Jean-Michel Maulpoix

Le poète perplexe

éd. José Corti, 2002

384p.18 Euros


Orphée et Eurydice


Table des matières de l'ouvrage


Du même auteur, aux mêmes éditions :

 

Adieux au poème


 


 

Extrait d'un essai critique paru en 2002 sous le titre "De l'amour" dans le volume Le poète perplexe de la collection "En lisant, en écrivant", aux éditions José Corti.

Ce texte a été rédigé à l’occasion d’un colloque du Collège international de philosophie qui s’est tenu les 28 et 29 janvier 2000 à l’École Normale supérieure, à l’initiative de Martine Broda , sur le thème « Encore l’amour… » Plusieurs autres contributions à ce colloque (Catherine Millot, Jacques Ancet, Gérard Pommier, MIchel Deguy...) ont fait l'objet d'une publication dans le numéro 69 de la revue Le nouveau recueil, en décembre 2003, aux éditions Champ vallon.


 

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Nous savons l’amour humain imparfait et approximatif. Nous savons le poète volage et volatile. Plus à même de se concentrer sur son ouvrage que de consacrer ses soins à un être. Plus disposé à se dévouer tout entier au travail des signes qu’à la tâche d’aimer. Autrement enclin à dédier qu’à se donner. Nous le voyons, depuis Platon , en « chose légère, ailée, sacrée », curieux de tout, aussi prompt à s’éprendre qu’à se déprendre, volontiers parlant de ce qu’il ignore, amoureux de chimères, vaporisé par ce qui l’inspire et le transporte. Comme si de l’air du temps il avait pour fonction de capturer l’électricité… Ni citoyen ni amant modèle, loin de là. Cet obligé de la passante ne semble connaître en l’amour que le perpétuel brouillon d’autre chose.

Curieusement, le poète ne cesse de réclamer l’amour, ou de se réclamer de lui, et de le manquer. Jusqu’à devenir en quelque façon le spécialiste du ratage amoureux, aussi bien que de la rature telle que sur le métier elle reprend ce ratage et y insiste. Tout se passe donc comme si l’amour maintenait le poète à l’ouvrage, ou le renvoyait vers son ouvrage, au gré des chutes de circonstances. Une histoire d’amour, puis un livre, vaporisation puis concentration, ainsi l’avait noté Baudelaire .

Selon Marina Tsvétaeva, « l’amour hait les poètes » qui ont trop le goût de l’âme et l’inconsolable désir de la parfaite fusion des corps et des âmes. « L’amour vit en paroles et meurt dans les actes » écrit-elle à Rilke le 22 août 1926. Et à Steiger, dix ans plus tard : « Je ne veux connaître avec vous qu’une seule chose qui ne saurait s’appeler un rêve éveillé, non, je voudrais entrer avec vous dans un rêve et y vivre ».

Curieuse confusion que celle-là, où réside sans doute l’un des plus puissants ressorts du lyrisme : « entrer dans un rêve et y vivre ». Découvrir enfin la vraie vie : celle qui réalise le rêve du poème. Celle qui donc aussi bien quitte la poésie, s’en émancipe et la rend caduque en accomplissant son savoir. Celle qui construit maintenant, ici-bas, ce que depuis toujours le poète convoite ailleurs. Est-il plus insistante chimère pour mobiliser l’écriture que ce rêve d’une résolution, d’une conduite, d’une tenue où rien ne serait sacrifié de ce qui fut naguère espéré déraisonnablement, mais où tout trouverait avec justesse sa place dans l’ordinaire des jours ? Est-ce de croire encore à cela que le poète tombe amoureux ? S’il chute, c’est alors moins pour un être, que d’avoir en lui rêvé son envol enfin rendu au sol. Incessamment, sa voix répète ce désir de réaliser ici et maintenant la vraie vie. Incessamment, elle déplore sa défaite et reconduit son illusion, jusqu’à la mélancolie. Cette espèce singulière de soif qu’est le poète devient voix, car elle ne peut se désaltérer d’aucune bouche, quand bien même   continue-t-elle de rêver toujours au baiser qui la ferait taire.

Tel est à mes yeux le schéma du lyrisme. Sa trajectoire en lignes brisées. Sans doute ne serait-il qu’une maladie mentale, une duperie, une impasse, si de ce mouvement fait d’envols et de chutes la langue ne sortait victorieuse, c’est-à-dire tendue, aussi bien que tordue, par l’épreuve de la contradiction, ayant changé l’échec en chant, l’insatisfaction en beauté, et surtout ayant pris la mesure de la condition qui est la nôtre, étant donc devenue pensée, mais une pensée telle qu’en son corps un être en a laissé circuler le sens et le sang, voire résonner les cordes, puisqu’à la faveur de l’amour il est lui-même de toutes ses fibres devenu pareil à cet instrument dont on raconte que la musique charma jadis les monstres infernaux.

Si parmi les topos du poète traîne celui de l’amoureux transi, ce n’est pas tout à fait par hasard, puisque désirant éperdument l’amour il est plus à même que tout autre de le manquer. Tout comme désirant plus que tout autre l’idéal il est à même le rater. On connaît le mot de Mallarmé  : « Ratés nous le sommes tous ». Ratés, non pas absurdement, mais en connaissance de cause. Ratés par vocation, par obstination, pour l’avoir voulu et le vouloir encore. Ratés pour maintenir, envers et contre tout, ce ratage qui veut qu’un être vaille de se mesurer à ce qu’il sait hors d’atteinte. Ratés par devoir donc. Autant que par humanité.

Peut-être le poète vient-il là vérifier une espèce de loi très commune qui veut qu’amour aspire à s’écrire au singulier avec majuscule, mais ne puisse se vivre qu’au pluriel. Amour veut la partie pour le tout. La partie comme le tout. Mais si dans un être choisi il rêve ainsi un monde choisi, alors lie-t-il l’objet choisi à tous les autres. De l’un, en lui, se ramifie. Follement, passionnément ou poétiquement. L’amour est à la fois un principe et son étoilement, sa diffraction. Le volume de la vie autant que son influx. La course de l’incendie autant que son étincelle. Amour porte sur le monde une autre lumière, un éclat et une brillance qui en démentent l’absurdité en conférant momentanément à toutes choses apparence de justesse et de nécessité.

Chaque amour est profondément et passionnément unique, en se posant comme le centre fantasmatique d’une toile dans laquelle la réalité se trouve prise tout entière. L’amoureux répète comme un vœu : « Je voudrais tant aimer, aimer enfin, à travers toi, l’espèce humaine ». Qu’est-ce qu’une très belle histoire d’amour, sinon celle qui compose un monde sans jamais en fermer les portes ? Celle qui étend tout autour d’elle les liens les plus nombreux. Celle qui ainsi vire au poème. Celle dont la capacité de résonance et de réfraction est semblable à celle du poème.

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