CHEMINS DE TRAVERSE
Pour saluer Henri Michaux
par Jean-Michel Maulpoix
Il aime tant les fourmis. Leur lente circulation entre les herbes,
leurs travaux invisibles et leurs combats dans le jardin, leur parfaite
connaissance de la terre mouillée, le peu de cas qu'elles font du ciel,
leur manière obscure de briller, leur silence et leur modestie.
Familier des insectes et des végétaux, comme de toutes les créatures
infirmes sur lesquelles l'homme exerce avec mépris un simulacre
d'empire, il affectionne la part la plus animale et sensible de
l'écriture : les lignes, les taches, les traits, antérieurs à tout
discours qui sépare le mouvement du verbe.
Cet homme n'existe que par rafales.
Il est le passager de son propre infini.
De son territoire, il ignore la carte. C'est une espèce de serre, ou de
réserve. Une flore vénéneuse y prospère. Une faune inquiétante de
lignes et de signes y prolifère. Ne parvenant pas à mettre de l'ordre
parmi tant de figures possibles et d'identités changeantes, aurait-il
pu faire autre chose que dessiner ou écrire?
Il n'use pas de son imagination pour se divertir, mais pour se mettre
en chasse. Le farfelu est une grimace qui conjure.
Son oeuvre est un laboratoire. De petits êtres absorbent et explorent
quantité de souffrances et de drogues singulières. Sur la page ou dans
le monde, le fini est le cobaye de l'infini.
Toutes sortes d'événements inadmissibles se produisent en lui dont il
n'est pas du tout sûr d'être responsable et auxquels il assiste avec
stupéfaction.
Quelle foule! Quelles péripéties! A tout instant, en ces galeries de
cartilages et de signes, dix mille rêveurs se bousculent. Il se
passe quelque chose. Voici le poème devenu le roman du dedans.
Il vit avec des principes d'enfant: "Un poirier qui porte des pommes
est un autre arbre", ou "Les fourmis parlent tout bas". Cela suffit à
son savoir. L'étau, un instant, s'est brisé.
L'humilité lui est un sol. Il s'y enracine. Elle est devenue sa nature.
L'on chercherait en vain dans les propos qu'il tient ou les images
qu'il donne de lui, le moindre fléchissement, la moindre complaisance :
partout de la grandeur, rien que de la grandeur, distraite et surprise
d'être là.
Son corps est un objet fragile : un bruit l'écorche, un souffle le
renverse. Si quelqu’un l’importune, il s'effondre en poussière. Sans
cesse, il déchire son habit et s'éparpille. La douleur est son paysage.
Le néant est enveloppé de peaux inquiètes. Une idée d'âme est son
épiderme.
Il rêve de vivre nu, comme jadis l'homme du paradis. De nouveau sur
terre "agréé comme plante."
Il connaît l'art de se soustraire au temps, au monde, aux importuns, à
l'encombrement de sa propre carcasse comme à la moiteur de ses
espérances. Il s'endort à côté de soi. Il tient du caméléon, du caillou
et du rapace.
Le surréalisme : pas assez rapide, pas assez tragique, pas assez
relâché encore, trop lettré, trop satisfait de ses émerveillements
alambiqués pour le retenir, le convaincre : "On ira plus loin dans
l'automatisme".
Lignes de tous les horizons, unissez-vous!
Face aux tableaux de Paul Klee, il célèbre le prolétariat des lignes :
l'espoir d'un monde nouveau se construit avec elles qui travaillent
sans relâche. Les mots sont des bourgeois cupides : ils gèrent leur
capital de savoir, leurs certitudes confortables.
Il fait, à sa manière, de la politique, avec les Ouménés de Bonada, les
Nippos de Pommédé, les Nibbonis de Bonnaris, les Rijabons de Carabule,
et quantité d'autres tribus divisées en courants d'opinions nombreux,
pour le plaisir de l'ivresse du nombre et des noms.
Plume est le plus beau nom que l'on ait jamais donné à un
personnage. Ce bonhomme d'encre est le petit-fils de Candide, le neveu
de Charlie Chaplin, le cousin de Poil de Carotte, le frère de lait du
Fils unique abandonné du Père. La famille de cet orphelin, en fin de
compte, est nombreuse.
"Le coeur du sensible souffre trop pour aimer". Mais son oeuvre entière
corrige ce propos : la douleur est la plus exacte manière d'aimer.
Ailleurs il ajoute : "Quoique je parle plus souvent de malheur, j'ai
aussi des tas de petites jouissances".
A. cherche sa vie et ne la trouve pas. Alors il la déchire afin de
vérifier qu'elle existe.
A force de se mettre en pièces, il disparaîtra bientôt. Son nom, comme
celui de quiconque, dit un commencement, une manière anonyme d'aimer et
de mourir.
Sous le masque de l'adulte important, il discerne le visage du
nouveau-né, ses yeux glauques qui n'y voient guère et son tempérament
de dormeur insatiable.
Il joue parfois de la musique pour essayer de prêter forme aux silences
qui somnolent. Il voudrait ressembler aux insectes qui ne savent ni le
piano ni le violoncelle, mais frottent leurs ailes l'une contre l'autre
avant de s'envoler.
Il engage la conversation avec les sons, les lignes, les lettres et les
noms. Il fait un grand trafic de sonorités et de figures. C'est là son
plus heureux commerce. Il s'enrichit de rêveries. Par son usage
extravagant des signes, il est de ces originaux très rares qui ont su
par instants se rendre propriétaires de leur disparition.
Magie : en s'installant dans une pomme, il prend de vitesse le serpent,
le péché, le mal, l'Histoire misérable des hommes, et Dieu lui-même.
Journaliste, il nous donne des nouvelles de nous-même comme d'un pays
lointain. Il rédige à notre intention de courts reportages sur un bras
cassé, un ennui, une apparition, la découverte d'un nouveau-né dans un
tube en caoutchouc, ou de surprenants phénomènes qui se produisent la
nuit dans une maison écartée.
Rien de plus privé que son monde, et rien de plus accueillant. Il fait
cadeau à chacun de ses rêveries les plus intimes, ses folies les plus
singulières. De sorte que quiconque, tout de suite, se retrouve en lui
chez soi.
Il ne va pas de soi. Il se garde de soi. Il sait combien chacun
s'agglutine à ce qu'il est, puis s'en désespère. Il prend en direction
de soi, avec tous, des chemins de traverse.
extrait de La
poésie malgré tout, Mercure de France
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