Dans l'oeil
du poème...
Texte de la préface
à une anthologie de poésie contemporaine
réalisée par Francis Dannemark et
publiée aux Editions du Castor Astral sous le
titre Poète toi-même.
Beaucoup de monde circule
dans ces pages. Cette anthologie est une heure de pointe
: la langue vient s'y mettre à l'ouvrage. On y
trouvera de tout : des automobiles et des miettes de
thon, une moto, un hélicoptère et un
ordinateur, des papyrus et des pixels, quelques
téléviseurs, un pyjama de
bébé, du jambon sous blister, des
écluses, des frites, des mouettes et des moules,
Budapest et la Mésopotamie, une cabine
téléphonique, le vendredi 12 mars 1999, un
aérostier, des joueurs d'échec, un
technicien de surface, un curé incrédule
près de Sainte-Gudule, une femme suspendant son
linge, Arthur Rimbaud et Francis Bacon, Lady Di, Monica
Lewinski, Nini, Bill, Jill, Mickey, de l'enfance à
la rue, de l'enfance au jardin, un dos, deux pieds, deux
joues, davantage de mains, plusieurs corps insistants,
diverses espèces de souffles et de respirations,
un lit où il se passe des choses, quelques
chiens-loups courant à travers la plaine, des
poubelles et des chats tigrés, une bombe de l'IRA
de cinq cents kilos, j'en passe et j'en oublie... C'est
le monde, notre monde, en vrac et sous toutes ses
coutures, plan large ou rapproché, le monde pris
dans la langue et qui tangue avec elle.
Depuis qu'Apollinaire a fait
entrer dans la « Zone » du poème, au
début de ce siècle, les affiches et la Tour
Eiffel, il est acquis que le réel ne cesse d'y
gagner du terrain. En bribes, en éclats, en
miettes. Des petits riens de plus en plus brisés
et quelconques, aussi dépourvus de sens que lourds
de conséquences. Comme si la poésie avait
désormais moins pour objet d'entrouvrir la porte
des lointains que de garder le contact avec la
réalité la plus proche : en capter
l'électricité autant qu'en réveiller
l'inertie, et la dire telle quelle, à toute
allure, là où elle vous prend par surprise
et vous déstabilise, au plus près de
l'existence familière mais en déjouant
l'habitude qui en rogne les angles.
Cocasses sont les «
cocottes de vélos boiteux » de Delbourg, ou
« les écailles bleues » dans les savates
de Désquesnes. Si brut et brutal est ce
réel décousu et troué que la langue
même se fait trouvaille pour le recoudre fil
à fil dans l'oeil du poème. Curieux
trouvères donc que ceux-là dont le chant
court au ras du sol, stationne à un «
carrefour ordinaire », et s'efforce d'y ouvrir
« une porte lourde qui s'ouvre sur un monde banal
» (Suzan Wicks). Portrait du poète
fin-de-siècle en Inspecteur Gadget, artisan d'une
« petite fabrique » où il construit sa
fable et compose un « sonnet-poubelle »,
à la manière d'Hervé Le
Tellier...
Souvent ces poème
tiennent du récit ou du reportage. Il se font
narratifs pour nous apporter des nouvelles
précises de ce monde alarmant. Il y prennent des
photographies, il y croquent sur le vif. Il leur faut
témoigner. Conte, anecdote ou fable brève,
le poème se moque des genres. Il s'adapte, se
transforme à vue. La circonstance donne
l'impulsion, l'effet souhaité la direction.
L'écriture n'y va pas de main morte. Elle
n'arrange pas, ne délaie pas, ne trafique pas.
Destiné seulement à qui sait le lire, ce
morceau de langue est un microfilm dont les images
défilent en accéléré. Ainsi,
le courrier des lecteurs, les petites annonces et les
flashs se proposent-ils à Valerio Magrelli comme
les modèles très prosaïques d'une
écriture rapide, faite exprès pour
l'âge de la « brebis synthétique
», un temps où « la frontière
entre ma vie et la mort des autres / passe par le petit
divan qui fait face à la télé, /
pieux littoral où l'on reçoit / le pain de
l'effroi quotidien ». Sous la plume de Thomas
Gunzig, sans cesse à l'affût de la
brutalité hystérique du contemporain, c'est
un monde plein de malades et de paumés, qui prend
une allure fantastique, parfois surréaliste,
à force de saccades et de télescopages.
