Luis
Mizon est un poète chilien vivant en France.
Bien qu’il écrive d’ordinaire dans la
langue de son pays, il a composé ce texte
directement en français. Ce texte a été
publié dans le
numéro 77 de la revue de littérature et de
critique "Le Nouveau recueil"
(décembre 2005)
***
Depuis quelques années, je suis vers mon propre pays natal les traces
d’un voyageur français du XIXe siècle.
Son nom est Claude Gay. Il est né en 1800 à
Draguignan dans le Var.
D’un seul regard on connaît son âge et cela m’aide à mieux le voir.
Quand il était petit, les enfants de Draguignan
lui criaient à la sortie de l’école. Où
vas-tu maintenant
« chercheur de persil » ? Il
portait peut- être déjà des lunettes,
il était solitaire, toujours à l’écoute
des grands arbres et il rêvait de partir découvrir
des pays lointains. Il aimait les plantes, les
animaux et les insectes.
Plus tard, pharmacien dans un
hôpital de Paris, il entend parler du Chili. A
cette époque, les gens de Draguignan, comme du
reste de la France et du monde, vivaient encore
à l’ombre de l’arbre épineux « Bonaparte »
et on avait pris l’habitude de vouloir tout
savoir. Il fallait tout connaître pour conquérir
et pour vaincre, il
fallait aussi tout noter avec l’écriture
couchée couleur sépia que le vent de
l’histoire faisait se plier comme des champs
de blé sur la page.
Les
indiens du Chili l’appelleront plus tard
« quatre yeux ».
Quatre yeux, en
1828 est un
jeune savant qui débarque à Valparaiso. Fort
timide, drôle, il avait toujours moyen de faire
rire et d’étonner son monde. Il connaissait
quelques tours de jongleur ; cela lui
rendra service chez les indiens et auprès des
enfants de la société aristocratique de
Santiago.
Il tombera amoureux du Chili.
La passion de la connaissance et l’amour du
pays vont se conjuguer chez lui pour favoriser
la découverte précise d’un univers peuplé
d’animaux et de plantes que personne n’avait
décrit jusqu’alors. Avant de la décrire, il
fallait interroger la nature pour pouvoir
l’identifier. Il fallait la baptiser et la
convertir à
la science. Comme
les prêcheur de la bonne parole, les savants
baptisaient les insectes et les plantes au nom
de Linné, de Buffon et du saint esprit de la
nature.
Donner un nom était aussi une façon de conférer la seule existence qui
vaille, celle de
la science. Personne
ne pouvait y échapper, et surtout pas les
hommes.
Quand il descend à Valparaiso, « quatre yeux » souffre encore
du mal de mer à cause du passage du Cap Horn.
Dans la chaloupe qui le porte jusqu’à la
plage, il sort son carnet dont il ne se sépare
jamais et saisit
en vitesse une esquisse du port et de son
bateau vus de la mer.
Il avait quitté Le Havre de Grâces avec onze camarades embauchés par un
journaliste aventurier pour enseigner au
lycée français de Santiago. La France voulait
alors donner un coup de pouce à l’inexistante
éducation universitaire chilienne.
Valparaiso sera bientôt une des plus importantes villes de la côte du
Pacifique.
Le premier port où se désaltèrent les matelots après la dangereuse
traversée de l’Atlantique. On trouve dans ses
ruelles tout ce qu’il faut pour faire
la fête.
Cependant
les marins ne sont pas de perpétuels fêtards :
la plupart sont de sérieux protestants anglais
et allemands qui construiront sur les falaises
des églises et des cimetières.
C’est le temps des grands
voiliers, on doit savoir naviguer avec le vent,
savoir le chercher en mer.
Un bon capitaine est quelqu’un de rusé et de méfiant : la
nature surprend toujours et l’orage est aussi
redouté que le grand calme des alizés. Gay se
souvient encore très
bien de l’orage du cap Horn qui a failli les
faire sombrer avant de remonter le « Golf
de peines » et de la terre cassée de
l’archipel de glace.
Au Chili et en Amérique latine, en général, on aime beaucoup les français,
le luxe, les idées audacieuses et dangereuses
qui accompagnent en cachette la dentelle, les
livres et les parfums. Le raffinement qui
embellit la vie austère de la colonie circule
grâce à la contrebande, pas encore par le commerce
bien
organisé. Le Chili est commotionné par les
guerres. Il vient de se libérer de L’Espagne,
mais le combat n’est
pas fini,
surtout à l’intérieur.
