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LE COEUR DE LA FOUDRE EST UNE MAIN COUPEE

 

 

par Jean-Michel Maulpoix

 


 

 

 (Extrait de "La poésie malgré tout", Mercure de France)

 

Un homme foudroyé n'est pas un homme mort. C’est un initié, un élu ébloui qui continue de brûler du feu même qui l’a frappé et dont sa rétine garde la trace noire. Cet aveuglé voit. Cet halluciné marche en titubant, comme Orphée ou Lazare. La passion le retient de s'effondrer. L’invisible éclaire son oeil.

Tel est le paradoxe de la foudre dont la mythologie raconte que les Cyclopes ouraniens l'ont inventée à l'usage de Zeus. Elle manifeste, comme le vol de l'aigle, la toute-puissante volonté de la divinité: elle engendre et détruit, elle sacralise et purifie.Son éclair féconde la parole du poète,comme la semence céleste investit par surprise le corps des mortelles afin d'emplir le monde de sages et de demi-dieux.

Lorsque Cendrars se nomme lui-même "homme foudroyé", il affirme tout d'abord sa différence. Il répète à plusieurs reprises: "Je suis l'Autre". Il a trouvé, à cinquante six ans, mieux qu'un titre de gloire, une formule qui le résume et qui, à la façon d'un mythe personnel, en connivence avec les grands mythes antiques de l’inspiration, établit l'origine, le sens, la dimension de son existence de poète.Le paradoxe de la foudre s'est, semble-t-il, imposé à lui comme seul susceptible de prêter figure aux brisures  de sa vie et à ses préoccupations spirituelles, de conjurer les orages de la deuxième guerre mondiale par le souvenir des horreurs de 1915, de faire valoir l'image d'un homme fécondé à travers celle d'un homme détruit, d'inscrire enfin sa propre renaissance entre deux éclairs contradictoires qui le frappèrent à peu d'années de distance: celui qui l'amputa de son bras droit, le 28 septembre 1915, et celui de sa "plus belle nuit d'écriture", à Méréville, le 1er septembre1917,l'un mutilant,l'autre initiatique. Pour passer de l'une à l'autre de ces brûlures extrêmes, de la foudre qui tue ou qui produit une "éclipse de la personnalité", à celle qui fait renaître, illumine et initie, du ravage à la merveille, et de la biographie au mythe, il fallait un livre, ou mieux un ensemble de livres réitérant les mêmes motifs et les mêmes brûlures. Il fallait aussi, dans ces livres, une écriture qui fût elle-même comme le reportage et la propagation de cet embrasement de toute la personne, le développement d'une espèce de chronique incendiaire,"car écrire, dit Cendrars, c'est brûler vif, mais aussi renaître de ses cendres. " D'une cendre"toujours inachevée" eût ajouté René Char. Le premier de ces livres, c'est précisément L'homme foudroyé, ex-voto zèbré d'éclairs de toutes sortes, et dont la forme rhapsodique évoque une succession d'orages, plus ou moins violents, à travers lesquels Cendrars déchiffre, en chiromancien inspiré, l'énigme et le sens de sa propre vie.  

 

 

Tout commence par la foudre la  plus insupportable, la plus folle, la plus injuste et la plus noire: celle du canon, de la mitraille, qui, devant la ferme Navarin , emporte le "beau légionnaire" Van Lees, camarade de tranchée de Cendrars, le suspend un instant entre ciel et terre et le volatilise:

 

"En effet, comme nous partions à l'assaut, il fut emporté par un obus et j'ai vu, j'ai vu de mes yeux qui le suivaient en l'air, j'ai vu ce beau légionnaire être violé, fripé, sucé, et j'ai vu son pantalon ensanglanté retomber vide sur le sol, alors que l'épouvantable cri de douleur que poussait cet homme assassiné en l'air par une goule invisible dans sa nuée jaune retentissait plus formidable que l'explosion même de l'obus, et j'ai entendu ce cri qui durait encore alors que le corps volatilisé depuis un bon moment n'existait déjà plus.”

