Tu es la ressemblance...

Hommage à Paul Eluard

par Jean-Michel Maulpoix

Paul Eluard mourut une semaine après ma naissance. Il n’avait pas soixante ans. Sur aucune photographie, il ne nous apparaît comme un vieillard. Entre le visage qu’aima Gala et celui qu’aima Dominique, pour nous très peu de différence. Paul Eluard est surréaliste dans l’absence de rides, comme « Nouveau est surréaliste dans le baiser ». Difficile donc de dire, sans risquer de perdre de vue l’espèce de suspens et de grâce amoureuse dans lesquels s’est à tout jamais fixée sa figure, ce qu’il peut aujourd’hui représenter pour qui écrit de la poésie...

D’abord une évidente incarnation de la figure du poète. Comme Saint-John Perse, André Breton ou René Char, quoique d’une façon beaucoup moins autoritaire, avec infiniment moins de distance, il endosse sans réticence un statut, il fait état d’une vocation, et il développe son oeuvre en identifiant la vie à la poésie. Ni plus ni moins. Une voix lyrique toute individuelle prend en charge la construction d’un « nous » et aspire à se fondre dans l’impersonnel en formulant l’idéal d’une « poésie faite par tous »: voilà qui suffit à fonder de nouveau la figure du poète. Ici, pas de retournement de la poésie contre elle-même, comme chez Michaux ou Ponge, mais l’affirmation -en définitive, politique- d’une valeur intrinsèque de l’acte de création poétique. Poète abondant, poète inspiré, poète ininterrompu, cueillant la poésie au nid dans une espèce d’innocence respiratoire et d’allégresse toute matinales, Paul Eluard maintient vivante l’idée d’un devoir de poésie, d’une espérance commune, d’une orientation vers une vie future dont les mots pourraient livrer les clefs.

Mais il demeure avant tout celui qui a poussé jusqu’à son point d’absolu l’identification de la poésie à l’amour, c’est-à-dire jusqu’à l’affirmation exclusive d’un mode d’être au monde et d’une poétique. Entre ces deux mots, « l’amour, la poésie », juste la palpitation d’une virgule : ils forment couple, ils parlent d’une même « bouche d’alliance »[1]. La vie humaine est une affaire de liens, de mise en rapport, de ressemblance et de réciprocité. La femme aimée, creuset de toutes les analogies, est sa figure-muse. Quand le poète lui dit « tu es la ressemblance », il définit d’un trait l’amour et l’écriture, l’imaginaire et le poétique. Multiplicatrice de miroirs, la poésie constitue le lieu commun de la semblance redoublée. C’est par la ressemblance que se formule en elle de l’identité. Non plus une identité rivée à soi, crispée sur soi, solitaire et donc malheureuse, mais de l’identité en quête constante d’autrui, un processus d’identification mobile, changeante, qui passe sans relâche par le détour de l’altérité. Dire le propre par le rapprochement du même, affirmer le plus intime en empruntant les voies du « nous », tel est le principe essentiel de la fertilité et de la fraternisation poétique. Langue de figures, la poésie est discours de rencontre, « cette précipitation l’un vers l’autre de deux systèmes tenus séparément pour subjectifs ». Dire à la femme aimée « tu es la ressemblance », c’est lui dire tu es celle dont l’être constitue et transporte l’ensemble des apparences. Tu es la réciprocité et la visibilité même de tout ce qui m’apparaît. Tu es la relation et la figuration. Choisir ainsi le parti-pris de l’amour comme mode quasi exclusif de l’expression poétique, c’est attacher ses pas à tout ce qui existe en le considérant du point de vue de ce qui le déborde. C’est prêter à la vie profane une intensité que l’on pourrait dire religieuse, quoique dépourvue de mysticisme. La poésie, pour Eluard, est l’usage public de l’amour.

L’imaginaire amoureux est dès lors lexique et syntaxe: il nomme les choses du monde et il les coordonne, il relie le réel et le possible, il totalise, il réinscrit, il installe le poète au coeur de la ressemblance, au beau milieu de ses semblables. Il acclimate l’homme sur la terre et acclimate aussi bien la terre aux infinis désirs de l’homme. Le couple, le « nous » ont accès à l’invisible, pas le « je ». C’est en autrui, et en lui seul, que l’être vérifie sa propre réalité.

Ainsi conçue, la poésie est une langue double qui, de son propre aveu, « entretient l’équivoque ». Elle met des rêves au monde. Elle constitue un espace de jeu (celui-là même qu’instaure la virgule entre amour et poésie), ou ce qui est se rapproche très près de ce qui pourrait être. Prenant parti pour le « sommeil vivant » de l’imagination, elle nous rappelle que nous avons besoin d’un léger surcroît de sens. Vivre n’est pas une science exacte.

J’aime donc Paul Eluard en ce qu’il me donne immédiatement envie de croire en la poésie et en l’amour. Mais c’est aussi par là qu’il m’est à présent le plus douloureux de le lire, tant je me trouve enclin à substituer à la légèreté heureuse de ce couple « l’amour, la poésie » une contre-formule, mélancolique et quasiment opaque, « la solitude de la prose ». Il me semble que le poète d’aujourd’hui, plus que jamais poète malgré tout, ne peut que regarder avec nostalgie du côté du flux ininterrompu de la poésie d’Eluard. Mais il peut aussi bien puiser dans la transparence même de cette oeuvre une eau de jouvence, puisque l’auteur de La vie immédiate vient lui  rappeler l’importance de l’utopie poétique au moment où la loi économique fait taire les unes après les autres toutes les utopies sociales, où le sentiment du merveilleux est étouffé sous un amas d’images qui rencognent chacun dans sa solitude, où le virtuel se substitue au possible, et où l’homme en définitive perd de vue ses raisons d’être. Au poète d’aujourd’hui, Paul Eluard rappelle que la poésie est une fièvre qui garde « l’irréel intact » et qui regarde vers autrui avant d’être un travail de la langue prisonnier de ses propres reflets. Il l’invite à « rendre à la raison sa fonction de turbulence et d’agressivité ». à ne pas rechigner à la dépense verbale et à alimenter inépuisablement en mots son désir d’être vivant. Eluard reste le poète de la vie immédiate.

Jean-Michel Maulpoix



[1] I, 232. Cette référence, comme les suivantes, renvoie à l’édition de la Pléiade.