La
muse qui est la langue
par
Yasmine Getz
Avant
d’embarquer sur le radeau de la Muse,
ce féminin majuscule, la bibliographie de la Modern
Language Association, consultée, a indiqué
pas moins de sept cent quatre-vingt quatre
articles qui, entre 1963 et 1999, lui furent
consacrés. La Muse singulière y est caractérisée
de toutes les manières: tragique, comique,
ironique, catholique, sceptique, domestique, érotique,
chaste, belle, rebelle, abused, enceinte,
nourricière, maternelle, maternante, errante,
absente, disparue, perdue, oublieuse, oubliée,
en prison, en exil, quand on n’est pas à sa
recherche. A l’exception d’une anthologie gay
où la Muse était the Male Muse,
la Muse, fille de Zeus et de Mnémosyné,
qu’elle soit Madone ou Sorcière, est, conformément
à la tradition, femme:
J’allais
sous le ciel Muse, et j’étais ton féal.
La Muse
pourtant n’est point née seule et ce
singulier est un pluriel. Qui évoquer alors,
trois ou neuf déesses,
et qui d’entre les neuf, Polymnie, Erato et/ou
Calliope? Ce sera moins l’une d’entre elles
que ce qui leur est commun, à savoir leur nom.
Car, si, comme je veux le soutenir, “la muse
est la langue”, Muse est l’un des
noms propres de la langue dont l’étymon *men
“indique l’ardeur, la tension vive qui s’élance
dans l’impatience, le désir ou la colère,
celle qui brûle d’en venir à savoir et à
faire”.
La Muse, pars pro toto, est
l’inspiration personnifiée qui anime, soulève,
excite, met en branle tout mouvement de
l’esprit, dont la création poétique. Vis
poetica ou furor du “poète”, la
force “magnétique” de la Muse de Ion, le
rhapsode de Platon, est celle d’un “partage
divin”, puisqu’à Tinnichos le
Chalcidien “dont pas un seul poème ne méritait
de survivre”, il arriva une seule fois de
composer “ce chant parmi les plus beaux qui
est maintenant sur toutes les lèvres”. Et la
leçon qu’ont voulu donner les Dieux en
mettant le chant le plus beau dans la bouche du
plus mauvais poète, c’est que les poètes
sont seulement les “herméneutes des dieux”
et que les beaux poèmes ne sont pas une oeuvre
humaine. La Muse distingue le poète du
simple versificateur, et Ronsard, dans la préface
de la Franciade, réitérera cette
distinction cruelle:
“Tous
ceux qui escrivent en carmes, tout doctes
puissent-ils être, ne sont pas Poètes. Il y a
autant de différence entre un poète et un
versificateur qu’entre un bidet et un généreux
coursier de Naples et pour mieux les comparer
entre un véritable prophète et un charlatan
vendeur de triacles”.
Le
poète -Homère, Hésiode, Pindare, Archiloque,
Callimaque-, pour que le chant l’emplisse,
invoquait la Moûsa, éprouvant au-dedans
de lui sa présence tandis qu’elle
l’emplissait par l’oreille, puis le débordait
par la coupe des lèvres.
Mais
à ce débordement du féminin en eux, il semble
que les poètes, depuis longtemps, ne consentent
plus. Autres temps sont ceux d’aujourd’hui où
ils sont sans la muse; ils la
courtisaient, la cultivaient, la taquinaient,
ils l’ont congédiée. Abandonnés d’elle
puisque sourds à sa voix, ne distinguant plus
dans le bruit du monde la grâce légère de ses
pas, la fuyant davantage que d’eux, étrange,
elle ne s’enfuit, les poètes semblent
n’avoir plus besoin de celle qui fut appelée
dans un hymne orphique “nourricière de l’âme”.
Qui l’invoque? Autrefois - que le poète fût
homme ou femme- la Muse entretenait avec lui une
relation exclusivement spirituelle où souffle,
esprit créateur, elle l’inspirait,
l’enthousiasmait, le dépossédait, le
ravissait pour qu’à son tour, il nous
ravisse: Muse, “fureur sans fureur furieuse”.
