La fièvre lyrique de Dominique Sampiero
Cest peu de chose un regard mais le monde y tient.
D.S.
Dominique Sampiero est lyrique. Écrivain à brusques bouffées dair, de tendresse et de fièvre. À changements soudains de climat, de tonalité, de régime. À précipitations, lenteurs, adorations, vertiges, chutes, louanges et palpitations
Il est à lui seul toute une gamme de lyrismes. Une octave. Une portée. Une partition de voix. Écrivain de tempérament, bien sûr, mais cette expression un peu galvaudée est également insuffisante : elle dit la force dun engagement subjectif, sans souligner assez ce qui est ici de lordre de la quête et de loffrande, du don et du questionnement. Cet empressement suractif de la sensibilité dans la langue, tout en élans, impulsions et brisures, aime et cherche la vie : il la réclame à corps perdu, sur le papier comme sur la terre. Cest à ce quon appelle parfois « nouveau lyrisme », quappartient, en toute indépendance de forme et de tonalité, cette écriture vivante, énergique, adressée, éperdument désireuse de dire et de transmettre, articulant en son mouvement prose et poésie, court-circuitant le proche et le lointain, conjuguant lévidence avec le mystère
Dominique Sampiero nest pas de ceux qui larmoient ou qui aiment à se perdre parmi les jeux de miroirs de leur intériorité. Il est plutôt de ceux qui voudraient manger leur propre langue. La mâcher, la sucer, lavaler pour sen nourrir. Ceux sous la plume de qui les mots réclament leur chair et ne se résignent pas à se recroqueviller en signes abstraits. Ceux à qui « des caresses viennent dans les mains » lorsquils écrivent. Ceux qui sèment, cultivent, récoltent et savourent la matière verbale, sy alimentent en énergie, la dépensent, la redistribuent, et désirent lentendre sonner dans la voix de leurs semblables. Ceux dont chaque émotion devient un chant offert. Ceux qui dans la révolte apprennent à acquiescer. Ceux qui inscrivent la « Petite mort » au centre du poème. Ceux qui cherchent « la lumière du deuil ». Ceux pour qui écrire cest encore aimer et sefforcer de pénétrer avec des mots cela, cette ombre qui nous transit et nous défie.
Ce lyrisme là est profane. Respectueux de « la vie pauvre ». Son « Eden est de sarrasin, dépines ou de fleurs ». Il cherche un ciel à même le sol, à même le corps. Par la mousse et lhumus il sélève, rêvant de noces avec la terre, que la phrase accomplit parfois :
Elle aimait se regarder nue, debout, devant la glace. Prendre son ventre à pleines mains comme une balançoire. Le palper, létreindre. Elle souriait. Il y avait du monde avec elle. Les oiseaux, derrière, leur chant indiscret. Les murs, les poutres, les toiles daraignées. Du monde un peu partout comme une présence sans mots ni visage.
Lécriture de Dominique Sampiero tend vers létreinte. Sefforçant aussi bien dembrasser ce qui est là lumineusement, notre « fraîche évidence », que dempoigner lobscurité qui nous supporte, nous attend et nous échappe. Tous ses livres sont des entailles et des entrailles : des famines et des soifs, des élans, des frayeurs, des ventres et des sexes aussi avec leurs coulures, et des regards toujours ouverts en grand sur le monde proche, attentifs aux moindres signaux de ceux qui y vivent, nos semblables.
Lil agile de Sampiero se convertit vite en langage : il appelle sans cesse les mots à soi comme pour remercier le visible dêtre là. Il fait à lévidence paraître noir sur blanc combien il aime ce quil regarde, le goût très vif quil a des êtres et des objets, leur forme, leur couleur, leur intensité. Aussi nest-il pas surprenant que de lobservation et de la notation Sampiero glisse spontanément vers limage : ce précipité métaphorique où sapparient les apparences, aiguisant leur apparition, montrant et ramifiant toutes choses en leur éclat. Doù cet univers familier, que lon dirait soudain pris damour ou de colère :
Entre les engueulades de clôtures et les empoignades électorales, les saisons, ici, sont des missives écrites à la lumière. Chacun y met du sien. Les arbres. Les champs. Les flaques et les maisons. Les fleurs. Les mouches. Les chiens et les pigeons. Même le garde champêtre. Alors pourquoi pas moi.
Sampiero écrit « tôt le matin », avec sa faim. A lheure où séveille le besoin de sens et de présence (« Jai faim tout à coup du monde »). Cet appétit lyrique de vivre, le visage dautrui le ravive en lui : rien de nécessaire et durgent qui ne passe par là, accrochant ses pas à un être, tendant les phrases comme des bras, des paumes, vers sa figure et vers son corps. Les mots sont lombre portée des invisibles liens qui nous attachent à nos semblables. Liens de cur devenus fils dencre, aussi bien que filets de voix, filages de temps, fêlures et afflux.
