Mes liens avec la peinture, je les ai noués tardivement, au sortir de ladolescence. Ce retard, pour moi, ne fut pas sans conséquence : il donna à cet événement la forme dune accidentelle découverte. Javais vécu jusqualors dans un milieu qui, par une sorte dascétisme, se privait dimages artistiques, privilégiant la culture livresque telle quon la pratique dans les écoles. Ma rencontre avec la peinture dans les galeries et les musées de la grande ville eut la valeur dune délivrance. Il nest donc pas vrai quon fût enfermé dans les mots comme on le serait dans un labyrinthe dont les détours seraient pleins denseignements mais qui serait sans ouverture sur son dehors.
Un horizon lumineux, coloré, se donnait à percevoir et à penser au-delà des limites où enferme létude scolaires des livres. Il y avait une sensualité de la vue qui, elle aussi, était « parlante » pour lesprit. En outre, elle venait attester les effets sensuels de ce quon nommait précisément, par métaphore, les « images » poétiques. A limage poétique et à limage peinte, je découvrais à mon tour une même vertu : toutes deux rompent avec le prosaïsme des conduites affectives et mentale ; toutes deux surgissent à limproviste, comme par « accident », en effet, dans le cours ordinaire des sensations et des pensées.
Peu dannées après cette découverte qui demeurait assez confuse, jen fis une seconde, pour moi, décisive. Le premier séjour que je fis en Italie me conduisit dabord à Sienne. Jen visitais le musée avec ses salles de « primitifs » dont les lignées se continuent jusquen plein XVe siècle. Sans doute étais-je déjà capable de remarquer quil sagit là dun art dicônes ; que cet art procède par variations opérées sur des stéréotypes ; que les images des choses sont su stylisées ; quelles y jouent comme des signes séduisants, mais des signes qui sécarteraient de la réalité sensible pour sattacher à des réalités pensées comme idéales.
Lévénement fut quaprès Sienne, je me rendis à Assise. Là, je fus saisi de stupéfaction par les fresques quy a peintes Giotto. Elles sécartent des lieux communs de la légende biblique et évangélique pour sattacher à la biographie de Saint-François : à lune de ces histoires de vie jusqualors reléguées dans les prédelles. La première dentre elles montre comment François, jeune homme, se mit nu un jour sur la place de la ville et jeta ses vêtements au visage de ce marchand de tissu quétait son père. Cette violence dans la conduite des choses quotidiennes ne pouvait manquer darrêter le post-adolescent que jétais. Mais lart de Giotto en disait bien davantage encore sur le droit et le devoir de lhomme dassurer individuellement son destin. Lévénement qui, pour moi, eut lieu, son lieu fut dans la peinture même : par le délié des formes et par le modelé des couleurs, la figure humaine sarrache ici aux stéréotypes des icônes ; elle se rapporte désormais à lexpérience sensible que nous faisons tant des choses que des corps.
Il y avait donc une pensée proprement artistique. Elle était même capable dune intelligence formidable : en ce début de XIIIe siècle naissait ici à la conscience ce qui allait devenir la culture humaniste, bien avant que les philosophes et les savants ne sy attellent, mais exactement dans le même temps que sexprimait la pensée des troubadours et des trouvères en France, en même temps que celle des poètes du dolce stil nuovo en Italie.
Loin de mécarter du commerce des livres et singulièrement des livres des poètes, cette découverte, toute naïve quelle était, ma fait considérer que, dans lart des mots, les enjeux du travail poétique sont les mêmes et quil y a, en effet, une pensée spécifiquement artistique.
Je ne sais plus à la suite de quels détours ni sous quelles influences je me suis bientôt persuadé, à mon tour, que notre art moderne poésie et peinture avait provoqué dans notre culture, pour le pire et pour le meilleur, un événement peut-être comparable à ce quavaient été le surgissement de lidéologie humaniste et la rupture quelle opéra avec lidéologie médiévale.
Dans le désir den prendre la mesure, jai beaucoup fréquenté les peintres et les poètes de l« avant-garde » : les fauves, les cubistes, les futuristes italiens et russes, Dada. Jen ai rejeté une part assez vite. Jai rejeté cette part de lavant-garde qui parle pour ne rien dire, qui parle pour dire le « rien » sur un mode joyeusement ou agressivement nihiliste. Sa démarche ma semblé nêtre, au mieux, que ludique. Elle réduit tout à létat de chose quelconque ou de chose fragmentaire ; elle joue avec ces choses neutres ou ces fragments ; elle en joue, très précisément, dans un esprit combinatoire qui parodie mais qui valide lactuel système social de la « consommation ». On en arrive, dit Marcel Duchamp, à cultiver une « beauté dindifférence ». On entre dans une logique où tout équivaut à tout et peut se combiner avec tout. De cette logique du « tout-est-art », la présence pratique des « ready-made », des « installations », des « interventions » ou des événements, est une sorte daccomplissement. Et le sont, dans lordre de lécriture, toutes sortes damphigouris et de glossolalies.
