Laissés au large

 

par Jean-Marc Sourdillon

 

 

Je suis allé à Collioure voir la tombe de Machado. Elle est entre les cyprès dans un cimetière blanc au milieu de la petite ville aux toits de tuiles rouges, près de la mer. La Méditerranée est tout près, mais elle n’entre qu’apaisée et pour ainsi dire chuchotante dans le petit port et elle vient se taire ici, juste aux portes du cimetière. Il était midi ; seuls mes pas dans le gravier trop blanc ... mais la vie n’était pas morte à cet endroit ; juste arrêtée. L’air vibrait entre les grands cyprès, et les tombes par terre ou les urnes dans leur mur imposaient leur présence dans le tremblement blanc de la lumière.

          D’où mon étonnement en découvrant que je n’étais pas seul devant la tombe de Machado. Un couple était là avant moi et y serait après. Il prenait des photos. Comme si l’on ne pouvait pas, comme s’il était impensable d’être seul et de ne rien faire devant la tombe d’Antonio Machado, qu’il fallait qu’on soit plusieurs - au moins deux et si possible avec un visage superbe et de longs cheveux blancs - plus le tiers, celui qu’on n’avait pas prévu et qui nous fait exister par son regard devant la tombe du poète absent. L’homme - on aurait dit Walt Whitman - tenait dans ses mains un très vieux livre des poèmes de Machado. Il s’était accroupi près de la tombe, manifestement préoccupé par ma présence, pendant que sa femme hésitait à prendre la photo.  Puis ils ont inversé les rôles. Elle, tout habillée de blanc, avait les yeux très clairs et un visage oblong comme les saintes des tableaux du Greco. Ils se parlaient en espagnol. Très doucement, presque en chuchotant - mais ce n’était pas à cause du cimetière, on sentait que ce devait être une habitude chez eux, qu’ils auraient parlé ainsi dans leur cuisine. Ou peut-être était-ce parce qu’ils ne se sentaient pas ici chez eux, véritablement exilés comme le poète qui à présent dormait devant eux. Oui, ils avaient vraiment l’air d’étrangers dans ce cimetière et j’étais gêné de me sentir aussi pleinement chez moi dans ce lieu qui ne pouvait être que le leur, celui auquel ils étaient les seuls à avoir droit alors que moi je n’étais qu’un importun, un visiteur. Aussi me retirais-je un peu, attendant qu’ils en aient fini avec la séance des photos. Mais ils n’en avaient pas fini, n’auraient probablement jamais fini. Ils resteraient là à guetter jusqu’à ce que celui qu’ils étaient venus chercher sorte de sa réserve et vienne poser au milieu d’eux pour qu’ils puissent le ramener chez eux, à la maison, c’est-à-dire chez lui. Ils avaient décidé de passer l’après-midi, à côté d’Antonio Machado, dans sa compagnie. Ils étaient venus là pour ça et ils ne repartiraient pas sans lui.

          Alors entre deux photos, je me suis placé entre eux, debout devant la tombe et je l’ai regardée. Au-dessus de moi il y avait la montagne sombre et derrière, je le sentais, la mer bleue, presque transparente qui respirait. J’ai salué Machado.

Je ne venais pas tout seul, non, moi non plus. Il n’y avait pas un livre de Machado dans mon sac mais un livre de Maria Zambrano. J’étais venu pour la rencontre. C ’était aussi pour elle que j’étais là puisque, que je sache, elle n’était jamais venue voir la tombe de Machado, ici, à Collioure alors qu’il avait été si proche d’elle, de son père. Et eux, ce vieil homme et cette vieille femme habillés de blanc, tenant tour à tour un livre de poèmes du poète Machado et moi qui avais dans mon sac un livre de la philosophe Maria Zambrano , c’était comme si, en silence, par notre simple côtoiement dans le cimetière, nous leur donnions l’occasion de se rencontrer à nouveau, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous par notre entremise, à notre insu mais comptant d’avance sur notre consentement. Nous n’étions pas là simplement de notre propre initiative mais parce que d’autres l’avaient voulu, qui avaient besoin de nous pour se croiser comme autrefois ils l’avaient fait si souvent et pour se dire mutuellement - comme la voix des vivants est belle ! - qu’ils s’aiment.