 

 L'homme foudroyé, comme le précise Cendrars, n'a pas de cadavre, pas de sépulture, et son cri d'horreur persiste après que son corps s'est volatilisé. C'est pourquoi ce n'est pas tout à fait un homme mort, mais plutôt une image insoutenable, offerte en sacrifice, une hyperbole de toute douleur, à travers laquelle le poète est à même de déchiffrer, d'exorciser peut-être, le souvenir de sa propre mutilation, lorsqu'au même endroit, ou presque, le 28 septembre 1915, il perdit la main droite. Du corps foudroyé de Van Lees, de Cendrars, ou d'un autre - car tout soldat, tout écrivain, est inconnu, anonyme, hormis pour ses compagnons de tranchée ou de pages blanches - l'on pourrait croire qu'un fragment retombe mystérieusement sur la terre,  plus tard, dans un autre livre de Cendrars(2): sa main coupée, telle qu'elle apparaît aux yeux horrifiés de Faval dans le texte intitulé Le lys rouge [1]:

 

"Nous avions bondi et regardions avec stupeur, à trois pas de Faval, planté dans l'herbe comme une grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine, et dont la tige sanglante se balançait doucement avant de tenir son équilibre."[2]

 

 

Cette main, nous savons bien qu'elle est celle du poète. Venue de nulle part, tombée d'un ciel vide. Objet de souffrance, de fantasmagorie et de légende, c'est une main tendue, comme arrachée du corps afin de pouvoir être mieux tendue, plus fraternelle encore de n'appartenir à personne. Elle est précisément la main de tous ceux qui sont montés à l'assaut de la Croix, comme le Christ, et comme les légionnaires du front. Elle est aussi la main des pauvres, "des simples, des humbles, des innocents, des fadas et des déclassés", de ceux dont Cendrars dit qu'ils composent sa "vraie famille" et qu'il a appris à les aimer "non par charité mais par simplicité", à la guerre, qui est "la misère du peuple". Si l'écrivain est amputé de la main droite, c'est parce qu'il la tend au monde, ou que le monde la lui arrache. Là est le sens de sa blessure. Là est l'origine de sa voix. Celui qui écrit n'a aucune autre raison d'être que de faire sans cesse don  à autrui de sa propre main,  c'est-à-dire à la fois de son amour et de sa manière propre d'appréhender ce qui existe. Souvenez-vous de la main d'Orphée, se posant trop vite sur l'épaule d'Eurydice, au sortir des Enfers, ou de celle de Faval, qui s'accroche à la capote de Cendrars, avant que tombe le soldat, foudroyé d'une balle entre les deux yeux: elles pourraient aussi bien être des mains coupées, ou des mains qu'il eût fallu couper pour s'en défaire, avec une extrême douleur, tant elles se cramponnaient fort à la vie... Cette main, en forme de lys rouge, toute ruisselante de sang, je ne puis m'empêcher d'y voir à la fois ce que Cendrars appelle "le coeur du monde", c'est-à-dire la double merveille de la création et de l'existence, palpitante et tragique, et la vraie main de l'écriture, celle d'après la littérature entendue comme  un travail de lettré, celle qui voudrait écrire sans plume, sans encre et sans papier, ou, pour reprendre la formule de Cendrars lui-même, celle qui  souhaite  ne  pas tremper sa plume dans l'encrier, mais dans la vie.  Plantée dans le sol, épanouie et sanglante, il semble qu'elle répète qu'il n'y a "qu'une seule chose de sublime au monde pour un créateur: l'homme et son habitat". Le poète fonde ce qui demeure par le sacrifice  de ce qui lui est le plus propre, par un assentiment à son "inhabileté fatale". Il n'est pas infirme par accident, mais par nature ou vocation: de la gaucherie, il tient son pouvoir. 

La fable de la main coupée dresse à contre-temps l'acte de naissance d'un écrivain autre dont la figure  était déjà  tout entière contenue dans le nom même de Blaise Cendrars et dont la foudre parachève l'identité en même temps qu'elle le voue à  écrire une sorte de passion ou d'évangile moderne. Mais cet "autre", qui fulmine contre les littérateurs et qui s'éparpille à loisir, est à mon sens tout l'écrivain. En effet, lorsqu'il dit préférer la vie à l'encrier, Cendrars pose le paradoxe propre à toute expérience créatrice. Il sait que le langage lui dérobe la vie qu'il traque. Il sait qu'il formule un voeu pieu. D'ailleurs il ajoute aussitôt qu'écrire "c'est peut-être se survivre", "c'est peut-être abdiquer", marquant par là la conscience qu'il a de cet artifice qui implique, pour noircir des pages blanches, de "tourner le dos" au monde, de s'installer, comme il le fit au Tremblay-sur-Mauldre, en face d'un mur ou d'une impasse. Ecrire ne peut aller qu'à l'encontre de vivre, ne peut venir qu'en supplément et ne se produire qu'en retrait. L'on ne saurait donc faire coïncider trop naïvement la bourlingue cendrarsienne et ses  péripéties de toutes sortes avec le travail du poète. L'oeil d'éléphant et la tête de docker ne doivent pas faire oublier le coeur de braise. Ensuite, lorsqu'il se présente comme un "homme foudroyé", Cendrars définit la situation même du sujet lyrique, lequel est à la  fois possédé et dépossédé, exalté et défait, investi par le souffle du dieu disaient les anciens grecs. Ce sujet ne saurait se poser souverainement  face à quelque objet; il ne peut parvenir à soi qu'en se perdant, se diffractant dans un constant jeu de miroirs et d'illusions. Il n'est pas un, mais multiple, Phoenix et Protée aussi bien. C'est pourquoi la forme rhapsodique lui convient, si docile aux caprices de l'inspiration. Il s'y agit de faire valoir la substance des événements    les plus minces, des circonstances apparemment les plus accidentelles, de multiplier les contextes, les lieux, les faits-divers, les épisodes et les figures, de sorte que le sujet qui les rapporte apparaisse simultanément comme un centre et comme un point de fuite, toujours soi, et toujours au-dehors de soi, avalant goulûment le monde, en avance sur ses propres traces, prenant possession et prenant congé dans le même mouvement.   