Par contre, je me suis attaché et je nai jamais cessé de lêtre à cette autre part de lart moderne, davant-garde ou non, dont les recherches formelles nont rien de ludique ni de destructeur. Le formalisme de notre art nest pas gratuit. La société industrielle, au cours du XIXe siècle, a privé lart des grandes fonctions idéologiques dont lavait chargé la culture humaniste. Lart sest alors replié sur lui-même. Il a inventorié ses propres capacités expressives aux fins de savoir ce qui, artistiquement, pouvait se dire.
Ainsi, en peinture, le traitement de la couleur par Édouard Manet et par les peintres impressionnistes fait que lobjet du spectacle passe dabord au second plan, au profit des effets picturaux eux-mêmes. Mais il se crée alors, dans le tableau, des tensions optiques nouvelles. Et celles-ci sont bien faites pour relancer linterprétation : celle dun nu féminin ou celle dun spectacle de fête. Ainsi, en poésie, le traitement de la métaphore par Lautréamont et Rimbaud, puis par Reverdy, bientôt par les surréalistes : la poésie moderne en distend les termes et elle crée entre eux, à neuf, une tension et un mouvement interprétatif analogue à ceux qui seffectuent dans la nouvelle peinture.
Stéphane Mallarmé précise la raison de ces jeux formels. Le sonnet du « ptyx » na sans doute, dit-il, quun « sens cabalistique » et le poète se consolerait même quil nen eût point. Car il fait naître « un mirage interne des mots mêmes ». Ce mirage est limage poétique. Il est limage éblouissante et énigmatique dun objet, quand même il ne sagirait que dun « aboli bibelot dinanité sonore ». Le poème a procédé par artifices. Il a fait surgir limage dune chose dans un contraste vif, dit Mallarmé, de lombre et de la lumière, du savoir et de linsavoir. Il institue avec la chose quil nomme, soit-elle un « ptyx », une relation détonnement, faite démerveillement et dinquiétude, celle-là même que nos anciens nommaient « admiration ». De même, dans le tableau, ce qui prend forme est toujours inattendu, est toujours aussi surprenant pour le peintre que le surgissement dun « mirage ». « Toute peinture est un accident », écrit Francis Bacon dans son Art de limpossible.
Lhomme giottesque, la figure de lhomme humaniste occupe une place stable dans le monde. La perspective en donne une mesure calculable. Un code des gestes, des vêtements, des décors, donne à connaître son statut psychologique et son statut social Des références aux mythes biblique et grec ainsi quaux événements marquants de lHistoire situent la destinée humaine dans son sens historique comme le fait aussi la poésie de lâge classique.
Nos sociétés actuelles, au contraire, tendent à traiter chaque homme comme une pièce sur léchiquier économique et, à chaque phase du jeu, les coordonnées et la valeur de chaque pion changent. En regard de ce mouvement, les poètes trouvent des esprits frères chez les peintres. Dans les uvres des uns et des autres, on voit prendre corps un nouveau symbolisme, de nouvelles valeurs capables de sceller de nouvelles relations humaines. Je ne dis rien des travaux décriture auxquels je participe. mais je pense, en nenvisageant que laprès-guerre, à Giacometti qui remet en cause le statut central de lhomme dans le monde quand ses cadrages ne parviennent que mal à cerner la figure et que cette figure, dans le brouillage des gris, semble reculer à une distance infranchissable. Pierre Bonnard ou Balthus ou Cremonini font que le corps humain et lespace du dehors sinterpénètrent dans la violence dune relation érotique. Francis Bacon monte cette figure de lhomme comme soumise à des forces contraires qui mettent en cause son identité. Bellmer, Dado, Fred Deux poussent cette violence jusquau monstrueux. Pour François Rouan, la figure semble jaillir dun chaos formel mais semble elle-même façonnée dans une matière magmatique.
Ici et là sexprime une passion de lhumain dans un contexte social et politique où la figure de lhomme est menacée par la répétition sérielle des stéréotypes. Comme toutes les passions, celle-ci est en elle-même contraire. Balthus, Bonnard, Rouan sont du côté du bonheur, ou, du moins, du côté de lexaltation de lÉros. Giacometti et Bacon sont sensibles au tragique de la destinée humaine.
À ce point, il faudrait montrer en images comment de nouvelles formes, rompant avec la tradition classique, renvoient à des valeurs nouvelles. Et il faudrait en venir à la lecture des poèmes pour y déceler des formes analogues. Du moins les multiples complicités, au XXe siècle, entre peintres et poètes attestent-elles à leur tour que, partout et toujours, le visible est lhorizon du dicible et réciproquement.
Cependant un horizon est une limite qui toujours se recule. Par des mouvements en sens inverse, peinture et poésie cherchent à se rejoindre lune lautre. Mais chacune vient buter à son tour sur ce qui, pour elle, est lénigme de lautre. Ceci touche au cur de ce qui est lacquis majeur de la pensée artistique moderne. Les amours faites de bonheurs mais aussi de tensions entre poésie et peinture, aujourdhui, sont exacerbées par cette dérive tout actuelle qui voudrait réduire la culture à linformation. Cette exacerbation met en lumière, avec une évidence nouvelle, ce qui est lenjeu des arts de toutes les cultures : lart est ce mode de la pensée qui nous reconduit inlassablement à considérer en toutes choses, non le savoir que nous pouvons en acquérir, mais cette part dirréductible énigme qui, précisément, la rend à nos yeux « admirable ». Cest à partir de là quon peint et quon écrit.