Le chant des
naufragés
Poème
extrait de Dans l'Interstice, © J.M.Maulpoix
& éd. Fata Morgana, 1991.
Nous sommes les
naufragés de la langue
D'un pays l'autre
nous allons, accrochés aux bois flottés de
nos phrases
Ce sont les restes
d'un ancien navire depuis longtemps
fracassé
Mais le
désir nous point encore, tandis que nous
dérivons
De sculpter dans
ces planches des statuettes de sirènes aux cheveux
bleus
Et de chanter
toujours avec ces poumons-là:
Laissez-nous
répéter la mer
N'intentez point
de procès stupide au grand large
La mer,
accrochée à la mer
Tremble et glisse
sur la mer
Ses mouvements de
jupe, ses coups d'épaules, ses
redondances
Et tout ce bleu
qui vient à nous sur les grands aplats de la
mer
Nous aimons la
manière dont s'en va la barque
Se
déhanchant d'une vague à l'autre, dansant
son émoi de retrouver la mer
Et son curieux
bruit de grelot
Quand la musique
se déploie sur l'immense partition de la
mer
La mer se
mêle avec la mer
Mélange ses
lacs et ses flaques
Ses idées
de mouettes et d'écumes
Ses rêves
d'algues et de cormorans
Aux lourds
chrysanthèmes bleus du large
Aux myosotis en
touffes sur les murs blancs des îles
Aux ecchymoses de
l'horizon, aux phares éteints
Aux songes du ciel
impénétrable
La mer est un ciel
bleu tombé
Voici longtemps
déjà que le ciel a perdu ses clefs dans la
mer
Sous quels soleils
désormais nous perdre?
Sur quelle
épaule poser la fièvre de notre tête
humide?
Nos rêves
sont des pattes d'oiseaux sur le sable
Des fragments
d'ongles coupés à deux pas de la
mer
Nous brûlons
sur la plage des monceaux de cadavres
Puisque tels sont
les mots avec leurs os et leurs fumées
Tas de
fémurs et de métacarpes
Bûcher
d'herbes odorantes et de poudres qui
crépitent
C'est un
pré sec qui prendrait feu près de la
mer
De hautes flammes
tête baissée sautent parmi les
genêts
Et soudain ce
buste de femme dressé dans le
crépitement
Offert à ce
furieux amour
Lançant
vers le ciel la longue plainte
De qui s'est
calciné le coeur
Seul, il avance
vers elle, sur le môle de granit
étroit
Embarquant vers
rien son corps périssable
Elle la
couchée immense qui accourt
Lançant
vers lui ses gerbes et ses jupons
Lui, le petit
homme droit sur la digue avec un crayon
Collé
contre elle, mais séparé
L'un et l'autre,
quoique si proches, se perdant de vue
L'un contre
l'autre se pressant, le coeur mal
amarré
Le large baigne un
peu ce petit corps d'homme
Le bleu le prend
dans ses filets
Graine de chair ou
pépite d'amour transi
Touffe de
clarté entre les paumes
Tachées
d'encre profonde
Lèvres
closes par la vague
Muet, n'ayant rien
à répondre au large
Sans voix dans les
dédales de l'eau
Pourquoi ne
pouvons-nous prendre racine dans la mer
A la façon
des noyés et des algues?
Nous porterions
sans peine sur nos épaules
Le ciel bleu qui
ne se fane pas mais rêve à des
couleurs
Et la laine
tiède des écumes
Et les fruits
vénéneux du large
Où n'a
mordu nulle lèvre humaine
Nous serions de
retour dans l'infini jardin
Nous ne remplirons
pas la mer de nos larmes
Nous soutiendrons
plutôt de nos chants l'effort des
tempêtes
Qui versent sur
nos têtes leurs cris et leurs lessives
Et quand nos yeux
délavés n'y verront plus rien
Nous saurons mieux
encore ce qu'est la mer
Les
écailles seront tombées qui nous couvrent
le coeur
Et notre peau
nacreuse sera enfin si blanche
Que nous ne
craindrons plus l'amour fou des sirènes
A la santé
des cieux du large
Dans les calices
et les ciboires
Nous buvons
goulûment la mer
Aucune eau ne nous
désaltère
Nous avons soif de
sel
Nos lèvres
sont avides
Dans l'eau bleue,
c'est toujours dimanche
Quand
s'agenouillent les poissons d'or.
Depuis que le flot
nous transporte
Nous avons pris
goût à l'éternité
Nous avons de
l'eau plein la tête
Et des cristaux de
sel dans le sang
Nous nous
souvenons mal de nos semblables
Dont se fanent les
jardins
Et grandissent les
enfants
Notre coeur est si
bleu.
Extrait de Dans
l'Interstice, © Fata Morgana, 1991.