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"Le
voyageur à son retour" : quatre lectures
"Le voyageur à son retour", publié par les
éditions "Le Passeur" est sorti en librairie le 11 février 2016.
Merci à Dawn Cornelio, Claire Habig, Julien
Brocard et Gabriel Grossi
d'en avoir lu les pages en primeur... Leurs textes devaient
initialement figurer dans le "carnet de lecture" qui clôt l'ouvrage.
Une malencontreuse étourderie de l'auteur ne doit pas nous priver du
plaisir de les lire...
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une
journée sentimentale
par julien
brocard
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« Nul ne m’a présenté Dieu. Je ne connais que son nom vide. Son
absence extrême de visage, son silence obtus de vieux sourd. Et la
plainte sur la croix du fils abandonné qui ne renaîtra pas. »
Testament du poète,
p. 103.
On ne voyage que dans le temps.
Le touriste du siècle des Lumières qui, jeune conquérant revenu de son
Grand Tour, rêva qu’il rencontra Virgile ou Homère, peut-être Énée ou
Ulysse, comme eux ne voyagea que pour rentrer chez lui. Voir,
savait-on, c’était avoir vu.
S’attendait-il vraiment à doubler de son chant le chant capiteux des
sirènes ? À redécouvrir Babel, seul parmi des hommes qu’il ne
comprendrait pas ? À sabrer d’épaisses forêts qu’il ne connaissait
qu’en peinture ? Était-il prêt à se livrer aux lions, comme les
martyres, ses ancêtres, qui pourtant étaient morts pour rien ? Une
fois au moins, les paysages, à ses yeux, furent vierges comme au
premier matin.
Si les cartes anciennes nous charment, c’est par le trait maladroit qui
suit la ligne des littoraux ; par ces anamorphoses que rident, de
loin en loin, des fleuves plus impassibles que le ciel. Il n’est plus,
le temps où, pour équilibrer le globe et le retenir de rouler dans le
hasard, elle était encore possible, la terra incognita.
Le Voyageur à son retour n’est pas de cette génération-là. Il est,
comme dit le Poète, venu trop tard dans un monde trop vieux.
« Qu’y a-t-il à la quatorzième station, dans le tombeau énorme de
Jésus, sinon le rien, puisque le Christ s’en est allé ? La
monumentale excroissance de la croyance autour du vide. »
Golgotha, p. 27.
Tout Occidental est, par nature, désorienté. Sous les
tropiques, qu’il
affectionne, le soleil du zénith frappe si violemment tout qu’il
l’arase. Et dans cette éblouissante clarté, il ne voit plus d’autre
étoile que celle qui l’accable.
À l’heure où les véhicules du voyage sont tels qu’ils rendent vaine
l’idée même du voyage ; à l’heure où les promenades les plus
lointaines sont étrangement plus proches que les promenades du dimanche
où plus personne ne s’aventure ; ce voyageur-là a vu beaucoup,
mais il a peu regardé, à moins qu’il n’ait tant regardé qu’il n’ait
rien vu.
Que cherchait-il au fond ? De l’inconnu ? Du
nouveau ? Il n’a trouvé qu’un monde à soi, monde factice du
cosmopolite, transposé dans des contrées où il n’aurait pas dû se
sentir si arrogamment chez lui. Il a sillonné bien des espaces vides
que rident, de loin en loin, des traînées de poudre blanche plus
rectilignes que des gratte-ciel.
Tout le monde aime voyager. L’homme seul (le contraire du solitaire),
l’homme esseulé, entend peupler cette solitude, paysage de
contemplation dont il n’est plus très familier. Il n’est fait, cet
homme, que de mots, de visages, de gestes empruntés. Il vit, en quelque
sorte, au-dessus de ses moyens.
On a souvent raconté qu’entre autres Grandes Découvertes cet Occidental
désaxé avait appris que la Terre est ronde. Il sait à présent qu’elle
est plate. Notre Voyageur à son retour est son frère d’armes. Les
anonymes qu’il rencontre, les piètres festins d’épices dont il se
rassasie, les paysages, des visages, et des visages encore, il a cette
faiblesse – et cette grandeur ? – de les consigner dans
un carnet. Que voit réellement cet œil chagrin et lent, qui volontiers
traîne sur des fronts de mer aigres-doux ? Se souvient-il du jeune
conquérant, qui fut si beau, et qui, voilà bien longtemps, s’est engagé
dans un voyage autrement dépaysant ?