 

 

Comment s'étonner, dès lors que, dans  L'homme foudroyé, le poétique soit préféré à la poésie et se présente brusquement, à l'improviste, entrecoupé d'anecdotes, de récits et de descriptions diverses qui sont comme le pouls et la respiration de la vie même. Quand l'écriture prend une forme rhapsodique, elle s'enrichit de ce qui a passé et de ce qui survient. Elle est un acte de présence. Comme le dit l'étymologie, elle coud ensemble des morceaux détachés, afin de    bâtir un habit (ou une habitation), de poser sur les foudroyés une peau de paroles humaines, ne serait-ce que pour aider le souvenir de la vie à survivre, ou pour l'exorciser lorsqu'il est trop insupportable. A l'image du Gitan, qui vit en marge, au jour le jour, et avec insouciance, plein de malice et d'astuce, l'écriture à son tour veut se faire gitane. La poésie n'est pas style, mais vision, onirisme, surgissement, coq à l'âne et surprise. C'est "un canapé rouge dans une clairière de la forêt vierge", une négresse  y est assise avec ses chérubins, elle attend la route à laquelle son mari travaille à quelques lieues de là; "c'est un piano à queue qui se balade sur les crêtes (...) de la Cordillère des Andes, une antenne de T.S.F. tendue entre deux palmiers dans la solitude du sertao"... C'est un lustre et un poste de radio "posés à même le sol dans le jardinet d'un pavillon de banlieue." Ce sont les têtes fondues des "mannequins de rebut dont on récupère la cire"... C'est le mélange inquiétant du moderne et du primitif, ce sont leurs noces extravagantes, bouffones et tragiques à la fois. La   poésie naît de rencontres toujours singulières, des caprices et des déplacements de la réalité: elle est un état, plutôt qu'une manière d'écrire, comme si le monde avait la fièvre, comme si les choses mêmes étaient inspirées, ou se mettaient à délirer. Pour accéder à l'effervescence de la poésie, il faut partir, prendre la route, à pied, en train, ou en automobile. Car le voyage, comme l'amour et comme la poésie, élargit le monde. Cendrars, bien qu'il conduise d'une seule main, préfère l'automobile, parce que la route "aussi triomphale soit-elle, ne s'écarte pas des hommes, se faufile au milieu d'eux, relie leurs villes à leurs villages" et "ne cesse pas d'être quotidienne, c'est-à-dire utile, pratique, terre à terre, encombrée d'obstacles et pleine d'imprévu." Il célèbre le lyrisme de  la vitesse exalté par les futuristes dès 1909, à l'image de Marinetti s'exclamant:

 

"Nous voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite."[3]

 

 

