans
l'écriture d'un Livre unique.
Ainsi que l'observe Yves Bonnefoy, «
A Verlaine Mallarmé a confié
ce qu'il n'a jamais dit à ses
autres interlocuteurs, du
moins d'une façon aussi
réfléchie et décidée, à savoir
qu'il n'est qu'un homme comme
les autres puisque c'est
l'irrationnel qui le mène. » C'est
en effet devant Paul Verlaine que
Mallarmé s'avoue. Sans doute parce
que l'auteur de Sagesse est plus
que tout autre poète de l'aveu,
voire "le seul, à sa connaissance
qui pût lui donner l'exemple de la
sincérité devant soi, de la
lucidité courageuse"; celui, comme
l'ajoute encore Yves Bonnefoy "qui
malgré les petits ou gros
mensonges, et les serments
d'ivrogne, et l'illusion
quotidienne sur jadis, naguère ou
demain, savait, plus en
profondeur, la précarité de son
esprit, les limites de son
pouvoir, la vanité de l'orgueil
métaphysique ." C'est
donc, faudrait-il dire, devant la
sincérité même de l'effacement ou
de l'échec, que Mallarmé énonce la
folie et la douleur de son propre
projet. Verlaine l'opposé, le
repoussoir, s'avérait en
définitive le seul confident
posible. Et quand Mallarmé
prononcera l'éloge funèbre de
Verlaine, il aura avant tout le
souci de mettre en valeur la
manière dont celui-ci a su faire
face à son destin avec autant de
courage que de sincérité. Mallarmé
sera l'avocat moral de Verlaine
devant la postérité, après que
Verlaine eut été l'avocat
esthétique de Mallarmé devant les
milieux littéraires de son temps. En
effet, dans la notice des « Poètes
maudits » qu'il consacre à
Mallarmé, Verlaine prend la
défense de l'obscurité du Maître.
Il fustige la critique qui l'a mal
accueilli en l'accusant «
d'extravagance un peu voulue » ou
« d'excentricité alambiquée ». Il
insiste donc sur l'événement
surprenant, déroutant, que
constitua l'entrée de Mallarmé sur
la scène littéraire: «
Il
fournit au Parnasse des vers
d'une nouveauté qui fit
scandale dans les journaux.
Préoccupé, certes! ce la
beauté, il considérait la
clarté comme une grâce
secondaire, et pourvu que son
vers fût nombreux, musical,
rare, et, quand il le fallait,
languide ou excessif, il se
moquait de tout pour plaire
aux délicats, dont il était,
lui, le plus difficile.
» Aux
yeux de Verlaine, Mallarmé est par
excellence « le pur poète », un
instrumentiste incomparable, un «
maître ouvrier », dont la «
malédiction » s'explique par la
recherche héroïque du suprême.
Autant dire que Verlaine commence
par saluer en Mallarmé des
qualités identiques à celles que
celui-ci a reconnues en lui. C'est
dans leur commun rapport novateur
à la musique des formes que les
deux poètes se rejoignent, même si
leurs deux écritures musicales
sonnent très différemment. Celle
de Verlaine paraît sortie d'une
guitare désaccordée et celle de
Mallarmé d'une harpe angélique. Dans
la notice des « Hommes
d'aujourd'hui »,
Verlaine met en valeur un autre
aspect de Mallarmé, celui du
savant et du philosophe: homme
lucide, maître de son art « hardi
dans la recherche minutieuse et
claire absolument pour qui sait
bien voir. » . C'est donc
également l'aventurier de l'esprit
qu'il salue. Cette dimension lui
est totalement étrangère, mais
elle ne lui échappe pas. A
la mort de Verlaine, Mallarmé
prend soin de sa gloire. Lui qui
n'aime guère paraître et parler en
public prend part à toutes les
cérémonies commémoratives. Lors
des funérailles, le 10 janvier
1896, il suit le corbillard et
tient les cordons du poële. En mai
1896, il préside un comité qui se
charge de réunir les fonds
nécessaires à l'inauguration d'un
monument au Jardin du Luxembourg.
Enfin, dans le numéro du 1er
janvier 1897 de la Revue Blanche,
il publie un « tombeau », en forme
de sonnet, qu'il avait composé peu
après la mort du poète . Lire un commentaire
de "Tombeau"
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Verlaine
et Mallarmé
par
Jean-Michel Maulpoix
Lecture: le
"Tombeau"
de Paul Verlaine par S. Mallarmé