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Lectures de 

Saint-John Perse

par Jean-Michel Maulpoix


 

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Jean-Michel Maulpoix

Du lyrisme

éd. J.Corti, 2000

446 pages


NOTES

[1] Saint-John Perse, Oeuvres complètes, Paris : Éd. Gallimard, La Pléiade, 1972, p. 665.

[2] Oeuvres complètes, opus cit., P. XIV

[3] Lettre à G. Frizeau du 23 mars 1908, Oeuvres complètes, opus cit. p. 742.

[4] Ibid, p. 668

[5] Lettre à P. Claudel du Ier août 1949, ibid., p. 1017.

[6] « Qu'attendre encore en faveur du lyrisme, qui m'intéresse seul ? » écrivit Perse à Claudel le 3 janvier 1948, ibid., p. 1014.

[7] Lettre à P. Claudel du 1er août 1949, ibid., p. 1017.

[8] Perse a reconnu en Claudel le seul poète divinement investi de « l'autorité lyrique ». Ibid., p. 1019.

[9]  Ibid.

[10] Lettre à Henri Peyre du 19 août 1956, ibid., p. 1073.

[11] Préface de Saint-John Perse aux Poésies de Léon-Paul Fargue, ibid., p. 517.

 


 

1. Du lyrisme selon Saint-John Perse

(extrait de Du lyrisme, de Jean-Michel Maulpoix, éditions José Corti, 2000, 446p.)

(...)

Le 13 septembre 1909, quelques mois à peine après avoir publié ses Images à Crusoé, sous le pseudonyme de Saint-Leger Leger, dans La Nouvelle Revue Française , Alexis Leger écrit à Jacques Rivière pour lui faire part du peu d’espoir qu’il fonde dans la littérature, et dans la poésie en particulier. Il affirme : « il n’y a rien à attendre de moi littérairement » et ajoute que « toute époque de fête, de complaisance et d’images » est pour lui révolue ; il dit ne plus pouvoir rien tenter en poésie qui ne soit à la fois « subjectif » et « négatif » et qui ne s’obscurcisse en des formules trop elliptiques. Il ne conçoit pas que son lyrisme puisse encore s’élancer et se déployer librement, et il précise :

Plus, avant ce terme, le mieux sonore du silence, si le lyrisme même n’est que mode de joie envers soi, et comme un intime prétexte, sûrement faut-il qu’il se résolve enfin dans l’inertie de l’énoncé ou de la proposition, comme la musique, toute virtuelle, dans le thème déjà. [1]

Celui qui deviendra Saint-John Perse se montre ici tenté par une optique mallarméenne privilégiant l’idéalité de la musique par rapport à l’écriture, et l’abstraction du travail ou de la « résolution » poétique par rapport au sentiment. Agé de 22 ans, le poète qui traverse alors une « crise philosophique »[2] s’interroge sur la possibilité et le sens d’un lyrisme authentique.

Cette inquiétude se précise en regard d’une autre lettre, un peu plus ancienne, et qui concerne Pindare dont le jeune poète a lui-même pris l’initiative de traduire les Epinicies afin de parfaire sa connaissance de la langue et de la métrique grecques. Il y met en cause à nouveau la part proprement subjective de l’expression lyrique :

Je ne sais pourquoi, quand il s’agit de Pindare , et au seul mot d‘« Epinicies », on est toujours tenté de donner tête basse dans quelque conception moderne du grand lyrisme individuel, à base de jubilation, d’exultation et d’ivresse, qui n’a que faire avec la mesure grecque dans le lyrisme choral. Rien de tout cela, même chez le plus individualiste, le plus accidentel et le plus hautain des grands poètes grecs, parce que la poésie grecque, pour un lyrique, n’est point en elle-même un fait de solitude, mais de collectivité, quasi collégiale. Du « lyrique » grec nous ne pouvons oublier qu’il est un Coryphée.[3]

Il semble ainsi que les soupçons ou les doutes de Saint-John Perse à l’endroit du lyrisme tiennent pour une large part à l’hésitation que cette notion même entretient entre ce qui ressortit de l’élan subjectif enthousiaste, et ce qui se réfère au contraire au collectif, en même temps qu’à la mesure et la discipline rythmique admirées chez le poète grec mais si étrangères à notre littérature. Comment concilier la « jubilation » et « l’ivresse » auxquelles s’avère attaché le lyrisme, avec la hauteur de vue et la noblesse auxquelles il aspire ?