“Vases sacrés sont les poètes”, écrivait
Hölderlin. Emplis de quelles nourritures
spirituelles à partager, aujourd’hui?
Le “désenchantement
du monde” dont nous a parlé Marcel Gauchet a
fait aussi s’enfuir la Muse dont le poète
n’a plus besoin pour créer. Vers qui ou quoi
se tend son oreille? Plus de Dieu s’emparant
du poète et prophétisant par sa bouche, plus
de souffle divin et sa théorie, plus de source
d’Hippocrène, plus de thiase, plus de nectar
et d’ambroisie. On est passé de l’esprit
divin à l’esprit de vin, du spirituel au
spiritueux, et c’est à l’absinthe que fut
donné le nom de muse verte. Après
les “mages romantiques”, la féminité de la
Muse ne s’incarna plus longtemps dans
les figures de l’Ange gardien ou de la Madone,
mais dans celle de la Muse vénale, de la Muse
malade dont le poète devint le pitre. Vieux
saltimbanque, histrion, celui-là même fuit la
“baraque” qu’est devenue la poésie :
J’ai Muse, moi
ton pitre, enjambé la fenêtre
En
toile et le tréteau noirci par les quinquets.
Cette dégradation de la figure de la
muse, qui va de pair avec celle de la figure du
poète, est liée bien entendu aux conditions
historiques de la place de la poésie à partir
de la seconde moitié du XIXème siècle, mais
tout autant à la dégradation de l’image féminine
en général, à la mysogynie ou la gynophobie même,
qui atteindront leur comble dans les années de
la décadence fin de siècle - mythologie
sexiste qui survit encore.
La
Femme est exclue de la création artistique; ce
singulier, parce que toutes les mêmes (les
hommes parce que tous différents), n’a plus
que deux figures: la fille ou la mère, deux catégories
exclusives, la maman et la putain suivant
le titre du beau film de Jean Eustache. La
maman, bien entendu, n’a rien à faire avec la
création artistique puisque l’art, on le sait
bien, n’est plus qu’artifice désormais,
et que la maternité - exceptée lorsqu’elle
est présentée sous la figure de la Vierge
Marie-, est anti-artistique au possible. Ainsi
les femmes pour Schopenhauer “n’ont
(-elles) qu’une seule affaire”, la
propagation de l’espèce.
“ Vil animal ”, la femme ne sert selon Baudelaire qu’à “pétrir les génies”,
sans bien sûr les comprendre, et la mère épouvantée
de Bénédiction aurait préféré avoir
“mis bas tout un noeud de vipères/ Plutôt
que de nourrir cette dérision”: un poète. Le
poète quant à lui se détourne avec dégoût
de la naturalité de la procréation,
“tourne l’épaule à la vie”, et va,
nouveau Jacob, engager un combat avec l’Ange,
ou bien se confondre avec l’Ange lui-même:
Ainsi, pris du dégoût
de l’homme à l’âme dure
Vautré
dans le bonheur, où ses seuls appétits
Mangent,
et qui s’entête à chercher cette ordure
Pour
l’offrir à la femme allaitant ses petits,
Je fuis et je m’accroche à toutes les
croisées
D’où
l’on tourne l’épaule à la vie, et, béni
Dans
leur verre, lavé d’éternelles rosées,
Que
dore le matin chaste de l’Infini,
Je me mire et me vois ange! et je meurs,
et j’aime
Que
la vitre soit l’art, soit la mysticité
A renaître, portant mon rêve en diadème,
Au
ciel antérieur où fleurit la Beauté!
