| Accueil | SommaireBiographie | Bibliographie | Pages lyriquesManuscrits  | Galerie | Traductions
| Anthologie contemporaine  | Pages critiques sur la poésie modernePages critiques sur la prose | Cours et séminaires |

| Le Nouveau Recueil | De l'époque... | Informations | Rechercher | Liens | E.mail   |

 


la musique inconnue


La voix seconde

par Jean-Michel Maulpoix

Extrait de "La Musique inconnue" éd. José Corti, 2013.


Hommage à Denis Vasse, disparu le 12 mars 2018,
auteur notamment de "L'Ombilic et la voix" (Seuil1974).




S'il était un modèle à l’écriture lyrique et à son « charme » singulier, ce pourrait être le chant des sirènes, tel qu'il retentit dans le détroit de Messine, ou au pied de ces rochers rhénans qui ont tant fasciné Guillaume Apollinaire.

Dans l’écriture lyrique, en effet, la force impressive et la puissance d’emprise de la voix sont prépondérantes. La relation y est très étroite entre narcissisme et séduction. Séduire l’autre suppose de jouir de soi. Les sirènes en apportent l’image, occupées de leur beauté (elles peignent leurs cheveux) et de leurs chants, tout aussi caressants pour autrui que pour elles-mêmes. Peigner ses cheveux, réciter ou chanter un texte : la voix est la poursuite d’un geste érotique, aussi bien vis-à-vis de soi qu’en direction d’autrui. L’intonation, l’inflexion, la modulation constituent une espèce de pantomime du désir.
 
La voix, qui n’est pas le corps, est une issue du corps et une jointure du corps. Elle n’est pas le corps réel mais le corps subtil: c’est-à-dire, aussi bien, le corps subtilisé, rendu subtil, aérien, et effacé. Or, la voix est une façon subtile de faire apparaître à autrui son propre corps. Elle s’adresse à l’autre et vise son désir à la façon d’un rayonnement du corps. La voix, qui est l’espace même de la demande, manifeste et certifie l’existence du sujet par son rapport à l’autre. Elle démontre que, selon l’expression de Denis Vasse, “un sujet ne se réduit pas à sa localisation corporelle” . Sa voix inaugure plutôt “la dimension de la séparation et de la rencontre qui organise la vie”. Elle lui permet à la fois de parler le monde et de parler dans le monde. Elle l’ouvre en fin de compte au désir de vivre et de mourir.

D’où une définition possible de la voix, selon Denis Vasse, comme lien second prenant la relève du lien originel (cordon ombilical) fatalement rompu pour que le sujet entre dans le monde. Reliaison faisant suite à une coupure. D’abord lié au corps de la mère, le sujet va se trouver relié par le langage au corps subtil d’autrui. Lorsqu’il écrit poétiquement, il lie et relie à son tour entre eux les aspects du monde, et poursuit donc par l’écriture ce procès symbolique de figuration par lequel il se constitue. Il articule du même coup le réel à l’imaginaire et le possible à l’impossible.

Il me semble que la fable de l’accession à la voix pèse sur la création poétique et la détermine très profondément. La poésie, en effet, est plus que tout autre genre celui qui place au premier plan l'entrée du sujet dans le langage. On écrit des poèmes comme pour reconfigurer indéfiniment sa propre accession au langage. Aussi n’est-il pas surprenant que s’investisse dans l’écriture un désir de renouer « figuralement » l’unité perdue, aussi bien que la survalorisation même du medium qui en assure la relève.

Le sujet lyrique peut exprimer la répétition nostalgique, par un retour incessant sur le scénario de la séparation. Il peut aussi bien répéter le cri, rejouer la fable de la naissance, affirmer la vitalité du langage... C’est dire que le poème reste en prise avec le scénario primaire de la suture de l’ombilic et de l’ouverture de la voix. Quand Paul Valéry définit la poésie comme « une hésitation prolongée entre le son et le sens », il la montre ainsi vacillante entre la reconnaissance et le refus de la « coupure signifiante » (coupure de l'ombilic, castration symbolique, reconnaissance de l’altérité), entre l’acceptation de la loi qui fait le sens (le procès de signification) et le désir de retour, par la musique, à un mythique état d’indifférenciation et de fusion originaire.

Couper/lier : c’est bien là le travail lyrique par excellence. Mise en coupe de la langue dans le vers, et multiplication des rapports qui lient les mots les uns aux autres. Celui qui écrit, comme celui qui parle, produit une articulation singulière : il se joint et se disjoint, il est dedans-dehors, séparé et avec, détaché et rattaché. Que fait le poème, sinon mettre noir sur blanc ce qu’accomplit la voix et qui n’est autre que l’accession au statut de sujet dans le monde ?


Jean-Michel Maulpoix


Lire la suite dans "La musique inconnue", José Corti, 2013