Par ailleurs, Perse ressent comme une menace le fait qu’en concrétisant l’inspiration, l’écriture l’immobilise. Dans une autre lettre adressée à Jacques Rivière le 19 décembre 1909, il se défend d’un certain nombre d’interprétations hâtives que l’on donne de son attitude distante et circonspecte. Il refuse, une fois encore, « de céder à cet épouvantable goût d’écrire » auquel il reproche « d’être une fin et non plus une voie ». Il fait part alors de son regret que le lyrisme ne puisse à lui seul se porter garant de l’authenticité de l’écriture :

Il y a là, atrocement sensuel, tout un don détourné de soi, et comme une diversion, quand le lyrisme peut être une chose immédiate et sans ruse. — Je voudrais bien n’être que sain,c’est : âpre au gain — Art = onanisme[4].

L’adhésion au lyrisme a pour préalable un soupçon à l’endroit de sa possibilité même. A tout le moins ce terme met-il en cause le commerce de l’écriture avec la vie. Il conduit à prendre conscience de son jeu mensonger. Il l’accuse de toujours dévoyer l’impulsion dont elle procède. Il désire en quelque manière le maintien d’une espèce d’innocence dont tout écrivain apprend à ses dépends qu’elle n’est jamais l’affaire de la littérature. Le haut lyrisme de Saint-John Perse va se fonder ainsi sur un procès préalable intenté à l’écriture. Le poète ne pourra que ressaisir son chant, voire faire de celui-ci le lieu même du ressaisissement.

L’écrivain est-il cet exigeant inspiré qui fraie un chemin dans l’inconnu et qui ne chante que lorsque lui en viennent le pouvoir et le désir ? Ou est-il ce « faiseur » qui se fabrique de faux états d’âme et des enthousiasmes de circonstance, au gré de la nécessité du moment ? Saint-John Perse a conscience que l’acte créateur suppose une éthique et un engagement de tout l’individu. Le mot « lyrisme » est ici synonyme de pureté, par opposition au mot « art » ; il dit ce en face de quoi tout le reste n’est que littérature. Il désigne aussi ce qui déclenche le poème qui, pour lui rester fidèle, prendra chez Saint-John Perse, la forme de l’éloge.

****

Poète de la célébration, mais poète sans croyance, Perse se réfugiera, de son propre aveu, dans « une révérence aveugle et comme vitale »[5] de la poésie qui ne lui importe que par son lyrisme[6], c’est-à-dire par « la libération de la joie, ou plus exactement du « plaisir », dans son essence même — la plus mystérieuse, la plus inutile, et par là même la plus sacrée ».[7]  Cela ne saurait aller sans des moments de crise, qui sont les crises mêmes d’un lyrisme n’ayant été investi par personne de son autorité[8] :

Quoi de plus misérable, de plus tragique même, dans son absurde contradiction, que cette vocation intarissable d’un spiritualisme sans objet ni fin religieuse ; où tout de l’être humain, dans l’impatience de la condition humaine, n’est que vaine irruption et tentative d’effraction au-delà des limites humaines ? La fonction même du poète en tant que mode de connaissance, n’est pour moi qu’une règle de vie qui nous tienne plus vivant, fût-ce à vif, sur l’autre versant de l’apparence.[9]