L’allaitement
maternel, figure du pauvre bonheur d’ici-bas
méprisé, sert de repoussoir à un autre
allaitement, tout spirituel celui-là, celui des
mendieurs d’azur évoqués dans “Le
Guignon”, ceux qui tètent la douleur comme
ils tétaient le rêve. L’on pourrait
croire pourtant qu’à trop vouloir faire
l’ange, le poète... Mais non, ce n’est pas
lui qui se retrouve à la place de la bête,
mais elle encore une fois, la femme, avec ses
“seuls appétits qui mangent”,
souvenez-vous:
La femme a faim
et elle veut manger. Soif, et elle veut boire.
Elle
est en rut et elle veut être foutue.
Le
beau mérite!
La
femme est naturelle, c’est à dire abominable.
Aussi
est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le
contraire du Dandy.
Celle qui n’a rien à voir avec
l’art, qui ne peut créer mais
seulement reproduire l’espèce - et par
hasard quelquefois, bien contre sa volonté,
faire naître un poète-, elle peut en revanche devenir
un objet d’art, sous certaines conditions
toutefois: être fille, créature!,
inversion maligne de la mère, c’est-à-dire
de préférence, vierge, lesbienne ou stérile,
belle, fardée, maquillée pour donner l’illusion
d’avoir échappé à l’asservissement de sa
nature, parée, embijoutée, enchâssée. Mais
la parure reste toujours mensonge, ou plutôt il
n’est dévolu à la femme de se parer que parce
que la parure est mensonge, et que ce serait
là, bien entendu, ses propriétés: la
tromperie, l’illusion, le masque, le décor
suborneur.
Et
, regarde, voici, crispée atrocement,
La
véritable tête et la sincère face,
Renversée
à l’abri de la face qui ment
Sous
le fard mensonger, sous la beauté de la fille,
une bête est là, car belle et bête ne sont
pas termes exclusifs:
Courtisane
au sein dur, à l’oeil opaque et brun
S’ouvrant
avec lenteur, comme celui d’un boeuf.
La
belle est belle et bête : “Ne
cherchez pas mon cœur, les bêtes l’ont mangé” !
Fut forgé à l’époque le terme de féminilité
pour signifier l’animalité cruelle de la
femme - elle est “belle affreusement” comme
l’écrit Mallarmé à propos de son Hérodiade.
Si
vous cherchez la femme, ne cherchez donc plus la
muse mais la “Circé tyrannique aux dangereux
parfums”, la sirène, la sphynge, le vampire
soumis aux métamorphoses, la femme non “vase
sacré” mais “outre aux flancs gluants,
toute pleine de pus”,
la goule, Messaline, Dalila, Hérodiade ou Salomé:
la femme fatale, aux hommes. Le féminin n’est
plus sous le signe de l’air, du souffle
nourricier et principe de vie. La Muse, réduite
à l’impuissance ou carrément “Muse de
l’impuissance”, n’a plus de voix, tandis
que lui est préférée la danseuse, muette,
qui est ce “serpent qui danse, au bout d’un
bâton”. Voici venu le temps des simulacres,
des femmes peintes, des femmes sculptées, dures
et froides comme le marbre, impénétrables,
celles qui détruisent l’artiste,
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve
de pierre
Et
mon sein, où chacun s’est meurtri tour à
tour...
Disparue
aussi, il semble, cette autre figure de la
femme, médiatrice sinon créatrice, les Béatrice
ou les Laure, les bienfaisantes, les anges, les
saintes, les toujours mortes
toutefois. La femme qui serait moins la
femme, toujours liée à la dimension tragique
du péché de la chair, que la soeur,
celle qui ressuscite le rêve angélique ancien.
Celle à qui le poète s’adresse encore
quelquefois, dans la nostalgie, “Mon amie ma sœur”,
ou dans la remontrance, lasse:
De la douceur,
de la douceur, de la douceur!
Calme
un peu ces transports fébriles, ma charmante.
Même
au fort du déduit, parfois, vois-tu, l’amante
Doit
avoir l’abandon paisible de la soeur.
