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Orphée et Eurydice


Table des matières de l'ouvrage

PROLOGUE	
IL SE FAIT TARD	
BRÈVE HISTOIRE D'UNE CRISE	
DE L'AGGRAVATION…	
DANS LE TUNNEL DE L'ÉPOQUE	
LE PAS DU POÈTE	
" JE ME RETOURNERAI SOUVENT "
DE LA CHERCHERIE…	
LA PAROLE DES PAYSAGES	
LA MAIN À PLUME	
LE TOUCHER ET LA VOIX	
LE LIEN ET LA COUPURE	
HYBRIDITÉ DU POÈME	
LE SAVOIR DU POÈME	
L'ÉVIDENCE ET LA QUESTION	
POÉSIE ET PHILOSOPHIE	
ESPÉRANCE ET DÉSESPOIR	
UN DEVOIR À CHERCHER	
L'ILLUSION PRÉALABLE	
TOUT N'EST PAS ÉGAL	
DE LA RESPONSABILITÉ DU POÈTE
UN LYRISME CRITIQUE	
DU LYRISME SELON BAUDELAIRE
REMARQUES SUR LE LYRISME	
LYRISME ET IDENTITÉ	
LA PATIENCE DE LA VOIX	
UNE POÉTIQUE DU POSSIBLE	
L'IMAGE ET LA VOIX	
LE TRAVAIL DU POÈTE	
LA PRÉSENCE ET L'ADIEU	
POÉSIE ET CIRCONSTANCE	
RÉFLEXIONS SUR UN TOMBEAU	
MINUSCULES TOMBEAUX	



 

 

 

Adieux au poème

essai de Jean-Michel Maulpoix paru aux éditions José Corti

 par Clarisse Barthélemy

article paru dans le Bulletin de l'Association amicale des anciens élèves du lycée Henri IV

    Le titre est presque provoquant; dès les premières pages, Jean-Michel Maulpoix le justifie: si j'on dit adieu, c'est précisément que quelque chose doit encore être écrit – sur ce qui disparaît. On peut encore écrire, les mots sont toujours là, la poésie, elle, n'est pas morte.

    D'emblée, l'auteur balaie d'un revers de plume tous les défaitistes de l'écriture poétique, et c'est d’un adieu sans larmes qu’il va nous parler. Il s'agit de susciter notre éton­nement, d'attirer notre attention, d'encourager notre vigilan­ce. II s'agit ni plus ni moins de faire retour sur la poésie, de connaître (de reconnaître?) sa nature, son état. Les huit cha­pitres de ce très bel essai traduisent une réflexion empruntant trois voies, historique, critique et philosophique; avec par-­dessus tout une sincérité et un amour de l'écriture qui met à bas de manière si évidente toutes les prophéties ayant annon­cé la mort du rêve, de l'émotion et de la beauté gagnés dans et par les mots.

    Jean-Michel Maulpoix montre comment la « modernité » a hérité de la grande crise qui a touché l'écriture poétique à la fin du dix-neuvième siècle. Les idées d'espérance et de beau­té qu'elle charriait jusque-là ont connu un déclin depuis Baudelaire, et la rupture rimbaldienne coïncide avec l'aveu de l'échec du lyrisme. Le poème devient alors « cet objet de langue qui montre la coupure », qui ne fait plus que témoi­gner d'un « progressif renforcement des catégories néga­tives », au détriment du chant, délaissé. La poésie est deve­nue une pure puissance de négativité, en même temps que son propre objet. Des «adieux au poème » pourraient dès lors être l'occasion d'un « retournement » de cette même négati­vité, non en pure positivité, célébration cosmique et quête d'infini, les fonctions premières de la poésie, mais en une lucidité et en une espérance fécondes: « À la poésie de nous conduire, non de la nuit à la lumière, mais de la déploration de l'obscurité à la possibilité d'aimer la lumière ». L'adieu prend tout son sens: toute perte est en même temps l'occa­sion d'une remémoration, et partant d'une présence, dont les mots peuvent, doivent s'acquitter. La poésie a pour tâche de renouer des liens, dans le temps, l'espace, et l'expérience.

    L'adieu engage ainsi l'heureux retournement de la perte désespérée d'un infini illusoire en une acceptation mûrie de notre finitude, et en une connaissance accrue de nos « raisons de vivre ». Aux seuils de ce livre, deux très beaux exemples viennent l'illustrer: le destin d'Orphée, blessé par la perte irrémédiable de son amour, et qui devient, par cette perte, le père des poètes; le Tombeau écrit par Mallarmé à la mémoi­re de Verlaine, qui transforme la disparition en une présence éternelle, manifestée dans le poème tombeau autant que dans la pierre tombale.

    L'auteur revient alors sur le travail du poète, qui doit oeuvrer dans une temporalité abolie, qui doit interroger le monde, qui doit élucider ce qui se dérobe, ce qui s’absente, ce qui disparaît. « Le poète ne se contente pas d'évoquer, de veiller, ou de commémorer avec nostalgie le jadis, il le tra­vaille comme une substance vivante, un matériau précieux, mental et verbal: il en ravive l'éclat et en redessine les scènes effacées, pour le ramener jusqu'à la présence ». À l'inspira­tion divine traditionnelle a succédé la perpétuelle perplexité du poète, attentif et vigilant, porteur d'un devoir de mémoire et de « proposition », chantant l'espérance et la beauté dans la connaissance même de sa finitude. « Il me semble en effet que nous connaissons mieux aujourd'hui ce qui nous détruit que ce qui nous garde en vie. Il ne s'agit ni d'aggraver ni d'arranger les choses, mais de retrouver nos raisons d'être ». C'est cette éthique de la persévérance et de l'espoir qui fonde le lyrisme moderne -un « lyrisme critique ».

    Cette ouverture au monde ne revêt donc pas uniquement un enjeu esthétique; il y va de la vie, de l'être du monde. Jean­-Michel Maulpoix esquisse ainsi une dimension ontologique de l'écriture poétique, qui a encore le pouvoir d'« approcher le problème d'être » pour l'amener à la lumière. Il retient enfin par-dessus tout l'engagement éthique de l'écrivain qui, contre la facilité de l'abandon et la complaisance dans le regret, doit «prendre soin de la disparition » dans une « lutte engagée entre temps et présence », une lutte contre l'absence et le néant; le poème est manifestation, d'une présence, d'un être. À l'appui de sa réflexion, lean-Michel Maulpoix convoque, entre autres, Valéry, Char, Bonnefoy, Jaccottet, des poètes qui chantent la vie et s'insurgent contre l'oubli, des poètes qui manifestent l'éternel possible de l'écriture poé­tique.

     

    Il faudrait retenir trois mots de ce sage retour à ce qu'est la poésie: « mémoire », « chant », « question ». Le poème doit s'en tenir à ces trois critères, il est monument, musique, et interrogation. Plus que des critères, voilà les conditions de possibilité de l'écriture heureuse et de la beauté manifestée dans des mots. Elles ont à voir avec le temps: le poème tisse des liens (il est lui-même tissu), et lutte contre toute forme de rupture. Finalement la poésie est victorieuse des âmes pessi­mistes; c'est elle qui nous lance un adieu, salvateur en ce qu'il nous invite à prendre heureusement conscience de notre finitude, afin que nous sachions faire advenir, manifester, rendre présente toute la beauté du monde. Les Adieux au poème de Jean-Michel Maulpoix nous donnent envie d'être poète -être poète, chance inouïe.

     

    Clarisse Barthélemy