La vitesse  est une grâce, comme la foudre. Elle aussi isole, pénètre, décompose, analyse, et réduit le monde à "un petit tas de cendres aérodynamisées." Chaque fois que le poète prend le volant, il s'en va tout seul au bout de ses raisonnements et de ses paysages. Il prend le pouls du monde en suivant ses artères. Il prend le monde, comme on dit d'un bateau qu'il prend la mer, ou il se laisse prendre par lui, il le visite et il en est  visité,  ce qui, en poésie, est exactement la même chose. Quand Cendrars nous parle des livres qu'il aime -et nous savons que ce voyageur insatiable fut aussi un prodigieux rat de bibliothèque- ce sont encore des livres pour courir le monde, pour abolir les distances, pour faire se rencontrer les figures les plus étrangères. Il se compose son propre Livre rêvé: deux à trois mille pages dépareillées, arrachées par ci par là "à cause de l'intérêt de la chose dite ou la précision de l'écriture"(...) "sanglées dans une peau de chien rouge, la même que celle inusable de ma carosserie." Plus qu'une anthologie, ce livre est encore une rhapsodie. Il n'a pas d'auteur. Il n'appartient à aucun genre connu. Il est irrévérencieux et biblioclaste, il sert à mieux vivre. L'on est tout surpris, dans un tel contexte, de rencontrer parfois un écrivain. Les camarades de tranchée, les copains du vieux port, les femmes du monde et les gitans sont autrement recommandables que les académiciens et les poètes. Cingria le cycliste "en tenue de routier à la mode d'Alfred Jarry, c'est-à-dire les pantalons maintenus dans les chaussettes par tout un jeu de ficelles" est objet de sarcasme, de moquerie. André Gide est nommé le maquereau des grands hommes". Quant à la Muse inspiratrice, chère aux coeurs romantiques, elle est elle-même qualifiée de "conne académique". Le "coeur du monde" n'est pas son affaire. Les gens de lettres sont des "animaux malades de la peste". Cendrars leur préfère l'exemple de Gustave le Rouge, représentant d'une écriture "hors littérature", rebelle au beau style et aux images, soucieux de "dire des faits, des faits, rien que des faits, le plus de choses avec le moins de mots possibles, et, finalement, faire jaillir une idée originale, dépouillée de tout système, isolée de toute association, vue comme de l'extérieur, sous cent angles à la fois et à grands renforts de télescopes et de microscopes, mais éclairée de l'intérieur." 

 

Ce  désir de voir, de saisir, d'être efficace autant que simple, et d'utiliser l'écriture comme un instrument optique ou comme un moyen d'intervention rapide, rapproche Cendrars d'Henri Michaux. L'un et l'autre élaborent, chacun à sa manière et selon sa formule intime propre, une stratégie de l'homme gauche. L'un et l'autre puisent leur force dans leur défaut. L'un et l'autre prennent la poésie à rebours pour déjouer ses leurres, ses artifices. A l''appui de ce rapprochement, je ne puis d'ailleurs m'empêcher d'entendre le prénom de Cendrars lorsque Michaux répète dans Bras cassé: "Braise. Braise dans le bras. Braise et percements. Horrible cette braise... et absurde." Comme si la même souffrance, la même brûlure et la même gaucherie avaient alimenté, au moins quelque temps, l'écriture des deux hommes. Comme si le poète n'était pas plusieurs mais un seul, ayant enduré sans cesse le même mal, la même brisure de l'os et la même brûlure de la chair, en des temps et sous des noms différents, pour atteindre le coeur du monde. Bras cassé ou main coupée, défait d'une partie, sinon d'une moitié, de soi-même, seul un homme gauche peut être, pour reprendre une formule de Cendrars à propos de Le Rouge, "un très grand poète anti-poétique". La main droite, on le sait, est active, efficace, partie prenante, volontiers directive; tandis que la gauche est songeuse, réfléchie ou végétative. La main droite pourrait être de braise, et la main gauche de cendres. Et c'est bien sa main droite qui continue de brûler Cendrars après qu'il l'a perdue. C'est elle qui garde la mémoire de la foudre. C'est elle que somme toute il décide de sauver,  qu' il se redonne, quand il prend le parti de la vie contre la littérature, ou quand il conduit sa voiture de la main gauche. Dans l'écriture, c'est la vie même qui change de main, qui passe la main, puis qui s'en va de main en main, sous la forme singulière d'un livre. L'écriture change également les mains des hommes quand elle leur permet d'appréhender ce qui d'ordinaire se dérobe. Elle invite aussi à joindre les mains avec une innocence nouvelle, hors de toute croyance, ou dans des églises aux  dieux incertains. Elle est ce "travail d'amour" qui permet le ravissement d'amour. Elle invente enfin des mains plus sereines qui montrent la voie, qui rassurent, apaisent et renforcent. C'est ce qu'écrivait Henri Michaux dans "Mains élues", dernier poème de Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions  [4], dont la première strophe pourrait être offerte à Blaise Cendrars: 

 

Après méditation

naîtrait une main

sereine

apaisant l'accablé

renforant le sage

déliant le prostré

porteuse

réparatrice

une grande main de LUMIERE"

 



[1] Titre et métaphore dont la sonorité rappelle le nom même de Van Lees.

 

[2] La main coupée, deuxième mouvement du "quatuor autobiographique”, est elle-même issue de L'homme foudroyé.

 

[3] MARINETTI, "Premier manifeste du futurisme", paru dans Le Figaro du  20 février 1909,  recueilli dans Le Futurisme, Lausanne: L'Age d'homme, éd,1979, p.152.

 

[4] Editions Gallimard, 1981.