Cette
sorte de Muse n’a pas disparu? André Velter
ne vient-il pas de publier des poèmes dédiés
à Chantal Mauduit? Paul Valéry ne voulait-il
pas faire de Catherine Pozzi une nouvelle Laure,
une moderne Béatrice? George Sand, et bien
d’autres qu’elle, fut, pourrait-on dire,
la Muse de Musset, Julie Charles et
Graziella celles de Lamartine, Suzanne Gontard
celle de Hölderlin. Mais toutes celles-là qui
furent plus jeunes, plus belles, bien plus désirables
que la très vieille femme nommée Muse ne
furent que muses de circonstance, liées à l’éphémère,
au transitoire. Elles firent taire parfois sous
leurs baisers la bouche du poète, et ce n’est
que loin d’elles, loin de
leurs noms mêmes que le poète a
inscrit dans la langue, les noms nouveaux
d’Elvire ou de Diotime.
Il
advient que certaines restent les dédicataires
de vers justement appelés de circonstance. Récréations
postales,
A Madame Durand
je baise
la
main.
Vite facteur debout
Qu’on
le dise au soixante-seize
Rue
aux maisons hautes Taitbout.
dédicaces pour fêtes et anniversaires,
à Méry Laurent,
Méry
l’an
pareil en sa course
Allume
ici le même été
Mais toi, tu rajeunis la source
Où
va boire ton pied fêté.
Dans
ce désenchantement généralisé, il
s’agissait, après s’être débarrassé de
tout “vieux et méchant plumage”, terrassé
heureusement, de composer désormais avec lucidité,
maître-mot mallarméen. Le
poète n’a plus été disposé à
accueillir la Muse et la parole jetée comme un
sort, mais il s’est tourné vers elle et l’a
dé-visagée, pour la comprendre.
Elle était à son côté, il l’a mise face à
lui pour la tenir à distance: il lui a rendu
son souffle ! Désormais moins maniaque,
il a bondi moins loin - si même il croit encore
au bondissement-
et n’a plus consenti à perdre l’intelligence
de ses visions.
Mais
un poète doit-il seulement être
intelligent? Le principe de sa parole doit-il être
uniquement celui de composer à dessein
le poème, dans la chasteté et
la méditation, sans qu’il laisse place à
l’événement surprenant de la pré-méditation,
qui peut être nommée aussi émotion, désir,
exaltation, en un mot, grâce?
Les
lettres de Mallarmé à Henri Cazalis refusent
toute transcendance.
“Mon
Henri,
“Je
t’envoie ce poème de l’Azur que tu
sembles si désireux de posséder. Je l’ai
travaillé, ces derniers jours, et je ne te
cacherai pas qu’il m’a donné infiniment de
mal, - outre qu’avant de prendre sa plume il
fallait, pour conquérir un moment de lucidité
complète, terrasser ma navrante Impuissance. Il
m’a donné beaucoup de mal, parce que
bannissant mille gracieusetés lyriques et
beaux vers qui hantaient incessamment ma
cervelle, j’ai voulu rester implacablement dans
mon sujet. Je te jure qu’il n’y a pas un mot
qui ne m’ait coûté plusieurs heures de recherche,
et que le premier mot, qui revêt la première
idée, outre qu’il tend par lui-même à l’effet
général du poème, sert encore à préparer le
dernier. L’effet produit, sans une
dissonance, sans une fioriture, même adorable,
qui distraie-
voilà ce que je cherche”.
Et
de poursuivre:
“...Henri, qu’il y a loin de ces théories
de composition littéraire à la façon dont
notre glorieux Emmanuel prend une poignée d’étoiles
dans la voie lactée pour les semer sur du
papier, et les laisser se former au hasard en
constellations imprévues! Et comme son âme enthousiaste,
ivre d’inspiration, reculerait
d’horreur devant ma façon de travailler! Il
est le poète lyrique, dans tout son
admirable épanchement. Toutefois, plus
j’irai, plus je serai fidèle à ces sévères
idées que m’a léguées mon grand maître
Edgar Poë”.