« Ciel calme. À peine étoilé. L’avion creuse un tunnel noir dans
la nuit. Aucun dieu, nous passons. »
Théorie du calamar,
p. 39.
Voyageur à présent de retour, vous avez passé ;
et ce que vous
avez vu passé, fugitif, était-ce quelque chose comme un peu
d’éternité ? Les moments suspendus que vous avez vécus, là-bas,
vous les avez figés sur de bizarres sels d’argent. Ce geste maniaque
d’écrire, au fil de carnets de route, ne voyez-vous pas ce qu’il a de
commun avec celui des copistes, vos ancêtres ? Vous pourrez
toujours tenter d’épuiser le monde et ses possibles, mais la véritable
affaire de votre vie n’aura rien été de moins que le voyage intérieur,
et celui au gré duquel le chemin (la marche) compte plus que le but,
mais au terme duquel le but n’est pas si indifférent.
Il fait nuit, désormais. Les étoiles lointaines brillent. Ironie :
vous savez comme elles sont mortes. Tous ces ciels que vous avez
traversés sont vides, peut-être. Et je ne sais pas ce que valent les
astrolabes, dans ces lieux de passage, sinon la dernière étoile qui
scintille dans la nuit.
Ce que je crois savoir, c’est que vous n’avez pas écrit pour copier le
réel. Vous n’avez pas noté pour retenir le pittoresque de luxuriantes
forêts. Vous n’avez pas voulu jouer avec les mots. Je crois que vous
avez doublé de votre chant le chant de l’écho, assourdi, d’une langue
perdue dont la grammaire tisse le monde, et où se couler le soir avant
de dormir pour longtemps.
« Croire est ici un jeu d’enfant. »
Moscou aller-retour,
p. 50.
Longtemps les départs se sont succédés, et les retours
sont restés si
discrets qu’ils semblaient inexistants. Le poète, pressé de se remettre
en route, ne prenait guère le temps de défaire ses valises. Au
contraire, déjà tout à la joie d’un nouveau voyage, il escamotait avec
adresse les détails du retour, si bien que son mouvement semblait ne
jamais s’interrompre. Tout se passait comme si ses déplacements
constituaient un seul aller, toujours continu, rythmé d’étapes sous des
cieux lointains. Gris de tant de bleus, il s’étourdissait aux quatre
coins du monde, vivant dans le luxe de ses « coûteuses vies
imaginaires ». Mais voilà qu’un jour il ne peut plus se permettre
ce « train de vie ». La machine se grippe et cahote, le
mouvement ralentit, l’ivresse retombe. Encore quelques départs pour
relancer le moteur à illusion, mais le cœur n’y est plus et le poète
renonce à faire semblant. Quand le « charme du voyage » est
rompu, il n’y a plus qu’à rentrer. Est-ce l’âge qui met un terme au jeu
des allées et venues ? Jamais encore on n’avait vu l’auteur sous
les traits d’un vieil homme, et jamais non plus sa propre disparition
ne l’avait préoccupé au point de rédiger un testament. Il semble bien
que le retour soit définitif et sonne le glas de tout nouveau départ,
et cela explique sans doute sa brusque mise en lumière. Pour la
première fois, le voyage est abordé de manière rétrospective. Un terme
est ainsi assigné à une période d’itinérance enthousiaste et à une
forme d’écriture de l’en allée. Alimentée par la mobilité, elle
accompagnait de son rythme allègre les déplacements toujours
renaissants du poète. Notes écrites à la hâte, griffonnées au vol sur
un carnet, « furieusement » parfois, phrases lapidaires,
style volontiers télégraphique : autant de signes qui indiquaient
la facilité, la ductilité, le plaisir de créer en mouvement et
d’épouser la joie du départ par une prose légère et vive. Le poète
avoue ne plus ressentir l’excitation du voyage, et son écriture le
montre, faisant elle aussi retour. Mots et phrases tirés de livres
précédents reviennent et s’entrelacent au nouveau texte, tissant un
costume de « voyageur sur le retour ». La figure itinérante
décline, la voix s’essouffle, s’étouffe dans un va et vient qui se
révèle désormais vain. D’ailleurs n’est-ce pas un double du poète qui
meurt « sur le bord de la voie », après avoir inutilement attendu
le train de sa « vraie vie » qui l’aurait ramené en
arrière ? Un point de non retour est ici atteint : ni la
projection dans un aller trompeur ni le désir de revenir dans le passé
ne sont envisageables.