Entre l'intime et le
fait-divers, la fiction fonctionne comme une «
hormone de croissance ». Elle travaille à
défigurer et reconfigurer, elle modifie les
proportions, détoure les silhouettes ou superpose
les âges. Elle mêle le propre et le semblable
et opère quantité de courts-circuits entre
le dedans et le dehors, l'espace privé et l'espace
public. Ainsi est-ce du lit que Jacques Jouët fait
le lieu des préparations et des «
désacordailles » de l'écriture, y
accueillant un fatras de conflits, de rêves, de
fatigues.
En ce temps aussi primaire
que sophistiqué, qui est moins de «
détresse » que de désarroi ou
d'angoisse, la chimère continue de pointer son
aile, et le rêve de pousser sa plainte. L'homme,
semble-t-il, reste plus que jamais seul avec sa faim face
à des tables où s'accumulent des objets
indigestes. C'est alors qu'on entend pleurer, sous la
plume de Guy Goffette, le « Blues de Charlestown
», parce que la vie toujours roule à
contresens. Et qu'il ne s'agit pas de partir mais de
rester dans la partance, c'est-à-dire le
perpétuel entre-deux de cet « en-avant »
et de cette nostalgie dont le lyrisme agace le nerf.
Demeurer en partance, telle une barque tirant sur la
corde qui l'attache au rivage, c'est trouver en
vérité « un endroit pour rester »
dans la répétition même des en
allées perdues.
Mélancolique bien
sûr est cette figure du poète tenu en
échec. Sans ailes, sans aura, sans gloire. Citoyen
boiteux de ce monde et de lui seul, il y demeure en
porte-à-faux. Tel Franck Venaille
s'éprouvant « à jamais
différent de ceux pourvus de tout », se
voyant quelconque, lamentable, obsédé par
« la braise de la chair », quoique portant en
soi « l'esprit de la jeunesse »,
décliné en espèces de rêveries
qui se perpétuent comme de minuscules chants de
moineaux. Comment ne pas être triste, l'oeil
collé contre le carreau, quand on en vient
à écrire comme Lucien Noullez, « je
connais tout avec le vent dedans », ou quand
à la façon de Claude Mourthé on
saute « à cloche-pied / ainsi qu'à
marée basse sur la grève toute nue / de la
réminiscence qui sourit / à celle qui fait
mal ». Le réel, c'est ce qu'il reste, une
fois l'irréel congédié, et une fois
que s'avère définitivement perdue la figure
même de l'homme qu'il semblait faire tenir
debout.
Car cette mélancolie,
à bien des égards, résonne comme
celle du dernier homme. Elle est plus historique que
sentimentale. Il semble à lire ces pages que la
poésie y prenne acte d'un temps qui aurait
bifurqué, laissant le poète et
l'époque en plan, au carrefour,
désemparés, ne sachant plus quel chemin
suivre. Tels sont par exemple les soldes des cartes
postales en forme d'adieux de Pierre Puttemans chez qui
le monde semble ne plus être qu'une succession de
culs de sacs. Imbroglio et bafouillement d'une histoire
qui aurait perdu la tête. Pour Patricia Nolan,
« nous marchons à grands pas sur la route
côtière, atterrés / des cicatrices
que laisse l'histoire / sur le visage de la terre ».
Lambert Schlechter fait quant à lui dresser par un
ambulancier le procès verbal de la galaxie
où « les dépêches s'embrouillent
». A travers un paysage indéfini, Daniel Fano
fuit en Pontiac, « direction bloquée sur
nulle part ». Mais il sait que quand tout semble
indifférent, déjà vu et
déjà connu, devenu comme obsessionnel, il
reste alors l'amour des noms, aussi bien que la
véridicité des colères et des
joies.
Si turbulente et
désorientée qu'elle soit, si peu apte
à déduire ou ordonner du sens, c'est en
effet un effort de réglage et de maintien que la
poésie accomplit malgré tout, ne
fût-ce que par le travail du rythme et des images.
Elle rouvre « le creuset des espèces »
(Michel Butor). Elle met le monde en perspective. Voulant
dire tout ce qu'elle perçoit, elle veut aussi
mieux le savoir. Comme l'écrit Francis Dannmark,
« les grands joueurs d'échecs, / depuis la
nuit des temps et l'aube des jours, / savent cela : il
s'agit, / non pas de croire qu'on va créer une
nouvelle partie, / mais de deviner dans laquelle / on se
trouve engagé ». Ainsi chacun recherche-t-il,
selon les mots de Jean-Yves Reuzeau, « quelque chose
qui nous aide encore à tenir face au monde ».