Il n’y aurait donc plus que des poèmes
qui seraient compositions littéraires,
fruits de longues heures de travail solitaire
dans l’industrie logique -
la formule est de Ponge- d’un poète
artisan sans numen, seul face au nomen.
Que
signifie ce rejet du lyrisme, assimilé
aujourd’hui encore à l’hybris, à
l’ivresse, la perte de lucidité, la perte de
contrôle de soi, qu’il est aisé d’associer
à la féminité lorsque, de ses Proêmes,
Ponge dit par exemple que “ce sont vraiment
(ses) époques, au sens de menstrues”: écoulement
sanguin, flux “naturel” sans contrôle
possible, flux vital qui alors s’oppose
exactement au désir de rigueur du poète, à
l’érection logique. Sang et eau sont
insaisissables,
à l’instar de la parole courante qui a besoin
d’un obstacle ou du froid pour prendre forme.
Il ne sied plus au poète d’être possédé
par un liquide, lymphaticus (qui a le délire,
fou) de consentir à perdre son calme et sa
rationalité dans l’échappée lyrique:
de s’abandonner à être commota mente
ou numpholeptos (possédé par les
nymphes, délirant), comme on l’est
dans le désir amoureux, comme il le fut
jadis par les Muses, ces Camenae
aquatiques.
L’eau
des Muses laissée à boire aux poètes s’est
muée en gel, le large fleuve musaïque s’est
tari, les mots sont des pierres, mais point
pierres d’Héraclée. Et ce qui a été perdu
avec la Muse, dévisagée, ce qui est perdu
sinon rejeté avec une conception de la
poésie envisagée uniquement comme pratique
scripturaire solitaire, c’est la féminité
tout entière, la dimension de l’origine et de
la vie qui palpite et cherche à sourdre dans la
langue, et qui avait pour représentation la
voix de la Muse. Et encore: la dimension du
souffle et celle du lyrisme, qui est
chant, la poésie envisagée comme parole
vive.
Mais
n’y aurait-il pas raison, espérance, de
croire que dans le scriptural même, la Muse
serait présente? Tout poète n’est-il pas né
“adossé à une bibliothèque” d’où lui
parlent des voix?
Chez Baudelaire, elle chante encore “comme le
vent des grèves”,
Fantôme
vagissant, on ne sait d’où venu,
Qui
caresse l’oreille et cependant l’effraie.
La voix de la Muse n’est pas étrangère
à la lettre, ni à sa lecture, ni à son
écriture qui en est le tracé, la trace.
Quelque chose bruit dans le logos,
une voix féminine qui module la langue,
maternelle, celle-là même que le poète
partage avec nous mais qu’il nous “emprunte,
après tout pour un objet autre”, et qu’il illustre
d’une manière particulière,
“exposant sa Dame et Patronne à montrer sa déhiscence
ou sa lacune à l’égard de quelques rêves,
comme la mesure à quoi tout se réduit”.
Moûsa
ne serait-ce pas le nom commun de lalangue,
le féminin d’où tout sujet désirant et
parlant a pris origine, et s’est nécessairement
détaché pour faire entendre sa parole?
Langue
dont le poète hérite, lui le fils élu de
lalangue, et qu’il doit retisser grâce au travail
nécessaire que Mallarmé nomme effort au style,
Valéry, résistance au facile,
Ponge, guerre sainte; langue où la matière
sonore, le rythme et l’harmonie exercent leur
privilège pour qu’un sujet y articule du sens
- et l’art-iculation n’est pas
l’artifice- y inscrive une parole- la
sienne propre, et qu’un lecteur se
l’approprie: “Quiconque ouvre un livre pour chanter
au-dedans de soi, le vrai lecteur de vers”.
