Cet essai de Yasmine Getz est le fruit d'une communication présentée au colloque "Figures modernes de la muse" qui s'est tenu le 18 mars 2000 à l'E.N.S de Saint-Cloud. 

Les actes de ce colloque ont fait l'objet d'une publication complète dans le numéro 27 de la revue "Ritm", en 2002, à l'Université Paris X-Nanterre.


Table des matières du volume

"Figures modernes de la muse"

  • Avant-propos, par Jean-Michel Maulpoix

  • La muse qui est la langue, par Yasmine Getz

  • La muse et le figural, par Joëlle de Sermet

  • Une inspiratrice nervalienne : Angélique, la muse fantôme, par Corinne Bayle

  • Muses chanteuses dans la poésie du Xxème siècle : la muse et la voix, par Michèle Finck

  • Une affaire de fruits : l’adieu à la muse, par Olivier Barbarant (sur Louis Aragon)

  • La muse des Actes, par Adélaïde Russo (sur Michel Deguy)

  • Le silence de la muse. Le poète et l’analyste, deux orfèvres des voix du silence : Narcisse et Echo, par Catherine Wieder

  • Muses et autres chimères, par Hélène Domon

 

La ronde des muses, par le peintre Christian Gardair


 

Quelques écrivains présents sur ce site:

Textes, essais, entretiens

Essais généraux

 

 

 

 

                                                                            

     

    La muse qui est la langue

     

    par Yasmine Getz

     

     


    Avant d’embarquer sur le radeau de la Muse, ce féminin majuscule, la bibliographie de la Modern Language Association, consultée, a indiqué pas moins de sept cent quatre-vingt quatre articles qui, entre 1963 et 1999, lui furent consacrés. La Muse singulière y est caractérisée de toutes les manières: tragique, comique, ironique, catholique, sceptique, domestique, érotique, chaste, belle, rebelle, abused, enceinte, nourricière, maternelle, maternante, errante, absente, disparue, perdue, oublieuse, oubliée, en prison, en exil, quand on n’est pas à sa recherche. A l’exception d’une anthologie gay où la Muse était the Male Muse[1], la Muse, fille de Zeus et de Mnémosyné, qu’elle soit Madone ou Sorcière, est, conformément à la tradition, femme:

                                   J’allais sous le ciel Muse, et j’étais ton féal.

                    La Muse pourtant n’est point née seule et ce singulier est un pluriel. Qui évoquer alors, trois ou neuf déesses[2], et qui d’entre les neuf, Polymnie, Erato et/ou Calliope? Ce sera moins l’une d’entre elles que ce qui leur est commun, à savoir leur nom. Car, si, comme je veux le soutenir, “la muse est la langue”, Muse est l’un des noms propres de la langue dont l’étymon *men[3] “indique l’ardeur, la tension vive qui s’élance dans l’impatience, le désir ou la colère, celle qui brûle d’en venir à savoir et à faire[4]”. La Muse, pars pro toto, est l’inspiration personnifiée qui anime, soulève, excite, met en branle tout mouvement de l’esprit, dont la création poétique. Vis poetica ou furor du “poète”, la force “magnétique” de la Muse de Ion, le rhapsode de Platon, est celle d’un “partage divin”, puisqu’à Tinnichos le Chalcidien “dont pas un seul poème ne méritait de survivre”, il arriva une seule fois de composer “ce chant parmi les plus beaux qui est maintenant sur toutes les lèvres”. Et la leçon qu’ont voulu donner les Dieux en mettant le chant le plus beau dans la bouche du plus mauvais poète, c’est que les poètes sont seulement les “herméneutes des dieux” et que les beaux poèmes ne sont pas une oeuvre humaine. La Muse distingue le poète du simple versificateur, et Ronsard, dans la préface de la Franciade, réitérera cette distinction cruelle:

                    “Tous ceux qui escrivent en carmes, tout doctes puissent-ils être, ne sont pas Poètes. Il y a autant de différence entre un poète et un versificateur qu’entre un bidet et un généreux coursier de Naples et pour mieux les comparer entre un véritable prophète et un charlatan vendeur de triacles”.

