« Tout
ce qui parle est fait de chair mortelle »
Qui parle dans les Poèmes
de Samuel Wood ? C’est, il me semble, un vain souci que de
chercher à démêler ce que le poète lui-même a pris soin d’emmêler,
à savoir sa voix propre et celle de cet autre imaginaire à qui le
titre même du volume attribue son écriture. Ces poèmes, qui ne
forment en vérité qu’un seul long monologue, ont pour auteur une
« double personne », le poète et son scribe; l’un qui
signe l’ouvrage, Louis-René des Forêts, l’autre qui en détient
la voix et qui a le statut d’homme-titre, ou de figure-livre,
Samuel Wood :
« Toi
dont rien ne dit que tu vives sous ce nom,
Samuel,
Samuel, est-ce bien ta voix que j’entends
Venir
comme des profondeurs d’un tombeau
Renforcer
la mienne aux prises avec des phrases
Ou
faire écho à sa grande indigence? »
Le tutoiement, ici, a beau
rétablir momentanément une distinction entre l’auteur et son
double, et mettre en doute l’existence même de cette voix qui
paraît issue de la tombe, il n’interpelle en vérité que
l’autre en soi pour lui demander s’il est force ou faiblesse. Il
s’agit là du moment crucial d’un itinéraire d’écriture
touchant à sa fin (nous sommes page 40, et le livre en compte 44),
qui voit Louis-René des Forêts, tenter à la fois de prêter une
figure à ce sujet étrange qu’il est lorsqu’il écrit de la poésie
et de réévaluer ses raisons de vivre. En logeant sa parole dans la
voix de Samuel Wood, il se met lui-même à distance, se détache de
soi, se dédouble pour mieux se considérer, et se lance à lui-même
une kyrielle d’injonctions. Tel un acteur ayant pris la pose
devant le rideau, Hamlet « prince de l’insomnie » ou
Jeune Parque debout face à l’immémorable, il se déguise, se prête
au jeu, médite sur la finitude et articule comme au théâtre son
monologue qui est en vérité une lutte intérieure, une dispute à
tu et à toi, ayant pour objet de « rendre vie au désir
animal de vivre »:
« Pires
que les nuits sans rêve, les nuits sans sommeil
Où
se livre jusqu’au jour dans l’esprit divisé
Une
implacable lutte intestine
Mais
en pure perte car le jour va poindre
Qui
sait noyer sous sa lumière aveuglante
Le
tourment des vérités trop dures
Rendre
vie au désir animal de vivre. »
En confondant ou
confrontant leurs voix, Wood et des Forêts figurent cette crise de
vers, d’existence et d’identité que la poésie moderne nous a
rendue familière. Quelques précédents sont illustres : nuit de Noël
1886 qui déclenche la conversion de Paul Claudel, nuit de Gênes du
4 octobre 1892 qui décide Paul Valéry à renoncer à la poésie,
nuit de Pâques 1912 et nuit de Méréville du 1er septembre 1917
qui voient tour à tour Blaise Cendrars se doter de son nouveau nom,
inventer une nouvelle poétique, et découvrir en lui l’homme
gauche... Ce sont là de cruciaux moments nocturnes, ayant souvent
pour arrière-plan une relation aiguë à la musique : Le Magnificat
pour Claudel, La Passion de Saint-Mathieu
et Lohengrin pour Valéry,
La Création de Haydn pour
Cendrars). Ce sont des «Partages de minuit où le poète se trouve
mis à l’épreuve d’une Révélation qui le contraint à
reconsidérer le sens même de son art et à se resituer tout entier
par rapport à un illimité qui vient mettre en péril ses facultés
articulatoires. Mais chez Louis-René des Forêts, il en va tout
autrement. La crise n’est pas un moment-clef et en quelque manière
mythique d’une biographie; elle constitue la modalité permanente
d’une relation conflictuelle au langage dont le poète répète
volontiers qu’il brouille, sépare, pervertit, et cependant s’avère
aussi un « courant porteur », puisque « tout ce
qui parle est fait de chair mortelle ». La crise met
constamment le langage en scène, en question et en cause : elle
travaille sans relâche à en redistribuer les voix. Mais elle
manifeste aussi le retour insistant d’une figure élective
d’enfant disparue revenant « la nuit déchirer le coeur »
. Ce visage perdu maintient en souffrance celui qui sait que son
devoir est à la fois de lui demeurer fidèle et de retrouver malgré
lui « le désir animal de vivre ». Indéfiniment prolongée,
modulée et reprise, la crise devient une veille, comme une
structure intime, une façon d’être, le grain d’une voix.
En logeant sa propre
parole dans celle de Samuel Wood, Louis-René des Forêts dramatise
un double procès : celui de son identité et celui de
la poésie. Wood
est cette figure qui va lui permettre d’être simultanément juge
et partie: « Plaider pour soi contre soi-même »,
« perdre et gagner à la fois sa cause », « en
lutte contre le déni de soi »... Le poète dénonce
l’illusion poétique en attribuant ses écrits propres à une chimère,
mais il continue de jouer grâce à elle le jeu du poème en
s’installant délibérément dans l’espace fictif de la métamorphose:
« Le
temps est passé de la sainte innocence
Une
main demande à l’autre ce qu’elle lui refuse
Et
ces deux mains sont également les miennes
Qui
se jettent en rêve de furieux défis,
A
peine en rêve puisque les yeux restent ouverts
Sur
le théâtre d’un procès si ambigu
Qu’on
n’y peut plaider pour soi contre soi-même
Sans
perdre et gagner à la fois sa cause.
(...)
Comme
se déguise l’enfant, jouons à être un autre
Que
la nature nous défend de devenir. »
Wood et des Forêts sont
donc pareils à ces deux mains : l’une qui tient la plume,
l’autre qui désire appréhender ce qui est, ces deux gestes
demeurant, hélas, a priori incompatibles. L’ambiguïté ou le
différend lyrique de Wood et de des Forêts accuse la nature double
de l’être humain comparaissant par contumace ou par procuration
devant lui-même. Il dresse un réquisitoire contre le bavardage
trompeur et les consolations fallacieuses; il élabore une plaidoirie
lucide en faveur du chant qui voudrait donner à
entendre « la pulsation intérieure, la scansion de l’être ».
Ainsi que l’écrit Jean Roudaut, « il faut qu’il soit fait
du langage, puisqu’on ne peut se passer de son recours, un emploi
tel que soit exclu tout balbutiement au profit du chant. »
C’est là le verdict même de ce procès insomniaque dont l’un
des derniers vers du volume nous livre l’exclamation : « Vivre
et chanter c’est tout un là-haut!»
(Lire la suite de cet
essai dans La poésie comme l'amour de
Jean-Michel Maulpoix)
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