“Le
signifiant d’abord”, suivant la formule célèbre
de Ponge, ce n’est pas ce qui appartient
uniquement à l’industrie logique, au logos,
mais encore ce qui est, hors représentation,
hors thématisation, chant et musique dans lalangue:
melos. Le poète selon Mallarmé est élu
par “instinct de rythmes”,
lui dont l’âme - comme toute- est un “noeud
rythmique”,
une “mélodie qu’il s’agit de renouer”,
lui qui a heureusement trouvé “une condition
vraie ou la possibilité”, qu’il nous
indique, à laquelle il nous invite, “de
s’exprimer non seulement, mais de se moduler,
à son gré”.
Toute
âme est musicale : puis-je rappeler que
la racine *men rapproche le mot muse du
mot menos, âme, et que les muses pour
Platon
étaient les déesses de la musique. Musique ramène
à l’ordre et à l’unisson les mouvements déréglés
de notre âme, rythme corrige en nous le défaut
de mesure et de grâce. Son âme musicale, le poète
la trace sur le papier, au rythme de son coeur,
au rythme de la pulsation de ses émotions, qui
font que la composition ne doit pas être
entendue seulement comme une rhétorique littéraire
mais comme une partition, la réunion synoptique
de toutes les parties: la voix du poète
s’articule méliquement dans lalangue.
Le
poète fait, “à (ses) risques et périls des
expériences individuelles, en tentant, s’il
est possible, de les authentiquer” :
mais cette authenticité ne peut exclure la
source dont elle procède: l’irreprésentable,
l’innommable, l’inconnu où s’ouvre toute
subjectivité, où elle s’articule à cet
autre, ce Tout-Autre: en un mot, le féminin.
Ces
risques et ces périls sont ceux de tout sujet désirant,
quand il dit son désir : comme pour
une traversée sur le radeau des mots ou dans
une conque dorée, au risque du tangage et de la
noyade, et de la défaite. Solitude, récif,
étoile.
Le
poète défait: n’est-ce pas cela
l’inspiration: n’est-ce pas cela la Muse?
Quand par l’exercice de la langue, au travers
de la langue, dans ce que le poète trame, dans
les plis de ce qu’il tisse, au fil de son
existence, il y a de l’in-su, de l’in-espéré,
de l’in-fini: cet infini qu’il berce
sur le fini de son poème. Quelque chose qui -à
la fois avant lui et devant lui- le précède,
et l’excède, quelque chose qu’il ignore,
qui survient dans la langue, surgit avec la
langue, à l’horizon, un miroitement, un
mirage, comme sur la mer qui nous renvoie son
image adorée: la déesse.
Yasmine
Getz
Université
Charles-de-Gaulle-Lille-III
Dans
son Art poétique françois (1597)
Pierre Delaudun d’Aigaliers a composé un
sonnet qui se veut une définition de la
muse, dont je cite les deux quatrains :
Muse est une fureur sans fureur
furieuse,/Etre je ne sais quel, qui prend je
ne sais quand,/ Et je ne sais pourquoi, et
je ne sais comment/ Rendant notre raison
sans raison curieuse/Et vient je ne sais
d’où, d’audace audacieuse/Anime notre
esprit et notre entendement/A composer des
vers, je ne sais quels et quand,/ Et je ne
sais pourquoi elle est tant précieuse...Cité
par Colette Demaizière, De la muse à
l’écriture: le choix linguistique comme
support
de l’invention, in La
Naissance du monde et l’invention du poème,
Mélanges de poétique, éd.
Jean-Claude Ternaux, Honoré Champion,
Paris, 1998, p.
Dans une lettre à son ami Henri Cazalis qui
lui demandait des vers pour Ettie Yapp, vers
qui deviendront ceux du sonnet
“Apparition”, Mallarmé écrit le 1er
juillet 1862: “Je ne veux pas faire cela
d’inspiration: la turbulence du lyrisme
serait indigne de cette chaste
apparition que tu aimes. Il faut méditer
longtemps: l’art seul, limpide et impeccable,
est assez chaste pour la sculpter
religieusement” (c’est moi qui
souligne).