    Le poète -Homère, Hésiode, Pindare, Archiloque, Callimaque-, pour que le chant l’emplisse, invoquait la Moûsa, éprouvant au-dedans de lui sa présence tandis qu’elle l’emplissait par l’oreille, puis le débordait par la coupe des lèvres.

    Mais à ce débordement du féminin en eux, il semble que les poètes, depuis longtemps, ne consentent plus. Autres temps sont ceux d’aujourd’hui où ils sont sans la muse; ils la courtisaient, la cultivaient, la taquinaient, ils l’ont congédiée. Abandonnés d’elle puisque sourds à sa voix, ne distinguant plus dans le bruit du monde la grâce légère de ses pas, la fuyant davantage que d’eux, étrange, elle ne s’enfuit, les poètes semblent n’avoir plus besoin de celle qui fut appelée dans un hymne orphique “nourricière de l’âme”[5]. Qui l’invoque? Autrefois - que le poète fût homme ou femme- la Muse entretenait avec lui une relation exclusivement spirituelle où souffle, esprit créateur, elle l’inspirait, l’enthousiasmait, le dépossédait, le ravissait pour qu’à son tour, il nous ravisse: Muse, “fureur sans fureur furieuse”[6]. “Vases sacrés sont les poètes”, écrivait Hölderlin. Emplis de quelles nourritures spirituelles à partager, aujourd’hui?  

                    Le “désenchantement du monde” dont nous a parlé Marcel Gauchet a fait aussi s’enfuir la Muse dont le poète n’a plus besoin pour créer. Vers qui ou quoi se tend son oreille? Plus de Dieu s’emparant du poète et prophétisant par sa bouche, plus de souffle divin et sa théorie, plus de source d’Hippocrène, plus de thiase, plus de nectar et d’ambroisie. On est passé de l’esprit divin à l’esprit de vin, du spirituel au spiritueux, et c’est à l’absinthe que fut donné le nom de muse verte. Après les “mages romantiques”, la féminité de la Muse ne s’incarna plus longtemps dans les figures de l’Ange gardien ou de la Madone, mais dans celle de la Muse vénale, de la Muse malade dont le poète devint le pitre. Vieux saltimbanque, histrion, celui-là même fuit la “baraque” qu’est devenue la poésie :

                    J’ai Muse, moi ton pitre, enjambé la fenêtre

                    En toile et le tréteau noirci par les quinquets[7].

                    Cette dégradation de la figure de la muse, qui va de pair avec celle de la figure du poète, est liée bien entendu aux conditions historiques de la place de la poésie à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, mais tout autant à la dégradation de l’image féminine en général, à la mysogynie ou la gynophobie même, qui atteindront leur comble dans les années de la décadence fin de siècle - mythologie sexiste qui survit encore.

                    La Femme est exclue de la création artistique; ce singulier, parce que toutes les mêmes (les hommes parce que tous différents), n’a plus que deux figures: la fille ou la mère, deux catégories exclusives, la maman et la putain suivant le titre du beau film de Jean Eustache. La maman, bien entendu, n’a rien à faire avec la création artistique puisque l’art, on le sait bien, n’est plus qu’artifice désormais, et que la maternité - exceptée lorsqu’elle est présentée sous la figure de la Vierge Marie-, est anti-artistique au possible. Ainsi les femmes pour Schopenhauer “n’ont (-elles) qu’une seule affaire”, la propagation de l’espèce[8]. “ Vil animal ”, la femme ne sert selon Baudelaire qu’à “pétrir les génies”, sans bien sûr les comprendre, et la mère épouvantée de Bénédiction aurait préféré avoir “mis bas tout un noeud de vipères/ Plutôt que de nourrir cette dérision”: un poète. Le poète quant à lui se détourne avec dégoût de la naturalité de la procréation, “tourne l’épaule à la vie”, et va, nouveau Jacob, engager un combat avec l’Ange, ou bien se confondre avec l’Ange lui-même:

                    Ainsi, pris du dégoût de l’homme à l’âme dure

                    Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits

                    Mangent, et qui s’entête à chercher cette ordure

                    Pour l’offrir à la femme allaitant ses petits,

                   

                    Je fuis et je m’accroche à toutes les croisées

                     D’où l’on tourne l’épaule à la vie, et, béni

                    Dans leur verre, lavé d’éternelles rosées,

                    Que dore le matin chaste de l’Infini,

                   

                    Je me mire et me vois ange! et je meurs, et j’aime

                    Que la vitre soit l’art, soit la mysticité

                    A renaître, portant mon rêve en diadème,

                    Au ciel antérieur où fleurit la Beauté![9] 

                   

    L’allaitement maternel, figure du pauvre bonheur d’ici-bas[10] méprisé, sert de repoussoir à un autre allaitement, tout spirituel celui-là, celui des mendieurs d’azur évoqués dans “Le Guignon”, ceux qui tètent la douleur comme ils tétaient le rêve. L’on pourrait croire pourtant qu’à trop vouloir faire l’ange, le poète... Mais non, ce n’est pas lui qui se retrouve à la place de la bête, mais elle encore une fois, la femme, avec ses “seuls appétits qui mangent”, souvenez-vous:

                    La femme a faim et elle veut manger. Soif, et elle veut boire.

                    Elle est en rut et elle veut être foutue.

                    Le beau mérite!

                    La femme est naturelle, c’est à dire abominable.

                    Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du Dandy[11].

     

                    Celle qui n’a rien à voir avec l’art, qui ne peut créer mais seulement reproduire l’espèce - et par hasard quelquefois, bien contre sa volonté, faire naître un poète-, elle peut en revanche devenir un objet d’art, sous certaines conditions toutefois: être fille, créature!, inversion maligne de la mère, c’est-à-dire de préférence, vierge, lesbienne ou stérile, belle, fardée, maquillée pour donner l’illusion d’avoir échappé à l’asservissement de sa nature, parée, embijoutée, enchâssée. Mais la parure reste toujours mensonge, ou plutôt il n’est dévolu à la femme de se parer que parce que la parure est mensonge, et que ce serait là, bien entendu, ses propriétés: la tromperie, l’illusion, le masque, le décor suborneur.

    Et , regarde, voici, crispée atrocement,

    La véritable tête et la sincère face,

    Renversée à l’abri de la face qui ment [12]

    Sous le fard mensonger, sous la beauté de la fille, une bête est là, car belle et bête ne sont pas termes exclusifs:

                    Courtisane au sein dur, à l’oeil opaque et brun

                    S’ouvrant avec lenteur, comme celui d’un boeuf[13].

    La belle est belle et bête : “Ne cherchez pas mon cœur, les bêtes l’ont mangé” ! Fut forgé à l’époque le terme de féminilité pour signifier l’animalité cruelle de la femme - elle est “belle affreusement” comme l’écrit Mallarmé à propos de son Hérodiade.  

                    Si vous cherchez la femme, ne cherchez donc plus la muse mais la “Circé tyrannique aux dangereux parfums”, la sirène, la sphynge, le vampire soumis aux métamorphoses, la femme non “vase sacré” mais “outre aux flancs gluants, toute pleine de pus”[14], la goule, Messaline, Dalila, Hérodiade ou Salomé: la femme fatale, aux hommes. Le féminin n’est plus sous le signe de l’air, du souffle nourricier et principe de vie. La Muse, réduite à l’impuissance ou carrément “Muse de l’impuissance”, n’a plus de voix, tandis que lui est préférée la danseuse, muette, qui est ce “serpent qui danse, au bout d’un bâton”. Voici venu le temps des simulacres, des femmes peintes, des femmes sculptées, dures et froides comme le marbre, impénétrables, celles qui détruisent l’artiste,  

                    Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre

                    Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour...

