Qui a peur de de Samuel Wood?

par Jean-Michel Maulpoix

 

Extrait d'un essai consacré à Louis-René des Forêts, paru dans La poésie comme l'amour, aux éditions du Mercure de France, en 1998.

 

« Tout ce qui parle est fait de chair mortelle »

 

Qui parle dans les Poèmes de Samuel Wood ? C’est, il me semble, un vain souci que de chercher à démêler ce que le poète lui-même a pris soin d’emmêler, à savoir sa voix propre et celle de cet autre imaginaire à qui le titre même du volume attribue son écriture. Ces poèmes, qui ne forment en vérité qu’un seul long monologue, ont pour auteur une « double personne », le poète et son scribe; l’un qui signe l’ouvrage, Louis-René des Forêts, l’autre qui en détient la voix et qui a le statut d’homme-titre, ou de figure-livre, Samuel Wood :

 

« Toi dont rien ne dit que tu vives sous ce nom,

Samuel, Samuel, est-ce bien ta voix que j’entends

Venir comme des profondeurs d’un tombeau

Renforcer la mienne aux prises avec des phrases

Ou faire écho à sa grande indigence? »

 

Le tutoiement, ici, a beau rétablir momentanément une distinction entre l’auteur et son double, et mettre en doute l’existence même de cette voix qui paraît issue de la tombe, il n’interpelle en vérité que l’autre en soi pour lui demander s’il est force ou faiblesse. Il s’agit là du moment crucial d’un itinéraire d’écriture touchant à sa fin (nous sommes page 40, et le livre en compte 44), qui voit Louis-René des Forêts, tenter à la fois de prêter une figure à ce sujet étrange qu’il est lorsqu’il écrit de la poésie et de réévaluer ses raisons de vivre. En logeant sa parole dans la voix de Samuel Wood, il se met lui-même à distance, se détache de soi, se dédouble pour mieux se considérer, et se lance à lui-même une kyrielle d’injonctions. Tel un acteur ayant pris la pose devant le rideau, Hamlet « prince de l’insomnie » ou Jeune Parque debout face à l’immémorable, il se déguise, se prête au jeu, médite sur la finitude et articule comme au théâtre son monologue qui est en vérité une lutte intérieure, une dispute à tu et à toi, ayant pour objet de « rendre vie au désir animal de vivre »:

 

« Pires que les nuits sans rêve, les nuits sans sommeil

Où se livre jusqu’au jour dans l’esprit divisé

Une implacable lutte intestine

Mais en pure perte car le jour va poindre

Qui sait noyer sous sa lumière aveuglante

Le tourment des vérités trop dures

Rendre vie au désir animal de vivre. »

 

En confondant ou confrontant leurs voix, Wood et des Forêts figurent cette crise de vers, d’existence et d’identité que la poésie moderne nous a rendue familière. Quelques précédents sont illustres : nuit de Noël 1886 qui déclenche la conversion de Paul Claudel, nuit de Gênes du 4 octobre 1892 qui décide Paul Valéry à renoncer à la poésie, nuit de Pâques 1912 et nuit de Méréville du 1er septembre 1917 qui voient tour à tour Blaise Cendrars se doter de son nouveau nom, inventer une nouvelle poétique, et découvrir en lui l’homme gauche... Ce sont là de cruciaux moments nocturnes, ayant souvent pour arrière-plan une relation aiguë à la musique : Le Magnificat  pour Claudel, La Passion de Saint-Mathieu et Lohengrin pour Valéry, La Création de Haydn pour Cendrars). Ce sont des «Partages de minuit où le poète se trouve mis à l’épreuve d’une Révélation qui le contraint à reconsidérer le sens même de son art et à se resituer tout entier par rapport à un illimité qui vient mettre en péril ses facultés articulatoires. Mais chez Louis-René des Forêts, il en va tout autrement. La crise n’est pas un moment-clef et en quelque manière mythique d’une biographie; elle constitue la modalité permanente d’une relation conflictuelle au langage dont le poète répète volontiers qu’il brouille, sépare, pervertit, et cependant s’avère aussi un « courant porteur », puisque « tout ce qui parle est fait de chair mortelle ». La crise met constamment le langage en scène, en question et en cause : elle travaille sans relâche à en redistribuer les voix. Mais elle manifeste aussi le retour insistant d’une figure élective d’enfant disparue revenant « la nuit déchirer le coeur » . Ce visage perdu maintient en souffrance celui qui sait que son devoir est à la fois de lui demeurer fidèle et de retrouver malgré lui « le désir animal de vivre ». Indéfiniment prolongée, modulée et reprise, la crise devient une veille, comme une structure intime, une façon d’être, le grain d’une voix.

En logeant sa propre parole dans celle de Samuel Wood, Louis-René des Forêts dramatise un double procès : celui de son identité et celui de la poésie. Wood est cette figure qui va lui permettre d’être simultanément juge et partie: « Plaider pour soi contre soi-même », « perdre et gagner à la fois sa cause », « en lutte contre le déni de soi »... Le poète dénonce l’illusion poétique en attribuant ses écrits propres à une chimère, mais il continue de jouer grâce à elle le jeu du poème en s’installant délibérément dans l’espace fictif de la métamorphose:

 

« Le temps est passé de la sainte innocence

Une main demande à l’autre ce qu’elle lui refuse

Et ces deux mains sont également les miennes

Qui se jettent en rêve de furieux défis,

A peine en rêve puisque les yeux restent ouverts

Sur le théâtre d’un procès si ambigu

Qu’on n’y peut plaider pour soi contre soi-même

Sans perdre et gagner à la fois sa cause.

(...)

Comme se déguise l’enfant, jouons à être un autre

Que la nature nous défend de devenir. »

 

Wood et des Forêts sont donc pareils à ces deux mains : l’une qui tient la plume, l’autre qui désire appréhender ce qui est, ces deux gestes demeurant, hélas, a priori incompatibles. L’ambiguïté ou le différend lyrique de Wood et de des Forêts accuse la nature double de l’être humain comparaissant par contumace ou par procuration devant lui-même. Il dresse un réquisitoire contre le bavardage trompeur et les consolations fallacieuses; il élabore une plaidoirie lucide en faveur du chant qui voudrait donner à entendre « la pulsation intérieure, la scansion de l’être ». Ainsi que l’écrit Jean Roudaut, « il faut qu’il soit fait du langage, puisqu’on ne peut se passer de son recours, un emploi tel que soit exclu tout balbutiement au profit du chant[1]. » C’est là le verdict même de ce procès insomniaque dont l’un des derniers vers du volume nous livre l’exclamation : « Vivre et chanter c’est tout un là-haut!»  

 

 

(Lire la suite de cet essai dans La poésie comme l'amour de Jean-Michel Maulpoix)



[1] Jean Roudaut, Louis-René des Forêts, Le Seuil, 1995, p. 23.