La période est connue comme
étant celle « de l’anarchie » et
de la « guerre à mort ». L’Etat
se bat contre les bandes de partisans de la
couronne espagnole transformés en « guérilleros »
royalistes. Les héros et les bandits se mélangent,
parfois dans le même individu. C’est l’époque
des « libertadores », pas
encore des dictateurs, bien que déjà les
passerelles existent entre ces deux mondes et
que comme aujourd’hui
on glisse
parfois d’une
libération à l’oppression
sur le terrain huileux du caudillisme populaire.
Et il y a les Indiens : la plupart d’entre eux se battent du côté
du roi, contre les créoles.
Gay aime beaucoup plus les indiens que les créoles qui sont en train de
les détruire par tous les moyens et
de les conduire à l’extermination et à
l’esclavage. Dés qu’il le pourra, il
partira en territoire indien pour les étudier.
Malgré la guerre, il réussira.
Avant de partir, il essaiera de s’informer sur tout ce qui concerne le
Chili. Il lit un Jésuite chilien expulsé par
la couronne espagnole et établi
en Italie, l’abbé Juan Ignacio Molina,
modèle de savant exilé, fidèle à l’amour
et à la connaissance de sa terre natale. Il résume
dans sa description du Chili tout ce qu’on
savait alors sur les indiens et sur la nature
chilienne. Il appelle les indiens, les « chiliens »,
puisque les indiens ne representent pas
seulement une partie de la nation, mais sont les
premier habitants du Chili. Il décrit les
animaux, le climat, les fleurs, il veut faire
connaître et aimer avec passion un pays qui
n’est plus le sien. Il reconnaît et admire
les valeurs de l’indianité.
Son oeuvre résume l’observation jésuite de quelques siècles. Bien que
cette approche, comme celle des autres ordres
religieux, soit un regard destiné à favoriser
la conversion, donc un regard intéressé et
incomplet, elle est fidèle. La première
condition de cette approche est
l’apprentissage de la langue de l’autre. La
langue de l’indien, sera aussi le chemin
indispensable suivi par Claude Gay.
L’Autre, en l’occurrence l’indien, sait toujours reconnaître la
valeur de celui qui se donne la peine
d’apprendre sa langue.
A l’île de Pâques, j’ai surpris, près de l’église une dalle
mortuaire destinée à la mémoire d’un prêtre
savant, le missionnaire Sebastian Englert. Elle
avait été offerte par les indigènes. La légende
ajoute une phrase au nom et à la date de la
naissance et de la mort du prêtre. « Il
parlait notre langue ». Communiquer,
comprendre, connaître et aimer sont des idées
qui vont ensemble.
Quand Claude Gay arrive au Chili, une
constitution libérale vient d’être votée,
elle va durer très peu de temps. Une révolution
impose
une nouvelle constitution en 1830. Elle fait du
Chili une république presque monarchique.
Le lycée de Gay n’existe plus et notre « chercheur de persil »
passe son temps à dessiner les animaux,
plantes, paysages et insectes. Il veut proposer
à l’État chilien de décrire complètement le
pays pour
le faire connaître, d’abord aux chiliens et
ensuite aux étrangers et enfin pour donner à
l’Etat un instrument utile à son identité.
Le Chili accepte sa proposition et
à partir de ce moment
Claude Gay
va consacrer toute sa vie à faire
connaître ce pays : 28 volumes, dont 8
d’histoire, 8 de botanique, 8 de zoologie, 2
de documents, 2 d’agriculture et deux atlas
emplis d’images.
L’œuvre d’une vie.
Oui, mais il y a les indiens.
Le Chili n’aime pas les indiens. Malgré cela, Gay réussit à
incorporer dans l’atlas huit planches qui
concernent les indiens et il parle souvent de
les faire reconnaître comme
une partie importante du peuple du Chili.
Il annonce à ses amis son projet d’écriture sur l’indien chilien. Il
demande des informations, mais il meurt en 1873
sans publier son texte,
si cher à sa pensée.
Alors intervient le hasard.
J’ai été intéressé par cet homme et par son œuvre.
Je suis arrivé jusqu’à la société
fondée par
Claude Gay
à
Draguignan et j’ai rencontré ses héritiers
qui gardent aujourd’hui des documents précieux
et des dessins inédits de Claude Gay. Nous nous
proposons
de faire connaître son œuvre.
La recherche est
à nouveau ouverte et tout reste à faire.
Quand je lis ces lettres
inédites, les centaines des pages consacrées
à ces indiens, j’ai l’impression
d’accomplir le désir inachevé d’un homme généreux
et d’être l’instrument de l’étrange et
aléatoire justice qu’engendre le temps.
Le mystère
est toujours là, éclatant dans le trop plein
de l’actualité.
La compréhension de l’autre
par le moyen de la connaissance et
de l’amour.
Amour et connaissance.
Voilà la tâche.
Elle est aussi une éthique et une poétique.
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