                   

                    Disparue aussi, il semble, cette autre figure de la femme, médiatrice sinon créatrice, les Béatrice ou les Laure, les bienfaisantes, les anges, les saintes, les toujours mortes toutefois. La femme qui serait moins la femme, toujours liée à la dimension tragique du péché de la chair, que la soeur, celle qui ressuscite le rêve angélique ancien. Celle à qui le poète s’adresse encore quelquefois, dans la nostalgie, “Mon amie ma sœur”, ou dans la remontrance, lasse:

                    De la douceur, de la douceur, de la douceur!

                    Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante.

                    Même au fort du déduit, parfois, vois-tu, l’amante

                    Doit avoir l’abandon paisible de la soeur.[15]

     

    Cette sorte de Muse n’a pas disparu? André Velter ne vient-il pas de publier des poèmes dédiés à Chantal Mauduit? Paul Valéry ne voulait-il pas faire de Catherine Pozzi une nouvelle Laure, une moderne Béatrice? George Sand, et bien d’autres qu’elle, fut, pourrait-on dire,  la Muse de Musset, Julie Charles et Graziella celles de Lamartine, Suzanne Gontard celle de Hölderlin. Mais toutes celles-là qui furent plus jeunes, plus belles, bien plus désirables que la très vieille femme nommée Muse ne furent que muses de circonstance, liées à l’éphémère, au transitoire. Elles firent taire parfois sous leurs baisers la bouche du poète, et ce n’est que loin d’elles, loin de leurs noms mêmes que le poète a inscrit dans la langue, les noms nouveaux d’Elvire ou de Diotime.

                    Il advient que certaines restent les dédicataires de vers justement appelés de circonstance. Récréations postales,

                                   A Madame Durand je baise

                                   la main.


                                   Vite facteur debout

                                   Qu’on le dise au soixante-seize

                                   Rue aux maisons hautes Taitbout.

     

                    dédicaces pour fêtes et anniversaires, à Méry Laurent,

                                   Méry

                                   l’an pareil en sa course

                                   Allume ici le même été

                                   Mais toi, tu rajeunis la source

                                   Où va boire ton pied fêté.

                   

                    Dans ce désenchantement généralisé, il s’agissait, après s’être débarrassé de tout “vieux et méchant plumage”, terrassé heureusement, de composer désormais avec lucidité, maître-mot mallarméen. Le poète n’a plus été disposé à accueillir la Muse et la parole jetée comme un sort, mais il s’est tourné vers elle et l’a dé-visagée, pour la comprendre[16]. Elle était à son côté, il l’a mise face à lui pour la tenir à distance: il lui a rendu son souffle ! Désormais moins maniaque, il a bondi moins loin - si même il croit encore au bondissement[17]- et n’a plus consenti à perdre l’intelligence de ses visions.

                    Mais un poète doit-il seulement être intelligent? Le principe de sa parole doit-il être uniquement celui de composer à dessein le poème, dans la chasteté[18] et la méditation, sans qu’il laisse place à l’événement surprenant de la pré-méditation[19], qui peut être nommée aussi émotion, désir, exaltation, en un mot, grâce[20]?

    Les lettres de Mallarmé à Henri Cazalis refusent toute transcendance.