          La tombe, à cause de la sorte de mise en scène qu’on a voulu lui donner, a quelque chose d’un peu trop solennel : dos au grand mur du cimetière, quatre cyprès devant, elle est rehaussée par une dalle de marbre gris. Heureusement, elle est couverte d’objets hétéroclites un peu comme la tombe de Jim Morrison au Père Lachaise : des poèmes dactylographiés du poète (dont quelques uns parlent d’enfance) ; des galets, des pierres, un panneau en bois peint qui représente vaguement la mer en bleu et en rouge avec des inscriptions blanches, à moins que ce ne soit des mouettes, et puis, sur le côté droit de la tombe une boîte à lettres toute rouillée - des gens avaient déposé là des petits mots ou des poèmes sur des papiers pliés. Déjà en eux-mêmes tous ces signes étaient émouvants : une assemblée d’oiseaux sans voix pépiant hors du temps dans le silence du cimetière. Mais la tombe, la pierre tombale elle-même était belle. Elle datait d’avant le temps de la reconnaissance et des honneurs. D’un blanc un peu cassé, presque jaune, avec des inscriptions déjà à demi effacées, des bords arrondis, lissés par la succession des pluies et des soleils, elle avait quelque chose d’un pain. Tout en elle manifestait la présence chaude et accueillante d’un homme du sud, solaire, un vieux professeur qui connaissait tout de la vie et qui était capable de nous l’expliquer, de nous la faire aimer très calmement, le soir, près d’une table de jardin en nous faisant boire un peu de vin sous de grands chapeaux de paille non loin de la mer.

          L’inscription donnait seulement le nom du poète, sa date de naissance à Séville et sa date de mort à Collioure. Cette lente remontée vers le Nord depuis l’Andalousie et l’adolescence, avec pour principales étapes Soria et le passage de la frontière à Juqueria. Il était mort à soixante quatre ans, ce qui n’est pas un âge pour mourir, à supposer qu’il y en ait un. Sa maladie avait été l’exil. Il ne lui avait pas survécu. Et tout aussi émouvante était l’inscription qui venait ensuite : sous son nom, le nom d’une femme, “ madre del poeta ”, avec sa date de naissance et sa date de mort. Morte trois jours après son fils à quatre-vingt trois ans.

          Te tournant le dos, à toi et à tes amis silencieux, je sors du cimetière en pensant à toi. Je te vois, Machado, tel que tu t’es décrit ou que tu te vois, caminante, toujours t’éloignant : “ Et voyageur en rêve qui marche et cherche Dieu parmi la brume ”.

         

 

          Cette frontière que tu n’avais pas voulu quitter en t’installant à Collioure et que tu contemplais tous les soirs, paraît-il, en montant sur les collines à l’heure où le soleil descend dans la mer, j’ai voulu la voir.

Mais progressivement. En la désirant, en la laissant me parler.

          La première fois, j’y suis allé la nuit. Il devait être deux ou trois heures du matin. Tout dormait dans Argelès. L’air était poisseux et il y avait beaucoup de vent. Je suis allé sur la plage en passant entre des immeubles blancs et des bougainvilliers. Là même, à l’endroit où je me tenais, à la fin de la guerre civile les Français avaient installé un camp pour y garder les réfugiés espagnols. La plage était plongée dans un noir total. La nuit avait effacé parasols et touristes et surtout les clôtures des terrains de jeux avec leur enseigne de Mickey où les enfants rient et font du trampoline de sorte qu’en alternance on voit ou leur tête souriante ou le soleil. La mer non loin de moi mourait sur le sable dans un soupir blanc et repartait en respirant vers la nuit. Avec les lampadaires qui bordent la route et son phare tout au bout du cap, la côte qui s’en va vers l’Espagne, au bord de la baie, semblait un stand de tir dans une fête foraine ou l’entrée illuminée de cette même foire, ou bien encore la terrasse d’un restaurant, le soir, où l’on déguste des fruits de mer en bavardant très fort. Les Espagnols ici et Machado là-bas devaient la regarder peut-être ainsi, avec autant de lumières, bien qu’à l’époque sans doute il n’y en eût aucune. Comment la voyaient-ils exactement ? Comme des contours intérieurs ou la flèche indicatrice du retour, comme la route qui s’en allait là-bas très loin dans la nuit vers l’ancien lieu de l’espoir, et qui alors pour eux n’appartenait plus à l’espace ?

          La nuit au-dessus de la mer, poisseuse de silence et de sel, m’apparaissait alors bien lourde à porter. Comme face à ta tombe, elle me semblait, en face de cette côte artificiellement éclairée, l’endroit où la vie avec sa respiration s’était arrêtée. Et pourtant, elle était si douce, si tiède et parfumée, comme une présence blanche à mes côtés. On aurait dit qu’à elle seule, dans cette interruption, elle pouvait suffire à me porter pour que j’accepte sans difficulté de me laisser flotter, le corps abandonné à sa surface.