Reste à savoir si ce constat prend la forme d’un
terminus ou d’un nouveau départ. La langue doit se régénérer sous peine
de s’asphyxier, et le poète est à la marge du silence, au bord de la
voix. Mais le « voyageur sur le retour » ne sait-il pas déjà
qu’une autre piste s’ouvre à lui ? Le double sens de l’expression
qui associe le fait de revenir au déclin est certes négatif pour
l’aventurier, mais le jeu de mots traduit la jouissance du poète. Alors
même que le réseau des « lignes de fuite » se ferme, le
double sens de l’écriture s’ouvre, permettant une circulation dans
toutes les directions et dans toutes les significations. La langue
devient alors un véritable moyen de transport : à la fois
mouvement et émotion, elle redonne souffle au poète et le fait enfin
« venir au monde ».
Qu’aurait fait, qu’aurait noté et peut-être plus tard
écrit le
voyageur-poète qu’est Jean-Michel Maulpoix s’il m'avait accompagnée ce
matin ? Où se serait posé son regard, où sa pensée l’aurait-il
amené face à la fanfare et aux festivités du vol inaugural entre
Glasgow et Halifax, entre l’Écosse – le vieux monde – et Nova Scotia –
le nouveau. Quels « étonnants contrastes » auraient attiré son
attention, dans cette zone d’entre deux précoce ; où la terre d’arrivée
vient côtoyer la terre de départ ; où, la ligne aérienne l’espère, « le
charme du voyage n’est pas encore rompu » ?
Réjouissez-vous, Écossais, la compagnie West Jet vous offre maintenant
le Canada, à petit prix mais les plateaux repas et le Whiskey sont
payants.
Quels clichés visuels se seraient transformés en mots dans le carnet du
poète, grâce aux notes prises à « la main, seule à même de garantir la
valeur de photographie mentale propre à la note » ? Dans la foule
devant la porte d’embarquement aurait-il eu la main libre pour tenir
son carnet et son stylo, afin de transformer la scène en notes, ou
aurait-il peut-être accepté d’être de la fête, en prenant un verre de
Whiskey écossais ou de vin canadien ?
Quelles auraient été ses pensées s’il était tombé dans ce cocktail
dinatoire dont l’improbabilité matinale ne semblait étonner personne ?
Quelle réaction devant les serveuses déguisées en baleine, en homard,
en caribou, chacune équipée d’un sourire gêné et d’un plateau
d’amuse-bouches au crabe, au steak et à on ne sait croit encore.
Serviettes imprimées de tartan, l’incontournable tissu écossais ;
gâteaux Nanaimo, l’inévitable dessert canadien. Où sommes nous en
réalité ? Est-ce encore le départ ou déjà l’arrivée ?
Départ hors norme, accompagné aussi de musique
live, et de speeches où
des hommes en costume-cravate se félicitent et se donnent des tapes
dans le dos, le tout filmé pour le journal télévisé local. Devant
leur scène improvisée, des voyageurs plutôt perplexes, qui acceptent ou
refusent l’offre des plateaux circulant, se demandent surtout quand ils
vont embarquer, comme tous les voyageurs, ils veulent partir afin
d'arriver enfin quelque part ailleurs, n’importe où, mais plus ici, ils
veulent à tout prix passer à la prochaine étape –Quelle réussite pour
Glasgow, première destination britannique de la compagnie ! Et
pour Halifax, qui attire l’attention sur la côte est canadienne, tant
négligée, même le premier ministre de la province est arrivé dans le
premier vol en sens inverse, qui a atterri il y a quelques heures à
peine. Les voyageurs ne s’intéressent guère à leurs paroles, ils
filment sur iPhone et tablette, pour envoyer partout dans le monde –
j’y étais, j’ai bu, j’ai mangé, j’ai embarqué, mais je n’ai pas
écouté. Quel #hashtag a-t-il donné pour Twitter ? On prend
un selfie avec le muffin décoré d’un minuscule avion aux couleurs
marines de la compagnie et on accepte les écouteurs bon marché avec un
plus grand sourire que d’habitude parce qu’ils sont enveloppés dans un
tissu tartan souvenir.