                    “Mon Henri,

                    “Je t’envoie ce poème de l’Azur que tu sembles si désireux de posséder. Je l’ai travaillé, ces derniers jours, et je ne te cacherai pas qu’il m’a donné infiniment de mal, - outre qu’avant de prendre sa plume il fallait, pour conquérir un moment de lucidité complète, terrasser ma navrante Impuissance. Il m’a donné beaucoup de mal, parce que bannissant mille gracieusetés lyriques et beaux vers qui hantaient incessamment ma cervelle, j’ai voulu rester implacablement dans mon sujet. Je te jure qu’il n’y a pas un mot qui ne m’ait coûté plusieurs heures de recherche, et que le premier mot, qui revêt la première idée, outre qu’il tend par lui-même à l’effet général du poème, sert encore à préparer le dernier. L’effet produit, sans une dissonance, sans une fioriture, même adorable, qui distraie-  voilà ce que je cherche”[21].

    Et de poursuivre:                

                    “...Henri, qu’il y a loin de ces théories de composition littéraire à la façon dont notre glorieux Emmanuel prend une poignée d’étoiles dans la voie lactée pour les semer sur du papier, et les laisser se former au hasard en constellations imprévues! Et comme son âme enthousiaste, ivre d’inspiration, reculerait d’horreur devant ma façon de travailler! Il est le poète lyrique, dans tout son admirable épanchement. Toutefois, plus j’irai, plus je serai fidèle à ces sévères idées que m’a léguées mon grand maître Edgar Poë[22]”.

                    Il n’y aurait donc plus que des poèmes qui seraient compositions littéraires, fruits de longues heures de travail solitaire dans l’industrie logique[23] - la formule est de Ponge- d’un poète artisan sans numen, seul face au nomen.

                    Que signifie ce rejet du lyrisme, assimilé aujourd’hui encore à l’hybris, à l’ivresse, la perte de lucidité, la perte de contrôle de soi, qu’il est aisé d’associer à la féminité lorsque, de ses Proêmes, Ponge dit par exemple que “ce sont vraiment (ses) époques, au sens de menstrues”: écoulement sanguin, flux “naturel” sans contrôle possible, flux vital qui alors s’oppose exactement au désir de rigueur du poète, à l’érection logique. Sang et eau sont insaisissables[24], à l’instar de la parole courante qui a besoin d’un obstacle ou du froid pour prendre forme. Il ne sied plus au poète d’être possédé par un liquide, lymphaticus (qui a le délire, fou) de consentir à perdre son calme et sa rationalité dans l’échappée lyrique: de s’abandonner à être commota mente ou numpholeptos (possédé par les nymphes, délirant), comme on l’est dans le désir amoureux, comme il le fut jadis par les Muses, ces Camenae aquatiques[25].

    L’eau des Muses laissée à boire aux poètes s’est muée en gel, le large fleuve musaïque s’est tari, les mots sont des pierres, mais point pierres d’Héraclée. Et ce qui a été perdu avec la Muse, dévisagée, ce qui est perdu sinon rejeté avec une conception de la poésie envisagée uniquement comme pratique scripturaire solitaire, c’est la féminité tout entière, la dimension de l’origine et de la vie qui palpite et cherche à sourdre dans la langue, et qui avait pour représentation la voix de la Muse. Et encore: la dimension du souffle et celle du lyrisme, qui est chant, la poésie envisagée comme parole vive.

                    Mais n’y aurait-il pas raison, espérance, de croire que dans le scriptural même, la Muse serait présente? Tout poète n’est-il pas né “adossé à une bibliothèque” d’où lui parlent des voix?[26] Chez Baudelaire, elle chante encore “comme le vent des grèves”,

                    Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,

                    Qui caresse l’oreille et cependant l’effraie[27].

     

                    La voix de la Muse n’est pas étrangère à la lettre, ni à sa lecture, ni à son écriture qui en est le tracé, la trace. Quelque chose bruit dans le logos, une voix féminine qui module la langue, maternelle, celle-là même que le poète partage avec nous mais qu’il nous “emprunte, après tout pour un objet autre”, et qu’il illustre d’une manière particulière[28], “exposant sa Dame et Patronne à montrer sa déhiscence ou sa lacune à l’égard de quelques rêves, comme la mesure à quoi tout se réduit”[29].