          La façon dont Machado a franchi cette frontière avant de la retraverser en mourant, je l’ai apprise par Maria Zambrano. Elle raconte qu’elle avait pu trouver une voiture pour remonter avec sa famille vers la France depuis Barcelone où son père venait de mourir. La voiture, avec ses essuie-glace, fendait le flot ininterrompu et lent des réfugiés alors qu’une pluie battante en sens contraire tombait sans discontinuer depuis l’annonce de la défaite. Il était déjà tard lorsqu’elle aperçut Machado qui marchait à côté de sa mère. Ouvrant la portière, elle leur a aussitôt proposé de les rejoindre dans la voiture. Machado a refusé. Alors c’est elle qui est descendue. Ils ont passé une nuit à attendre devant la montagne au milieu des tentes que  la frontière s’ouvre. Le matin, ils ont gravi les collines au-dessus de la mer et au moment où le sentier passait la ligne entre les herbes, un homme portant un agneau sur ses épaules marchait devant.

 

         

 

          J’ai voulu savoir ce que ce jour de janvier, alors que la lumière était devenue si blanche  brusquement sur la mer et les rochers en contrebas, vous laissiez de l’autre côté de la frontière, de ce côté d’où vous veniez et où l’on parle une autre langue qu’ici. Une langue qui deviendrait pour vous la langue du cœur, celle qu’on ne parle qu’à l’intérieur, avec ceux qu’on a quittés et dont on ne sait pas si on les reverra ; la seule qui allait compter désormais et que, si certains l’appellent parfois littérature, n’a pas besoin d’être nommée. Je n’ai pas franchi cette frontière seul et à pied comme vous l’aviez fait, mais au volant de ma voiture, la musique à fond, elle et nos enfants à mes côtés. Aux abords de la frontière, la route qui longe la côte traverse des paysages plus secs, plus escarpés et par conséquent plus austères et beaucoup plus sombres que ceux qu’on voit ici. Finis les terrasses et les vignes, les claires habitations aux toits de tuile, les oliviers, les petites criques et les grandes plages où les gens se baignent en riant au milieu des mouettes.

          On est dans le repli du paysage, sa face cachée ou sa face Nord, celle que les industries se plaisent à défigurer. Plus aucune habitation. Le seul rapport de la mer, d’un bleu sombre, et des terres désolées où la roche est brune et salée, ne tolérant la prise d’aucune main, d’aucune présence humaine. Pas même d’oiseaux ou d’arbres solitaires. Le poste de douane est dans l’un de ces replis. Désert, écrasé par le soleil, fenêtre béante sur de l’ombre opaque, bâtiments autrefois blancs, aujourd’hui gris ou jaunes sales, tout tachés, avec de la rouille aux fenêtres et de profondes lézardes. D’anciennes pancartes indiquent encore dans les deux langues CHANGE ou SOUVENIRS ; les lignes blanches en travers de la route toute craquelée s’effacent. Les barrières ont été démontées. Elle est désormais si facile à traverser. Trop facile. Comme lorsqu’on boit de l’eau tiède, l’avoir vue laisse un léger goût de fer dans la gorge.

          De l’autre côté pourtant le paysage change. Ou peut-être est-ce un souvenir qui revient. Tout est plus pauvre, plus sale. Les terrasses tellement nombreuses sont laissées à l’abandon. Rien n’y pousse : ni vigne ni olivier. Les plages de cailloux sont sales ; les villages de petites maisons neuves, effacés par le soleil, absolument vides. C’est midi triste. Il faut suivre longtemps une côte ourlée de détritus avant de pouvoir obliquer vers la montagne et s’élever enfin au-dessus des eaux. On retrouve alors les oliviers et le ciel bleu assombri par leurs feuilles et c’est lui qui nous sert de mer. Et puis tout à coup, entre les collines, de nouveau c’est elle, d’un bleu qu’on n’a encore jamais vu, intense, vif et profond comme s’il surgissait de l’enfance ou de sa région. On  se demande pourquoi. Et on découvre la raison en baissant les yeux. En bas, face à la mer, entre deux collines, il y a un village, entièrement blanc, debout sur la ligne d’horizon, un village maure au milieu de la mer. C ’est là qu’on descend comme si on allait sur une île. Les maisons sont en cercle autour d’une petite plage de sable gris et d’un minuscule port. Les façades, souvent décorées, donnent sur la plage, les arbres poussent entre les maisons, étonnamment verts, deviennent des barques un peu plus loin, juste sur le bord de la mer.  Les gens sont aux terrasses, dans les rues, ils parlent doucement, avec des silences, comme s’ils se disaient en chuchotant des mots d’amour. Leurs yeux rient sous le front lisse ou le chapeau. Les barques en bois sèchent comme si elles avaient soif et les ruelles descendent toutes au ralentis vers la mer au milieu des flammes mauves des fleurs et du passage obscur des chats. Ici où l’on parle espagnol, les rues, les mots, les regards sont d’une seule langue ou plutôt d’une seule parole. Autrefois on a cru qu’elle avait disparu mais on l’a peut-être retrouvée depuis peu dans ce mot, un mot ancien mais pas tout à fait oublié et qui fait battre le sang : spes (l’espérance en latin). Nous sommes de l’autre côté de la frontière, à Cadaquès. Là, sans être prononcé, ce mot passe entre les gens, les regards qui s’échangent et incessamment de la mer à la terre.

