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    “ Toute peinture est un accident ”
    par Marc Le Bot

    « Toute peinture est un accident »
    Francis Bacon, L’Art de l’impossible.

    Mes liens avec la peinture, je les ai noués tardivement, au sortir de l’adolescence. Ce retard, pour moi, ne fut pas sans conséquence : il donna à cet événement la forme d’une accidentelle découverte. J’avais vécu jusqu’alors dans un milieu qui, par une sorte d’ascétisme, se privait d’images artistiques, privilégiant la culture livresque telle qu’on la pratique dans les écoles. Ma rencontre avec la peinture dans les galeries et les musées de la grande ville eut la valeur d’une délivrance. Il n’est donc pas vrai qu’on fût enfermé dans les mots comme on le serait dans un labyrinthe dont les détours seraient pleins d’enseignements mais qui serait sans ouverture sur son dehors.
    Un horizon lumineux, coloré, se donnait à percevoir et à penser au-delà des limites où enferme l’étude scolaires des livres. Il y avait une sensualité de la vue qui, elle aussi, était « parlante » pour l’esprit. En outre, elle venait attester les effets sensuels de ce qu’on nommait précisément, par métaphore, les « images » poétiques. A l’image poétique et à l’image peinte, je découvrais à mon tour une même vertu : toutes deux rompent avec le prosaïsme des conduites affectives et mentale ; toutes deux surgissent à l’improviste, comme par « accident », en effet, dans le cours ordinaire des sensations et des pensées.

    Peu d’années après cette découverte qui demeurait assez confuse, j’en fis une seconde, pour moi, décisive. Le premier séjour que je fis en Italie me conduisit d’abord à Sienne. J’en visitais le musée avec ses salles de « primitifs » dont les lignées se continuent jusqu’en plein XVe siècle. Sans doute étais-je déjà capable de remarquer qu’il s’agit là d’un art d’icônes ; que cet art procède par variations opérées sur des stéréotypes ; que les images des choses sont su stylisées ; qu’elles y jouent comme des signes séduisants, mais des signes qui s’écarteraient de la réalité sensible pour s’attacher à des réalités pensées comme idéales.
    L’événement fut qu’après Sienne, je me rendis à Assise. Là, je fus saisi de stupéfaction par les fresques qu’y a peintes Giotto. Elles s’écartent des lieux communs de la légende biblique et évangélique pour s’attacher à la biographie de Saint-François : à l’une de ces histoires de vie jusqu’alors reléguées dans les prédelles. La première d’entre elles montre comment François, jeune homme, se mit nu un jour sur la place de la ville et jeta ses vêtements au visage de ce marchand de tissu qu’était son père. Cette violence dans la conduite des choses quotidiennes ne pouvait manquer d’arrêter le post-adolescent que j’étais. Mais l’art de Giotto en disait bien davantage encore sur le droit et le devoir de l’homme d’assurer individuellement son destin. L’événement qui, pour moi, eut lieu, son lieu fut dans la peinture même : par le délié des formes et par le modelé des couleurs, la figure humaine s’arrache ici aux stéréotypes des icônes ; elle se rapporte désormais à l’expérience sensible que nous faisons tant des choses que des corps.

    Il y avait donc une pensée proprement artistique. Elle était même capable d’une intelligence formidable : en ce début de XIIIe siècle naissait ici à la conscience ce qui allait devenir la culture humaniste, bien avant que les philosophes et les savants ne s’y attellent, mais exactement dans le même temps que s’exprimait la pensée des troubadours et des trouvères en France, en même temps que celle des poètes du dolce stil nuovo en Italie.

    Loin de m’écarter du commerce des livres et singulièrement des livres des poètes, cette découverte, toute naïve qu’elle était, m’a fait considérer que, dans l’art des mots, les enjeux du travail poétique sont les mêmes et qu’il y a, en effet, une pensée spécifiquement artistique.
    Je ne sais plus à la suite de quels détours ni sous quelles influences je me suis bientôt persuadé, à mon tour, que notre art moderne — poésie et peinture — avait provoqué dans notre culture, pour le pire et pour le meilleur, un événement peut-être comparable à ce qu’avaient été le surgissement de l’idéologie humaniste et la rupture qu’elle opéra avec l’idéologie médiévale.
    Dans le désir d’en prendre la mesure, j’ai beaucoup fréquenté les peintres et les poètes de l’« avant-garde » : les fauves, les cubistes, les futuristes italiens et russes, Dada. J’en ai rejeté une part assez vite. J’ai rejeté cette part de l’avant-garde qui parle pour ne rien dire, qui parle pour dire le « rien » sur un mode joyeusement ou agressivement nihiliste. Sa démarche m’a semblé n’être, au mieux, que ludique. Elle réduit tout à l’état de chose quelconque ou de chose fragmentaire ; elle joue avec ces choses neutres ou ces fragments ; elle en joue, très précisément, dans un esprit combinatoire qui parodie mais qui valide l’actuel système social de la « consommation ». On en arrive, dit Marcel Duchamp, à cultiver une « beauté d’indifférence ». On entre dans une logique où tout équivaut à tout et peut se combiner avec tout. De cette logique du « tout-est-art », la présence pratique des « ready-made », des « installations », des « interventions » ou des événements, est une sorte d’accomplissement. Et le sont, dans l’ordre de l’écriture, toutes sortes d’amphigouris et de glossolalies.