C'est le « chant sans rancune ni nostalgie » de
Zoe Valdès, ou le zapping d'Yves Buin sur la
mémoire, à la façon des « je me
souviens » de Perec, mais plus proche de
Prévert en vérité, puisqu'au lieu de
faire le décompte des objets d'amour disparus, il
se remémore obstinément « la fois
où on tremblait parce qu'on était vivant
». C'est encore Virginie de Lutis à
l'affût des moments qui ne se vivent qu'une fois et
qu'on ne refait pas, parce qu'ils « sont trop beaux
». C'est André Velter gardant au coeur une
promesse qui est un pays « à fleur d'orage
» dont « l'amour extrême » reste le
modèle. C'est Penti Hollapa s'exclamant : «
Tu es heureux, bien que perdu, je le
répète, et cependant que la nuit /
s'épaissit je commence à croire les mots
que je chuchote ». C'est Jean-Luc Steinmetz faisant
attentivement les comptes de la joie et de la
disparition, et suivant une espèce de rue qui
s'allonge « jusqu'à un magasin de fruits /
s'ouvrant aux derniers feux du soir ». C'est Miriam
Van Hee cherchant elle aussi le juste chemin, celui qui
plus court passe par un champ de chaume, ou plus long
traverse la nuit, et cela jusqu'au lieu le plus calme.
Ainsi le poème marche-t-il à tâtons
vers un apaisement : après avoir
désespérément tenté « de
faire main basse / sur ce qui toujours / échappe
à la prise », il lui faut reconnaître
des limites, prendre la mesure du possible et cadastrer
son territoire. Pour Gil Jouanard, il appartient au
travail millimétré de l'oeil, à
l'acuité de l'observation et de la sensation, de
déceler et d'exalter la « grandeur poignante
de cette vie pour rien, tout au plus appliquée
à servir de perchoir à la solitude
».
Mais puisque la
poésie est avant tout une affaire de langue,
travaillée, tendue ou tordue jusqu'à rendre
un son inouï, c'est par son rythme même
qu'elle est à même de vaincre ou de
surmonter l'espèce de paralysie dont l'histoire la
menace. Toutes ces pages en témoignent : ici la
langue s'anime, repousse, s'agite, trépigne
parfois, et redevient voix. Ce sont les « ouragans
rauques » et les hurlements de loup de Claude
Beausoleil, les flottaisons célibataires sur des
« sentiers pillés » de William Cliff. Ce
sont les appels, coups de verve ou de colère,
afflux, croissances, poussées et ondulation
d'herbe du vers de Jacques Darras, qui « doit s'y
reprendre à plusieurs / Fois avant de
prétendre tenir quelque chose comme la / Forme de
la réalité ». Ce sont les
exclamatoires fouaillements verbaux de Jean-Pierre
Verheggen, faisant jubiler et gonfler la moule grosse et
grasse de la langue jusqu'à un
éléphantesque « Jumbo-jet ».
C'est Lucien Suel interpellant Dieu ou Charles Bukowski,
et sortant de sa tête la liste de ses morts. C'est
Jacques Roubaud, syllabique et monovocalique,
mathématique obstinément. Ce sont encore
les jeux de focale d'Yves di Manno entre le proche et le
lointain, tels qu'ils mettent à contribution le
travail formel afin de désenfouir des signes
cachés ou perdus.
Qu'il écrive
là où les mots se précipitent, ou
là où ils viennent à manquer, le
poète reste celui qui insiste, celui qui toujours
cherche à dire. Il ne se résigne ni
à l'impuissance ni à l'état de fait.
Face aux bleus nombreux de la mer, Ludovic Janvier
interroge : « dire bleu parce qu'on cède et
parce qu'on oublie / nommer les bleus pour garder sur la
langue/ tout ce parler d'aveugle au goût
bleuté par l'indicible. »
De cet effort de langue qui
est le sien, maintenue, raturée, le poète
fait une espèce d'offrande. Il l'adresse à
quelqu'un : inconnu semblable parmi tous les quiconques.
Sa parole se tourne vers l'autre: elle l'appelle, elle le
cherche, elle l'invente. Pour « le jeune prisonnier
du couloir de la mort », elle imagine, comme Susan
Wicks, « une enfance buissonnière »,
« une décharge de pièces
détachées ». Ou bien elle recompose,
comme Maryline Desbiolles, un corps, morceau après
morceau, en s'attardant sur des jointures et des plis.
Enfin, plutôt que de prétendre lire l'avenir
dans les lignes de la main, elle y cherche des noeuds,
à la façon d'Ariane Dreyfus, des noeuds
semblables à ceux des branches ou pareils à
des yeux ouverts. Des noeuds de vraie
présence.
Jean-Michel
Maulpoix