Me paraissent
importer encore l'émotion (produite par
l'expression au plus près possible d'une
expérience), et le sens comme connexion
possible, même intermittente, entre la
langue arrêtée du livre et celle, vive, du
lecteur. Partant de là, tout trajet
poétique juste devient défendable, voire
intéressant, passionnant, exaltant,
enthousiasmant, unique, splendide,
original, prenant, surprenant,
remarquable, prometteur, indispensable...
c'est selon.
*
Lyrisme : le terme me gêne aux entournures
à cause de son lien au chant. Char : “
aucun oiseau ne chante dans un buisson de
questions ”. On m'accordera sans peine que
l'époque est buissonneuse.
*
Relisant du Bouchet, Baudelaire, Reverdy,
Ponge, Guillevic, Follain, Michaux... Ce
n'est pas classable : on fait face à des
œuvres.
*
Sujet devenu précaire, fragile, oui. Donc
une expression arrachée ; elle ne va pas
de soi. Et le monde n'est plus un espace
d'aventure mais un choix de voyages ou de
vastes zones de misère et de sang.
Lyrisme, élan de langue, oui, posons cela
comme une estampille possible sur toute
œuvre-flux. Peut-on penser un lyrisme hors
chant ? Critique ? Mettons. On est dans le
repli c'est clair, une forme de marée
basse, de vue basse ; le cosmique urge
poétiquement moins que le tout proche.
Pour ma part, je vis j'écris dans
l'impossibilité d'écrire exactement vivre.
Voilà. Critique : une sorte
d'accompagnement laminant continu,
histoire de ne pas s'installer aux grandes
orgues. Plutôt ruisseau ou flaque que
fleuve ; à l'autre ensuite de voir si le
poème touche, ou pas. Si non, est-ce utile
de poursuivre ? Bien le bonjour.
*
Refus du grandiose parce que l'illusion
n'est plus possible, le poème n'est pas un
soufflé.
Reste l'élan, muet, le désir. D'où le
poème non comme envol mais ligne brisée,
successives tentatives, trompettes à peine
embouchées que tues et retour à la forme
suite pour seul, presque silence, basse
continue ou toute forme de persistance.
*
C'est sans doute l'optimisme (l’espoir ?)
lyrique qui n'a pas résisté à la critique
et au temps. Les œuvres sont dans leurs
impasses ; elles se cognent jusqu'à casser
le mur du fond, ou bien c'est l'impasse
qui reste, devient ruelle sale, venelle,
bout de cour intérieure sans soleil avec
encore du vivant dedans, exténué, vivant.
*
Critiquer comme casser : non pas un jouet
de langue, mais parce que c'est cassé,
profond, dedans.
Autocritique qui n'est pas pensée
antécédente, système coinçant, et pas
seulement retour ultérieur sur texte :
autocritique naissant dès l'écriture, dès
l'expression, comme s'il y avait une force
d'avancée et une force équivalente de
ruine, en même temps. Le poème, c'est ce
qui reste.
Méthode. Commencer peut-être par saper la
confiance en soi, se vider, réduire la
vanité, ne plus savoir. Écrire. Ensuite,
casser l'écrit, et trouver dans les
miettes qui restent de quoi encore écrire,
parce que ce sera ça ou rien. Là, on
commence d'ordinaire à arriver sur zone.
*
Le lyrisme, même dans l'élégie, garde un
souci de la Beauté ; il est chargé
positivement. Voilà ce qui me gêne, même
si j'aime que d'autres poursuivent ce “
rêve de pierre ” : il importe que tous les
chemins soient entretenus et même
prolongés, on ne sait pas par où passeront
les horribles travailleurs, demain.
Mais pour ma part, la critique réactive
toujours le manque ; elle ramène à ce
contre-espoir qui n'est pas l'écrasement,
plutôt une sorte de mode de vie dans le
vrai, autant que possible. Les mots ne
compensent rien ; écrire n'embaume pas.
Par contre, on peut leur demander d'être
tenaces, en mémoire comme dans l'œil. Les
mots sont des poux.
*
Si lyrisme critique équivaut à élan sans
envol, écriture malgré, conscience du mur
et du bout de souffle... je peux m'y
retrouver. Une écriture de “ la saveur du
réel ” au sens où l'entendait Reverdy, en
quelque sorte.
Reste motrice cette contradiction entre
persistance du désir et permanence de
l'obstacle. On décline cela de façons
multiples, selon le poids, pour chacun, de
l'intellect ou de l'expérience. Au bout,
il n'y a plus aucune hiérarchie, mais je
dis bien au bout.
On se tient face à une urgence double, de
langue et de vie ; chacun se débrouille,
se dépêtre, se débat dans ce réseau
parcouru d'intensités diverses de mémoire,
de pensée, de sensation, d'émotion, de
son... Aucun ne sait ; mais cela n'a pas
d'importance si nous demandons d'abord au
poème de nous faire entrer dans son propre
champ de forces, et de rouvrir l'espace
interne nécessaire pour respirer.
Le poème viserait, très diversement, un
être-ensemble-en-face, et de l'air.
*
Le singulier doit rejoindre le commun,
sans se perdre : tous les moyens sont
bons. Il ne s'agit pas de baisser la garde
par rapport au dehors, d'accepter de plier
ou de racornir l'exigence, mais de garder
conscience que, même portée à sa limite,
l'expérience doit rejoindre. Ou bien on
choisit de crever écrit, seul.