                    Moûsa ne serait-ce pas le nom commun de lalangue[30], le féminin d’où tout sujet désirant et parlant a pris origine, et s’est nécessairement détaché pour faire entendre sa parole?

                    Langue dont le poète hérite, lui le fils élu de lalangue, et qu’il doit retisser grâce au travail nécessaire que Mallarmé nomme effort au style[31], Valéry, résistance au facile[32], Ponge, guerre sainte; langue où la matière sonore, le rythme et l’harmonie exercent leur privilège pour qu’un sujet y articule du sens - et l’art-iculation n’est pas l’artifice- y inscrive une parole- la sienne propre, et qu’un lecteur se l’approprie: “Quiconque ouvre un livre pour chanter au-dedans de soi, le vrai lecteur de vers”[33].

                    “Le signifiant d’abord”, suivant la formule célèbre de Ponge, ce n’est pas ce qui appartient uniquement à l’industrie logique, au logos, mais encore ce qui est, hors représentation, hors thématisation, chant et musique dans lalangue: melos. Le poète selon Mallarmé est élu par “instinct de rythmes”[34], lui dont l’âme - comme toute- est un “noeud rythmique”[35], une “mélodie qu’il s’agit de renouer”, lui qui a heureusement trouvé “une condition vraie ou la possibilité”, qu’il nous indique, à laquelle il nous invite, “de s’exprimer non seulement, mais de se moduler, à son gré”[36].

                    Toute âme est musicale : puis-je rappeler que la racine *men rapproche le mot muse du mot menos, âme, et que les muses pour Platon[37] étaient les déesses de la musique. Musique ramène à l’ordre et à l’unisson les mouvements déréglés de notre âme, rythme corrige en nous le défaut de mesure et de grâce. Son âme musicale, le poète la trace sur le papier, au rythme de son coeur, au rythme de la pulsation de ses émotions, qui font que la composition ne doit pas être entendue seulement comme une rhétorique littéraire mais comme une partition, la réunion synoptique de toutes les parties: la voix du poète s’articule méliquement dans lalangue.

                    Le poète fait, “à (ses) risques et périls des expériences individuelles, en tentant, s’il est possible, de les authentiquer”[38] : mais cette authenticité ne peut exclure la source dont elle procède: l’irreprésentable, l’innommable, l’inconnu où s’ouvre toute subjectivité, où elle s’articule à cet autre, ce Tout-Autre: en un mot, le féminin.

                   

    Ces risques et ces périls sont ceux de tout sujet désirant, quand il dit son désir : comme pour une traversée sur le radeau des mots ou dans une conque dorée, au risque du tangage et de la noyade, et de la défaite. Solitude, récif, étoile.

                    Le poète défait: n’est-ce pas cela l’inspiration: n’est-ce pas cela la Muse? Quand par l’exercice de la langue, au travers de la langue, dans ce que le poète trame, dans les plis de ce qu’il tisse, au fil de son existence, il y a de l’in-su, de l’in-espéré, de l’in-fini: cet infini qu’il berce sur le fini de son poème. Quelque chose qui -à la fois avant lui et devant lui- le précède, et l’excède, quelque chose qu’il ignore, qui survient dans la langue, surgit avec la langue, à l’horizon, un miroitement, un mirage, comme sur la mer qui nous renvoie son image adorée: la déesse.

     

    Yasmine Getz

    Université Charles-de-Gaulle-Lille-III

     

     



    [1] Sapho avait eu droit à cette caractérisation, et la Lyonnaise Louise Labé.

    [2] Longtemps avant Hésiode, les Muses étaient au nombre de trois. On vénérait Mélété, Mnémé, Aoidé dans un très ancien sanctuaire sur l’Hélicon.

    [3] Le sens originel du mot Muse est mal défini et son étymologie s’oriente dans des directions diverses. Une racine *men qui rapproche le mot muse du mot menos, âme, principe de vie, violence, d’où Ménades. Un autre rapprochement avec môsthai qui signifie désirer, aspirer à. Un autre rapprochement avec manthanein, étudier, apprendre où, dans le sens du verbe, domine nt le soin, le souci, la préoccupation.