Dans cette prose lyrique qui sait poétiquement infléchir ou accélérer ses vitesses, Dominique Sampiero alterne ou relie deux soucis contraires : « le désir de faire entrer plus de précision et celui de rechercher le déferlement, la vague de terre, à nouveau. » Concision et amplitude ne sont pas seulement deux régimes de lécriture ; elles répercutent le dialogue du réel et du désir, leur affrontement ou leur étreinte. Exister ou écrire, cest « voir chaque jour, à chaque minute, ce pan de vide bleu embrasser ce plein de chair noire. »
Pourtant, qui ouvre le Journal provisoire vérifie combien le travail de lil et la manne des mots supposent un rythme fait de plus dabsences que de trouvailles. Le lyrique est moins un inspiré quun abandonné, regardant avec stupeur son propre sang le quitter, et réinjectant pour survivre quelque « vin brûlant » dans ses phrases. La voix de Sampiero est en lutte. Contre la matière, contre le sommeil, contre le vertige. Entre abandon et raidissement, elle sécrie et sécrit par poussées ou par chutes, en lignes de prose brisée, en saccades, en rythme toujours. Car « écrire est le même épuisement damour que lamour ». La même recherche dune « Petite mort ». Amour et écriture saiguisent tous deux dans la fièvre, mais ne parviennent quà détacher des « blocs de temps ». Une « étreinte blanche », tel est laccouplement du livre.
Cette prose qui sécoule et sinue, sattendrit ou se précipite, va par heurts ou lenteurs, mais demeure toujours au plus près de sa source. Elle est ensemble un travail et une respiration. Une espèce de troisième poumon. Celui de lâme peut-être, dont le souffle nest autre que léperdu désir de dire et de tenir le triple mystère de la terre, de la langue et de la chair. Trois énigmes, trois frissons, trois formes de lamour et de létreinte, de la présence et de la dépossession. A même la terre, la langue ou la chair, cest aussi chaque fois un peu du bleu lointain du ciel qui sentrouvre. Sampiero cherche « le dieu minuscule de la flaque » du ciel réverbéré à même le terrestre le dieu « de la toile daraignée » ce précaire tissage où se laissent prendre des proies de passage le dieu « de la fourmi qui court sur la page », « du tuyau darrosage en plastique jaune roulé comme une vierge sur le trottoir »
Le dieu vif qui est en toute chose, en tout être, toute forme sensible et toute heure du jour :
Ce dieu-là nest pas une fugue. Une erreur de jeunesse. Une tranquille affaire. Non. Plutôt un recueillement. Un long silence où peut enfin mourir tout ce que je sais, ma mémoire, mon arrogance, mes certitudes.
Cest le dieu de la circonstance et du souvenir, de la fugitivité et de lattachement, du quotidien banal et périssable, dieu du poème somme toute tel quil se passe du divin et de lau-delà mais rend divinement grâce à ce qui est, tout proche et soudain si mystérieusement humain. Dieu est alors ce nom qui salue et qui remercie.
A ce lyrique « malmené par linvisible », il faut sans cesse plus de détails, plus de concrétude. Son propos en effet est de « rendre visible » linsoutenable légèreté des êtres, comme de dire ce qui manque toujours à travers ce qui est là. Les creux et les bosses de ce monde. Cela implique de redessiner obstinément sur le papier, par impulsions, et comme à bout de nerfs, les contours incertains de notre condition.
Ecrire, cest être simultanément ou successivement tout ce qui arrive, selon que lon se glisse dans le temps du poème ou dans celui du récit. Encore Sampiero est-il enclin à croiser sans cesse ces deux rythmes, transportant dans la poésie les cadrages précis de la prose, ou conduisant tambour battant le récit à la vitesse du poème. Cest ainsi quil débusque létrange dans le quotidien, ou souligne la familière présence du mystère : nos gestes et notre pain de chaque jour sont pleins dombres.
« Nouveau lyrisme » donc, ou plutôt lyrisme à nouveau. Retrouvailles de la langue et du désir, telles que lécriture puisse être « un espace où sébattre, courir, respirer plus large » et non pas seulement cet endroit où le réel suffoque parmi les signes. Telles aussi que lil du poète ny perde jamais de vue la fenêtre, lorsquil prend soin de la page. Que sa phrase soit une fièvre qui fasse fondre la glace, lindifférence et la distance.
Jean-Michel Maulpoix
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