Au fond, un poète a peu de choix; il
n'anticipe pas ; il va. C'est pauvre dans
ces eaux-là, sans panneaux de
signalisation ; souvent les mots résonnent
comme des pas dans un lieu vide et vaste ;
souvent ça sonne comme un rire de crâne,
encore émouvant parce qu’en bout de langue
il fait froid et on tremble.
Cet espace-là : lyrique ? critique ? Mots
posés comme des balises sans ancres. Il y
a des vies écrites, des poèmes vifs ; il y
a du vrai ou non. On avance à l'oreille. “
Vrai ” gêne: il faudrait entendre une
vérité comme repliée à l'intérieur de la
voix, comme ce qui fait la voix telle
qu'elle est... Une sorte de vrai sans lieu
hors poème, mais parfaitement audible sans
être saisissable. Quelque chose comme ça.
*
Un poème n'est pas un suicide de langue.
Si nécessaire, il peut aller jusqu'à une
langue dépeuplée et parcourue de vents
pour quasi plus personne, mais cela ne le
justifie ni ne l'invalide. Seule la
nécessité, perçue par le lecteur, je ne
dis pas le public, constitue le poème
comme poème.
Je suis d'un travail ; voilà qui devrait
sembler simple. Personne n'écrit pour
pousser la mise littéraire sur le rouge ou
le noir. Peut-être qu'il faudrait prendre
en compte cette solitude d'écrire-vivre :
le poème rebondit au bout de cela, sans
chercher aucunement à marquer des points
ou délimiter un territoire. Il est déjà
tellement dérisoire dans sa fragilité, son
risque et sa difficulté d'être.
Alors, bon.
*
Critique, donc. Mais que cette force
négative soit peut-être d'abord dirigée
contre soi, que la conscience d'écrire
soit tenaillée. Un texte lyrique tient
moins par son flux, épanchement,
débordement, que par l'énergie qui le
contient et l'informe.
Au fond, ce qui m'intéresse, c'est la
critique posée d'entrée, avant tout, après
tout. J'ai l'impression que s'il n'y a
pas, dans le temps même où la liberté du
poète se charge de langue, une conscience
aiguë de la limite, de la fragilité et du
dérisoire, très vite la page ne porte plus
qu'un bruit de langue, un ronflement, une
musique d'édredon ou une fanfare.
*
C'est vrai qu'un peu de ménage ne fait pas
de mal. De là à dire “ je sais ”, il y a
une marge ; il conviendrait peut-être
mieux d'aller au bout d'un “ je ne sais
pas ”, à travers les œuvres, toutes les
œuvres, et d'examiner à chaque fois ce
qu'elles proposent comme possibles. Le
neuf n'est jamais dans les cases prévues à
son effet.
*
Critique... cela veut dire que l'œil est
tourné contre soi et vise à faire sauter
le petit habitacle de tête. La critique
est intéressante pour sa capacité de
destruction ou, plus gentiment dit, de
questionnement.
Il faut en finir avec un poétique gluant,
repéré d'entrée parce que c'est fait pour
; en finir aussi avec l'aseptisé, le
clinique, le techniquement parlant
parfait. Que la musique soit métrée ou
dissonante m'importe peu si elle révèle
une voix, une main, une mémoire et un
désir.
*
Tâcher d'aller au bout de sa langue en
pesant ses mots, ~ en les risquant aussi,
à peu près ça. je ne sors pas d'un refus
du jeu. Les poèmes plaisants sont peu
supportables ; mieux vaut vivre. Il faut
une tension maximale, même pour aboutir au
calme, à la douceur. Précisons : une
tension extrême sur la langue. Un
événement bouleversant peut produire cette
tension, tout autant que l'impossibilité
de rendre un ciel un soir.
*
On ne va pas faire comme si... Ce monde
est sale. Et il n'en est pas d'autre. Au
bout de la critique, ce n'est pas du chant
qui vient ; dans l'effondrement de la
louange et de l'espoir naît une parole
tentée malgré, fragile, mais sûre de sa
mémoire. Une parole qui ne tient que parce
que c'est elle ou rien. Et rien, ce serait
pire, non ?
*
Pas de lyrisme sans confiance dans la
langue ; à l'inverse, pas de critique sans
défiance, suspicion. Lyrisme critique
serait donc une contradiction. Mais de
fait, dans le mouvement d'écrire, il y a
bien une double force : élan et frein,
lâcher et serrer, risquer et crisper,
libérer et contraindre... Un poème s'écrit
à travers ces oppositions ; la force est à
la fois contrôlée et sans maître, de façon
variable... Celui qui écrit sait et ne
sait pas écrire, à la fois. Sinon, il vaut
mieux ne pas parler d'un poème mais d'un
exercice amusant ou précieux, voire d'une
simple fuite de mots.
*
L'émotion demeure motrice du poème et
enjeu de sa réception. Si le poème me
reste étranger comme un bel objet dont je
peux admirer le fonctionnement sans être
happé par sa mécanique de précision, c'est
un mauvais poème, pour moi.
Je dis “ pour moi ” car je ne sais pas
trop ce que doit être un poème avant de
lire, d'écrire. D'où ma gêne par rapport à
tout art poétique : aucun désir de
formater.
Ecrire, c'est peut-être risquer une parole
en-deçà de la question, avant ce qui
deviendrait question si l'on travaillait
dans l'ordre de la pensée, peut-être.
Saisir sans comprendre ? La formulation ne
va pas, mais ce qu'elle vise est juste. Il
s'agit bien de saisir un mouvement de
vivre, comme un remous, une convulsion, un
soubresaut, une tension brusque… On ne
localise pas forcément précisément où ça
se passe, mais il y a bien cet essorage
brutal et sans mots. Le poème, alors,
c’est tenter de voir.