    [4] Jean-Luc Nancy, Les Muses, Galilée, 1999, p.11.

    [5] Hymnes orphiques, LXXI,vers 4-8.

    [6]Dans son Art poétique françois (1597) Pierre Delaudun d’Aigaliers a composé un sonnet qui se veut une définition de la muse, dont je cite les deux quatrains : Muse est une fureur sans fureur furieuse,/Etre je ne sais quel, qui prend je ne sais quand,/ Et je ne sais pourquoi, et je ne sais comment/ Rendant notre raison sans raison curieuse/Et vient je ne sais d’où, d’audace audacieuse/Anime notre esprit et notre entendement/A composer des vers, je ne sais quels et quand,/ Et je ne sais pourquoi elle est tant précieuse...Cité par Colette Demaizière, De la muse à l’écriture: le choix linguistique comme support  de l’invention, in La Naissance du monde et l’invention du poème, Mélanges de poétique, éd. Jean-Claude Ternaux, Honoré Champion, Paris, 1998, p.

    [7] Mallarmé, “Le pitre châtié”, Pléiade 1989, p.31.

    [8]Pensées, maximes et fragments, 1880; recueil qui fut la bible des romanciers naturalistes.

    [9] Mallarmé, “Les Fenêtres”, p.32-33.

    [10] Mallarmé, “Brise Marine”, p.38 : “Rien, …/Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe/O Nuits !ni la clarté déserte de ma lampe/Sur le vide papier que la blancheur défend/Et ni la jeune femme allaitant son enfant./je partirai”.

    [11] Baudelaire, “Mon cœur mis à nu”, Les Fleurs du Mal, Pléiade I, 1975, p.677

    [12] Baudelaire, “Le Masque, Statue allégorique dans le goût de la Renaissance”, Pléiade I, p.23.

    [13] Verlaine, “Un dahlia” in Poèmes Saturniens, Pléiade, p.81. S’il y a réminiscence ici de l’épithète homérique, “Héra aux yeux de bœuf ”, i.e “ aux grands yeux ”, celle-ci est bien dégradée.

    [14] Baudelaire, “Les Métamorphoses du vampire”, p.159.

    [15] Verlaine, “Lassitude” in Poèmes Saturniens, Pléiade, p.63.

    [16] Giorgio Agamben, Le philosophe et la Muse, Le Nouveau Commerce, Paris, 1985, N°62-63.

    [17] “Il [Le Poète] arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d’autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !” Lettre de Rimbaud à Paul Demeny Charleville, 15 mai 1871, Pléiade, 1972, p.251.

    [18] Dans une lettre à son ami Henri Cazalis qui lui demandait des vers pour Ettie Yapp, vers qui deviendront ceux du sonnet “Apparition”, Mallarmé écrit le 1er juillet 1862: “Je ne veux pas faire cela d’inspiration: la turbulence du lyrisme serait indigne de cette chaste apparition que tu aimes. Il faut méditer longtemps: l’art seul, limpide et impeccable, est assez chaste pour la sculpter religieusement” (c’est moi qui souligne).

    [19] Octavio Paz, L’arc et la lyre, Les Essais, Gallimard, p.233-234,  “La préméditation est le trait déterminant à l’acte créateur; c’est elle qui le rend possible. Sans préméditation, il n’y a pas d’inspiration, ni de révélation de “l’altérité”. Mais la préméditation est antérieure à la volonté, au vouloir ou à toute autre inclination, conscience ou inconscience,  de l’âme”.

    [20] “Ce souffle mystérieux que  les Anciens appelaient la Muse et qu’il n’est pas téméraire d’assimiler à l’un des charismes théologiques, ce que  l’on désigne dans les manuels sous le nom de gratia gratis data” :Paul Claudel, “Introduction à un poème de Dante”, Œuvres en prose, Pléiade, 1965, p.422.

