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    « Hors-les-murs … »
    Traduire Jean-Michel MAULPOIX,
    Musing about translation

    par Catherine Wieder
    Psychanalyste – Traductrice


    Immédiateté d’une langue sans afféterie, rigueur des sens, éloquence mélancolique, aisance, force dramatique, adéquation de l’expression à la pensée, densité, enthousiasme, amertume née de l’incompréhension ou de l’injustice, plasticité des « tableaux de genre », évocations de personnages et de situations, présentation des réalités de l’âme qui se concrétisent et se mettent en mouvement avec un dynamisme tenant parfois de l’univers filmique de l’arrêt sur image, la variété, la logorrhée concerne tous les degrés d’une vaste échelle allant de la liberté de ton, voire du relâchement du causeur-séducteur ou de l’improvisateur à la solennité des aphorismes qui pèse chaque mot passée au « gueuloir » et confère à une pensée élaborée dans ses moindres inflexions le prestige du lyrisme gnomique …

    On comprend le trouble qui s’empare de la traductrice, passeur de mots, confrontée non plus à ses confortables certitudes, même « hors-les-murs », mais à un poète « tout nu », un poète, oserions-nous dire déshabillé des oripeaux du XXème siècle, vêtements rigides ou sophistiqués des idéologies, prêts-à-porter paresseux de ce qui eut pu n’être que traduction « ethnocentrique ».
    Narcisse-traductrice qui ne « s‘autorise que d’elle-même » … L’exactitude inclut le refus de l’enjolivement ou de la réparation. Nous ne nous représentions la traductrice qu’aimant le texte au service duquel elle s’est mise comme Montaigne aimait Paris, « tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches. » Autrefois on nous enseigna cette problématique bien « française » : « s’il y a quelque mérite à traduire, ce ne peut être que celui de perfectionner, s’il est possible, son original, de l’embellir, de se l’approprier, de lui donner un air national et de naturaliser en quelque sorte, cette plante étrangère. » On aura compris que notre propos est de suivre Chateaubriand, traducteur de Milton, soutenant tout au long de ses Remarques (que nous regrettons de ne pouvoir citer longuement), la conception inverse : « Si je n’avais voulu donner qu’une traduction ‘élégante’ du Paradis Perdu, on m’accordera peut-être assez de connaissance de l’art pour qu’il ne m’eût pas été impossible d’atteindre la hauteur d’une traduction de cette nature ; mais c’est une traduction littérale, dans toute la force du terme, que j’ai entreprise, une traduction qu’un enfant et un poète pourront suivre sur le texte, ligne à ligne, mot à mot, comme un dictionnaire ouvert sous leurs yeux. »

    L’expression même « épreuve de l’étranger » soulève la question essentielle pour la traductrice : « l’étranger » du texte à traduire peut-il, doit-il, ne doit-il pas nécessairement se refléter dans une certaine étrangeté de la traduction ? La formule selon laquelle « une traduction qui ne sent pas du tout la traduction est forcément mauvaise » doit cependant être complétée selon nous par des considérations plus dynamiques et de plus grande portée. La traduction qui, avec une fidélité sans faille au texte d’origine, se donne pour but de « s’approprier l’étranger », ne peut, si elle est réussie, laisser inchangée la langue d’ « arrivée ». Les étrangetés indispensables, les inventions ou dérivations terminologiques, les hardiesses stylistiques finissent par modeler la langue de traduction ; toute traduction d’un grand auteur, si elle s’astreint à l’exigence de se tenir sans cesse au contact de son altérité, contribue nécessairement à l’enrichissement et à l’assouplissement de sa propre langue. Les exemples historiques en seraient innombrables.

    Nous posons donc d’emblée que la traductrice n’a pas droit à une moindre liberté créatrice à l’égard de sa propre langue que le poète. Cependant, si, suivant Laplanche et sa conception de l’ « étrangèreté » de la traduction de Freud est valable, nous devons tenir en compte tout autant – et peut-être davantage encore – de l’étrangèreté de notre poète dans sa propre langue et dans sa vie, que de l’étrangèreté du français par rapport à notre anglais. Ceci nous entraînerait fort loin concernant le rapport des langues entre elles, et l’insertion du penseur dans sa langue. Disons seulement que si, par essence, sa langue ne saurait être traduite dans une autre (la traduction automatique n’est que la technique d’un « interprétariat » sans âme), un poète se positionne dans sa langue, y effectue des choix, notamment lyriques qui rétrécissent ou enflent la polysémie et autorisent, par là-même, la création d’équivalences structurales avec une autre langue, dans laquelle des choix analogues seront à opérer.

    Ainsi en va-t-il de notre poète. Une fidélité rigoureuse impose le double devoir d’intégralité et d’exactitude. Nos impératifs sont contraignants : le texte, tout le texte, rien que le texte.

    Rendre tout le texte, c’est d’abord en restituer toutes les variantes, en suivant, en complétant au besoin. Rendre tout le texte, c’est vouloir tout traduire. Le danger qui guette ici est éventuellement celui de la « sur-traduction » : entre toutes les nuances implicites possibles d’un mot, d’une expression, d’une phrase, vient le moment où il faut nécessairement choisir : un choix qui doit être guidé par celui du poète lui-même. Les connotations à conserver sont celles sur lesquelles lui-même insiste et, éventuellement, celles qui insistent, à son insu, à travers toute l’œuvre.

    Rien que « le texte », c’est exclure toute contradiction comme aussi toute dilution et tout commentaire. De quel droit aller plus vite que lui à l’idée principale, délivrée par lui seulement au terme de sa genèse, ou hâter le déroulement d’un discours qui emprunte justement à la séance d’analyse son déroulement lent sinon tâtonnant ? De quel droit substituer l’explication à l’explicitation ? Aller plus loin en effet grâce à l’expérience analytique. Le langage est à la fois instrument modelé, forgé, utilisé par le poète et non sans maîtrise – et aussi l’un des matériaux privilégiés où se déploie la psychanalyse comme méthode d’exploration neutre et bienveillante de l’inconscient … Comme tout serait simple si ces deux aspects ne se recouvraient si souvent ; si la création de notre poète – qu’il serait hors de question d’oser « analyser » - n’était mue par le langage au moins autant qu’elle ne le maîtrise ; si, à l’inverse, ses démons conceptuels ne venaient s’insérer jusque dans la clinique, le rêve ou le Witz. La découverte psychanalytique nous montre que c’est au sein du texte que passe la limite, souvent parfaitement traçable, de la traduisibilité : entre ce qui, des contenus psychiques, transite par le sens d’une part et par la « lettre » d’autre part.

    L’œuvre de pensée, l’œuvre du poète, est mouvement, développement, progrès vers un lyrisme toujours mieux différencié. Dire que la traduction s’adapte à ce mouvement d’un « savoir aux lignes brisées » et tente de le restituer, c’est trop peu : toute véritable traduction n’est pas seulement « à l’épreuve » de cet « étranger » qu’est l’œuvre, elle met, réciproquement l’œuvre du voyageur « bossué de sacs et de valises » à l’épreuve de cet étranger qu’est l’expérience de la traduction elle-même. Ce qui est latent dans l’œuvre, seul l’étranger peut le découvrir, seul le passage dans une langue étrangère parachève le développement de l’œuvre.

    En ce sens, et comme le veut W. Benjamin, une traduction peut devenir un moment de l’œuvre elle-même …



© Catherine Wieder, 2001.