Avant que les derniers voyageurs ne soient montés à bord, on décroche
déjà les affiches, des femmes en talons aiguilles rangent les verres
sales dans des cartons en préparation au transport à la
cuisine. Où sont passés les plateaux de crabe et de steak ?
Les costumes-cravates sont partis, ce n’est plus la fête alors ?
Le chanteur tient bon, il continue, il en rajoute pour accompagner les
ultimes passagers qui font encore la queue, fredonnant et marquant le
rythme du pied ou de la tête. On l’applaudit en passant la porte,
on monte à bord, on s’envole. Qu’en dirait le poète-voyageur ?
C’est
un grand cahier ouvert sur une table de bois, face à une large fenêtre,
ou un mince carnet noir refermé dans une poche. Là, les mots se
rassemblent. Ils n’espèrent plus, depuis longtemps, enchanter le monde.
Ils continuent, malgré tout, de s’associer : ensemble, ils font
des phrases au gré de leur humeur. Ils rêvent de s’élancer à nouveau
sur la page, de parcourir le monde à coups de vifs traits de plume, et
de chanter à tue-tête. Ils se résignent parfois au silence.
*
Il prend l’avion, le train ou le métro. Comme ses
semblables, il achète
son billet, composte son ticket, rejoint sa place et serre sa ceinture.
Peut-être se penche-t-il par-dessus le hublot en contemplant les formes
improbables des nuages. Quand certains téléphonent et que d’autres font
des mots croisés, lui, ouvre un petit carnet noir à tranche dorée. Qui
sait quels autres voyages y prennent forme.
*
Il est assis derrière une large baie vitrée où l’on
peut voir deux
grands pins et, plus loin, les lumières de la ville qui se reflètent
dans la mer sous un ciel nocturne, avec la grande roue illuminée parmi
les masses sombres des immeubles. Face à une assemblée silencieuse, il
projette ses diapositives. Celles-ci ne sont pas de lumière mais de
mots. Ce sont des fragments de souvenirs, des images du nord, qui
s’égrènent doucement.
*
Une couleur, le gris. Discrètement, la mort s’invite
au fil des pages. Elle y a, sans doute, toujours été.
*
Peut-on vraiment dire adieu au poème ? Ne faut-il
pas qu’aussitôt
après ces adieux, surgisse un « Et, néanmoins », un
« malgré tout » ? Autant qu’une autre, notre époque a
besoin de poètes.
Il nous faut des mots, toujours plus de mots, pour prêter une voix à
notre inquiétude, et à nos questions un visage. Nous la vocalisons
jusqu’à ce qu’elle soit devenue toute musique et qu’il ne soit plus
question d’y succomber mais de nous y bercer jusqu’à l’apaisement. Il
se pourrait ensuite que les mots se mettent à chanter.
*
Toujours, il s’en revient marcher près de la mer.
Il reste là, ne sachant pourquoi, épiant le vide qui l’entoure. Il
avance lentement, sans paroles, et se laisse bercer par les vagues dans
le cliquetis clair des galets. Il accomplit consciencieusement cette
procession silencieuse. Il marche parfois jusqu’au port, mais ne
s’embarque pas : il écoute le vent fouetter les drisses et les itagues,
et reste là, rêveur, contemplant l’alignement des voiles sur la jetée.
Il inspire les effluves de la mer et soudain se découvre plus léger. Il
lui vient des souvenirs d’enfance, d’escalades dans les rochers, de
récifs et d’îles lointaines, de mérous et de sirènes. Il s’en retourne
ensuite, presque à regret, en s’arrêtant souvent pour regarder,
derrière l’épaule, encore un peu, l’incandescence du soir sur le bleu.
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