Le déchirement lyrique trouve ici sa formule complète : il coïncide avec celui de l’existence. Les mots, les vers, si libres ou tendus qu’ils soient, si héroïques qu’ils paraissent, ne font que reproduire, en poésie, l’inépuisable vocation de l’homme à outrepasser vainement ses propres limites, à se brûler les ailes en s’élançant vers l’absolu pour retomber toujours. Mais ce qui fait le prix d’une telle impatience est justement la répétition de son envolée, son absence de résignation, cette façon qu’a l’homme de se sentir exister plus vivement dans la déchirure, et de regarder la vie avec un regard infini faute de considérer l’infini avec le regard même de la vie. Nulle parole n’est plus soucieuse de présence que celle du poète, plus assoiffée du sensible, plus emportée à nommer toutes choses ni plus attachée à libérer harmoniquement les « suggestions simultanées ou associées »[10]  des mots. Le lyrisme a le pouvoir de formuler poétiquement le paradoxe dont il procède : il n’apaise pas les forces adverses, mais exaspère leurs énergies propres, de sorte que « d’une tension entre réel et surréel, et de l’éclair d’une contradiction, naît la beauté fiévreuse, fille de la discorde. ».[11]

Tout ce que le lyrisme prend pour objet est ainsi à la fois exalté et mis en situation critique, accru et déchiré, comme porté par la parole poétique jusqu’en ses confins pour s’y révéler. Le monde de Saint-John Perse est en même temps un univers d’essences et de phénomènes : c’est par le spectaculaire bruissement des substances, mers, vents, sables ou palmes, que le poète isole la vérité lyrique du monde.

Ainsi les doutes et les soupçons exprimés par le jeune auteur en 1909 s’avèrent-ils en fin de compte constitutifs de l’expérience poétique même. Ils se reformuleront épisodiquement, bien après que le poète aura affirmé sa stature. Là où l’aède grec pratiquait d’autorité et en harmonie avec ses dieux l’art épidictique, le poète moderne occidental connaît la déchirure même de l’éloge : à mesure qu’il se développe, son lyrisme prend davantage conscience de la précarité en laquelle il s’alimente.

« Bilingue, entre toutes choses bisaiguës », « litige entre toutes choses litigieuses », le poète est voué à l’équivoque (tels l’arc et la lyre dont la puissance tient à la tension). C’est là le propre de son lyrisme exclamatoire, « assailli du dieu », mais toujours occupé à mesurer le champ de l’existence humaine. Ce lyrisme constitue non seulement une « Pratique de l’éloge », mais encore un développement de la situation critique dont procède celui-ci. D’Eloges à Sécheresse, il continue jusqu’en sa maturité, de « fêter une enfance ». Il s’est donné pour tâche de dénombrer et d’ordonner les choses, selon la visée la plus humaine, sur le mode exclamatoire, et en mettant en oeuvre pour cela toutes les ressources de la langue.

Lire la suite dans Du lyrisme de Jean-Michel Maulpoix



2. De l'inspiration

 

Il serait absurde de prendre à la lettre l’invocation persienne de l’inspiration : « Faveur du dieu sur mon poème » (Vents,13), « Hommes assaillis du dieu » (V,22)... et de n'y voir donc ou n'y entendre qu'anachronisme...

 

Ce qui est indiqué ici est le choix délibéré d'une lointaine lignée lyrique, d'une altitude à laquelle hausser le propos du poème. L’inspiration divine est le modèle de cette parole, mais celle-ci ne connaît rien mieux que l’absence des dieux et le tarissement de l’ancien enthousiasme.

 

Sans doute faut-il même dire que la hauteur, la noblesse affichée, la posture très altière de la parole persienne est à proportion du sentiment de fragilité et de vanité que le monde inspire au poète.

 

Comme l’écrivait Caillois, c’est « dans ce qu’emporte le vent qu’il s’assure la gloire la moins trompeuse » (Poétique de SJP,p. 132). 

 

Ici la louange répond au néant. Elle est le fait d’un parti-pris – comme chez Stéphane Mallarmé la "piété" qui attache aux 26 lettres de l'alphabet, ou chez Valéry le respect délibérément anachronique de la forme contrainte...

 

Encore Saint-John Perse est-il celui qui pousse jusqu’ à l’accomplissement du chant louangeur le défaut même de ce qui naguère fondait une telle parole.

 

Car la parole même a capacité à dire plus, à porter plus haut ou plus loin que ce qui est donné ou permis à tel ou tel moment de l’histoire. Elle va « plus avant » : le désir, le songe, ce que Perse nomme « impatience » trouve en elle à se loger. Lyrique donc par avidité et par empressement…

 

 

(à suivre...)