    Par contre, je me suis attaché et je n’ai jamais cessé de l’être à cette autre part de l’art moderne, d’avant-garde ou non, dont les recherches formelles n’ont rien de ludique ni de destructeur. Le formalisme de notre art n’est pas gratuit. La société industrielle, au cours du XIXe siècle, a privé l’art des grandes fonctions idéologiques dont l’avait chargé la culture humaniste. L’art s’est alors replié sur lui-même. Il a inventorié ses propres capacités expressives aux fins de savoir ce qui, artistiquement, pouvait se dire.
    Ainsi, en peinture, le traitement de la couleur par Édouard Manet et par les peintres impressionnistes fait que l’objet du spectacle passe d’abord au second plan, au profit des effets picturaux eux-mêmes. Mais il se crée alors, dans le tableau, des tensions optiques nouvelles. Et celles-ci sont bien faites pour relancer l’interprétation : celle d’un nu féminin ou celle d’un spectacle de fête. Ainsi, en poésie, le traitement de la métaphore par Lautréamont et Rimbaud, puis par Reverdy, bientôt par les surréalistes : la poésie moderne en distend les termes et elle crée entre eux, à neuf, une tension et un mouvement interprétatif analogue à ceux qui s’effectuent dans la nouvelle peinture.
    Stéphane Mallarmé précise la raison de ces jeux formels. Le sonnet du « ptyx » n’a sans doute, dit-il, qu’un « sens cabalistique » et le poète se consolerait même qu’il n’en eût point. Car il fait naître « un mirage interne des mots mêmes ». Ce mirage est l’image poétique. Il est l’image éblouissante et énigmatique d’un objet, quand même il ne s’agirait que d’un « aboli bibelot d’inanité sonore ». Le poème a procédé par artifices. Il a fait surgir l’image d’une chose dans un contraste vif, dit Mallarmé, de l’ombre et de la lumière, du savoir et de l’insavoir. Il institue avec la chose qu’il nomme, soit-elle un « ptyx », une relation d’étonnement, faite d’émerveillement et d’inquiétude, celle-là même que nos anciens nommaient « admiration ». De même, dans le tableau, ce qui prend forme est toujours inattendu, est toujours aussi surprenant pour le peintre que le surgissement d’un « mirage ». « Toute peinture est un accident », écrit Francis Bacon dans son Art de l’impossible.

    L’homme giottesque, la figure de l’homme humaniste occupe une place stable dans le monde. La perspective en donne une mesure calculable. Un code des gestes, des vêtements, des décors, donne à connaître son statut psychologique et son statut social Des références aux mythes biblique et grec ainsi qu’aux événements marquants de l’Histoire situent la destinée humaine dans son sens historique comme le fait aussi la poésie de l’âge classique.
    Nos sociétés actuelles, au contraire, tendent à traiter chaque homme comme une pièce sur l’échiquier économique et, à chaque phase du jeu, les coordonnées et la valeur de chaque pion changent. En regard de ce mouvement, les poètes trouvent des esprits frères chez les peintres. Dans les œuvres des uns et des autres, on voit prendre corps un nouveau symbolisme, de nouvelles valeurs capables de sceller de nouvelles relations humaines. Je ne dis rien des travaux d’écriture auxquels je participe. mais je pense, en n’envisageant que l’après-guerre, à Giacometti qui remet en cause le statut central de l’homme dans le monde quand ses cadrages ne parviennent que mal à cerner la figure et que cette figure, dans le brouillage des gris, semble reculer à une distance infranchissable. Pierre Bonnard ou Balthus ou Cremonini font que le corps humain et l’espace du dehors s’interpénètrent dans la violence d’une relation érotique. Francis Bacon monte cette figure de l’homme comme soumise à des forces contraires qui mettent en cause son identité. Bellmer, Dado, Fred Deux poussent cette violence jusqu’au monstrueux. Pour François Rouan, la figure semble jaillir d’un chaos formel mais semble elle-même façonnée dans une matière magmatique.
    Ici et là s’exprime une passion de l’humain dans un contexte social et politique où la figure de l’homme est menacée par la répétition sérielle des stéréotypes. Comme toutes les passions, celle-ci est en elle-même contraire. Balthus, Bonnard, Rouan sont du côté du bonheur, ou, du moins, du côté de l’exaltation de l’Éros. Giacometti et Bacon sont sensibles au tragique de la destinée humaine.

    À ce point, il faudrait montrer en images comment de nouvelles formes, rompant avec la tradition classique, renvoient à des valeurs nouvelles. Et il faudrait en venir à la lecture des poèmes pour y déceler des formes analogues. Du moins les multiples complicités, au XXe siècle, entre peintres et poètes attestent-elles à leur tour que, partout et toujours, le visible est l’horizon du dicible et réciproquement.
    Cependant un horizon est une limite qui toujours se recule. Par des mouvements en sens inverse, peinture et poésie cherchent à se rejoindre l’une l’autre. Mais chacune vient buter à son tour sur ce qui, pour elle, est l’énigme de l’autre. Ceci touche au cœur de ce qui est l’acquis majeur de la pensée artistique moderne. Les amours faites de bonheurs mais aussi de tensions entre poésie et peinture, aujourd’hui, sont exacerbées par cette dérive tout actuelle qui voudrait réduire la culture à l’information. Cette exacerbation met en lumière, avec une évidence nouvelle, ce qui est l’enjeu des arts de toutes les cultures : l’art est ce mode de la pensée qui nous reconduit inlassablement à considérer en toutes choses, non le savoir que nous pouvons en acquérir, mais cette part d’irréductible énigme qui, précisément, la rend à nos yeux « admirable ». C’est à partir de là qu’on peint et qu’on écrit.