Le titre est
presque provoquant; dès les premières pages,
Jean-Michel Maulpoix
le justifie: si j'on dit adieu, c'est précisément
que quelque chose doit encore être écrit –
sur ce qui disparaît. On peut encore écrire,
les mots sont toujours là, la poésie, elle,
n'est pas morte.
D'emblée,
l'auteur balaie d'un revers de plume tous les défaitistes
de l'écriture poétique, et c'est d’un adieu
sans larmes qu’il va nous parler. Il s'agit de
susciter notre étonnement, d'attirer notre
attention, d'encourager notre vigilance. II
s'agit ni plus ni moins de faire retour sur la
poésie, de connaître (de reconnaître?) sa
nature, son état. Les huit chapitres de ce très
bel essai traduisent une réflexion empruntant
trois voies, historique, critique et
philosophique; avec par-dessus tout une sincérité
et un amour de l'écriture qui met à bas de
manière si évidente toutes les prophéties
ayant annoncé la mort du rêve, de l'émotion
et de la beauté gagnés dans et par les mots.
Jean-Michel
Maulpoix
montre comment
la « modernité » a hérité de la grande
crise qui a touché l'écriture poétique à la
fin du dix-neuvième siècle. Les idées d'espérance
et de beauté qu'elle charriait jusque-là ont
connu un déclin depuis Baudelaire, et la
rupture rimbaldienne coïncide avec l'aveu de l'échec
du lyrisme. Le poème devient alors « cet objet
de langue qui montre la coupure », qui ne fait
plus que témoigner d'un « progressif
renforcement des catégories négatives », au
détriment du chant, délaissé. La poésie
est devenue une pure puissance de négativité,
en même temps que son propre objet. Des «adieux
au poème » pourraient dès lors être
l'occasion d'un « retournement » de cette même
négativité, non en pure positivité, célébration
cosmique et quête d'infini, les fonctions premières
de la poésie, mais en une lucidité et
en une espérance fécondes: « À la poésie de
nous conduire, non de la nuit à la lumière,
mais de la déploration de l'obscurité à la
possibilité d'aimer la lumière ». L'adieu
prend tout son sens: toute perte est en même
temps l'occasion d'une remémoration, et
partant d'une présence, dont les mots peuvent,
doivent s'acquitter. La poésie a pour tâche de
renouer des liens, dans le temps, l'espace, et
l'expérience.
L'adieu
engage ainsi l'heureux retournement de la perte
désespérée d'un infini illusoire en une
acceptation mûrie de notre finitude, et
en une connaissance accrue de nos « raisons de
vivre ». Aux seuils de ce livre, deux très
beaux exemples viennent l'illustrer: le destin
d'Orphée, blessé par la perte irrémédiable
de son amour, et qui devient, par cette perte,
le père des poètes; le Tombeau écrit
par Mallarmé à la mémoire de Verlaine, qui
transforme la disparition en une présence éternelle,
manifestée dans le poème tombeau autant que
dans la pierre tombale.
L'auteur
revient alors sur le travail du poète,
qui doit oeuvrer dans une temporalité abolie,
qui doit interroger le monde,
qui doit élucider ce qui se dérobe, ce
qui s’absente, ce qui disparaît. « Le
poète ne se contente pas d'évoquer, de veiller,
ou de commémorer avec nostalgie le jadis, il le
travaille comme une substance vivante,
un matériau précieux, mental et verbal: il en
ravive l'éclat et en redessine les scènes
effacées, pour le ramener jusqu'à la présence
». À l'inspiration divine traditionnelle a
succédé la perpétuelle perplexité du poète,
attentif et vigilant, porteur d'un devoir de mémoire
et de « proposition », chantant l'espérance
et la beauté dans la connaissance même de sa
finitude. « Il me semble en effet que nous
connaissons mieux aujourd'hui ce qui nous détruit
que ce qui nous garde en vie. Il ne s'agit ni
d'aggraver ni d'arranger les choses, mais de
retrouver nos raisons d'être ». C'est cette éthique
de la persévérance et de l'espoir qui fonde le
lyrisme moderne -un « lyrisme critique ».
Cette
ouverture au monde ne revêt donc pas uniquement
un enjeu esthétique; il y va de la vie, de l'être
du monde. Jean-Michel Maulpoix esquisse ainsi
une dimension ontologique de l'écriture poétique,
qui a encore le pouvoir d'« approcher le problème
d'être » pour l'amener à
la lumière. Il
retient enfin par-dessus tout l'engagement éthique
de l'écrivain qui, contre la facilité de
l'abandon et la complaisance dans le regret,
doit «prendre soin de la disparition » dans
une « lutte engagée entre temps et présence
», une lutte contre l'absence et le néant; le
poème est manifestation, d'une présence, d'un
être. À l'appui de sa réflexion, lean-Michel
Maulpoix convoque, entre autres, Valéry, Char,
Bonnefoy, Jaccottet, des poètes qui chantent la
vie et s'insurgent contre l'oubli, des poètes
qui manifestent l'éternel possible de l'écriture
poétique.
Il
faudrait retenir trois mots de ce sage retour à
ce qu'est la poésie: « mémoire », « chant
», « question ». Le poème doit s'en tenir à
ces trois critères, il est monument, musique,
et interrogation. Plus que des critères, voilà
les conditions de possibilité de l'écriture
heureuse et de la beauté manifestée dans des
mots. Elles ont à voir avec le temps: le poème
tisse des liens (il est lui-même tissu), et
lutte contre toute forme de rupture. Finalement
la poésie est victorieuse des âmes pessimistes;
c'est elle qui nous lance un adieu, salvateur en
ce qu'il nous invite à prendre heureusement
conscience de notre finitude, afin que nous
sachions faire advenir, manifester, rendre présente
toute la beauté du monde. Les Adieux au poème
de
Jean-Michel Maulpoix
nous donnent envie d'être poète -être poète,
chance inouïe.
Clarisse
Barthélemy