    [21] Mallarmé, Lettre du 7 janvier 1864, in Correspondance. Lettres sur la poésie, Folio, 1995.

    [22] Philosophy of composition, traduite par Baudelaire sous le titre de Genèse d’un poème, qui raconte la conception du Corbeau comme un pur exercice déterminé par la recherche de l’effet à produire. Mallarmé propose à son tour sa philosophie de la composition ou sa poétique de l’effet.

    [23] “Industrie logique” est une formule de Ponge; elle désigne l’activité de l’écrivain en tant qu’elle s’exerce, exclusivement, dans et sur la langue.

    [24] Ponge, “De l’eau” : “ On pourrait presque dire que l’eau est folle, à cause de cet hystérique besoin de n’obéir qu’à sa pesanteur qui la possède comme une idée fixe. (…) L’eau m’échappe…me file entre les doigts”. Pléiade I, 1999, p.31-32. Je souligne les qualificatifs fréquemment  employés à propos des femmes.

    [25] Les Camènes sont à Rome les nymphes des sources. De très bonne heure , elles ont été assimilées aux Muses.

    [26] Baudelaire, “La Voix”, p.170.

    [27] Baudelaire, ibid.

    [28] Mallarmé, “Tout écrit, extérieurement à son trésor, doit, par égard envers ceux dont il emprunte, après tout, pour un objet autre, le langage, présenter avec les mots, un sens même indifférent: on gagne de détourner l’oisif, charmé que rien ne l’y concerne, à première vue”. Le Mystère dans les lettres, 382.

    [29] Mallarmé, Le Mystère dans les lettres, 383.

    [30] Selon le nom qu’a forgé Lacan.

    [31] Mallarmé, 867.

    [32] Valéry, I, 639)

    [33] Mallarmé, Proses diverses, à propos d’Erechteus, tragédie de Swinburne, 702 (1875).

    [34] Mallarmé, Le Mystère dans les Lettres,  383: Or, suivant l’instinct de rythmes qui l’élit, le poëte ne se défend de voir un manque de proportion entre le moyen déchaîné et le résultat.

    [35] Mallarmé, La musique et les Lettres, 644. (1894): “une heureuse trouvaille avec quoi paraît à peu près close la recherche d’hier, aura été le vers libre, modulation (dis-je, souvent) individuelle, parce que toute âme est un noeud rythmique.

    [36] Mallarmé, Crise de vers, 363.(1886-1892-1896): “Toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer; et pour cela, sont la flûte ou la viole de chacun. Selon moi jaillit tard une condition vraie ou la possibilité, de s’exprimer non seulement, mais de se moduler, à son gré”.

    [37] Nous savons l’importance de la musique dans la poétique mallarméenne. Or La musique est le principal instrument qui agit sur la sensibilité humaine. La musique est aux yeux de Platon quelque chose de divin, un don des Dieux. C’est l’idée qu’il formule dans les Lois (II, 665,B), qu’il a déjà exprimée dans le Timée où il dit:  “L’harmonie, dont les mouvements sont de même espèce que les révolutions régulières de notre âme, n’apparaît point à l’homme qui a un commerce intelligent avec les Muses comme bonnes simplement à lui procurer un agrément irraisonné, ainsi qu’il le semble aujourd’hui. Au contraire, les Muses nous l’ont donnée comme une alliée de notre âme, lorsqu’elle entreprend de ramener à l’ordre et à l’unisson ses mouvements périodiques, qui se sont déréglés en nous. Pareillement le rythme, qui corrige en nous une tendance à un défaut de mesure et de grâce, visible en la plupart des hommes, nous a été donné par les mêmes Muses et en vue de la même fin”

    [38] Mallarmé, “Réponse à des enquêtes”,  “Sur Tolstoi”, Pléiade, p.873.