         

 

          Un autre que toi, Machado, a butté contre cette frontière. C’était peu après toi. En 1940. Lui s’est arrêté à Port-Bou. Il n’a pas pu aller plus loin. Il s’est arrêté à cette frontière alors qu’il aurait tellement aimé la franchir. Il allait dans l’autre sens, en descendant vers l’Espagne. Elle n’était pas pour lui la présence du passé mais le seuil d’une maison. Il allait vers elle avec amour et il était allemand. Juif aussi, pour son malheur. Il aimait Baudelaire, Proust, Kafka et la photographie. En elle, disait-il, la petite étincelle d’ici et de maintenant brûle son caractère d’image. C’est précisément ce que l’on ressent en lisant ce qu’il a écrit. Il ne parlait pas l’espagnol mais connaissait le latin. Il essayait dans sa langue, mais c’était alors presque impossible, d’entendre résonner le sens et les sonorités de ce mot que nous apprenons aujourd’hui à  prononcer de nouveau - et si possible autrement qu’en latin. Mais à la frontière, la différence des langues s’était dressée en mur. Le même mur auquel s’adosse ta tombe désormais. Il avait avec lui une sacoche de cuir comme en portent ceux qui, facteurs ou colporteurs, vont à pied de village en village pour porter des images ou du courrier. Dans cette sacoche il avait mis un manuscrit. Celui du dernier livre qu’il avait écrit et auquel il tenait plus qu’à sa vie. C’est à lui qu’il avait voulu faire passer la frontière. Tout ce qu’il retenait d’une vie qui avait commencé à Berlin et s’était achevée à Paris, juste avant son départ, à l’arrivée des nazis, était dans ce livre, le cheminement d’une pensée qui s’était ouvert une voie dans le mur entre les époques, qui avait découvert le secret des passages pour sortir du présent. Il s’appelait, tu l’auras peut-être reconnu, Walter Benjamin.

          Un mot est lié à la mort de cet homme, un mot-frontière ou un mot-mur, de ceux, Dieu merci, qu’on n’emploie plus guère aujourd’hui. Mais jusqu’à quand ? Il renvoie, ce mot, dans notre imagination ou notre mémoire, à une figure ancienne de l’autorité, mais une autorité apparemment sans pouvoir, un costume de théâtre, Fernandel ou Louis de Funès, titre dérisoire pour individu en mal de reconnaissance. C’est le mot “ alcade ”. Il désigne un maire de village, fier de ses prérogatives et de sa supériorité sur ses administrés, un être tout rempli de sa puissance de dire non et d’afficher ainsi superbement devant les autres la silhouette souvent replète de sa personne inconsistante.

          C’est pourtant à une telle figure de l’autorité, aussi dérisoire soit-elle, que s’est heurté Walter Benjamin le 25 septembre 1940. Devant elle, son assurance, il perdit pied et préféra se donner la mort en absorbant dans sa chambre d’hôtel un tube entier de pilules de morphine. Le lendemain matin, alors qu’on l’avait découvert vivant encore, comme par miracle, il refusa durement les soins qu’un médecin lui proposait. Il avait décidé de passer la frontière.  Du côté de l’alcade, la mascarade dura peu.  Prenant peur à son tour devant un geste aussi radical et craignant sans doute pour lui le scandale, il autorisa ce que la veille il refusait et fit ouvrir la barrière frontalière pour le groupe de réfugiés. On peut par conséquent raisonnablement penser que c’est grâce à la mort courageuse de l’écrivain allemand que les quelques familles qu’il accompagnait dans sa fuite vers l’Espagne eurent la vie sauve et purent passer de l’autre côté. Il avait eu, lui, parce qu’il y croyait, le véritable pouvoir d’effacer la frontière. Mais pas pour lui-même - comme si c’était une loi  que ce soit toujours pour un autre et non pour soi que l’on accomplit du fond de son être une action vraiment efficace, de celles qui font se lever les barrières et s’incliner les gardes aux frontières.

          Finalement c’était, sous une forme un peu raccourcie ou accélérée, sa vision de l’histoire qui se vérifiait dans son geste : quelque chose, une porte, dans une époque s’ouvre pour nous parce qu’un autre, loin dans le temps, autrefois l’a voulu. Ou rêvé. Qui pour ces gens, ces fugitifs, juifs peut-être comme lui, avait autrefois prononcé le mot, ce mot en latin, qu’il avait réussi à retrouver au dernier moment en expirant ? On n’a jamais retrouvé la sacoche de cuir ni ce qu’elle contenait et à quoi il tenait tant. Elle a sans doute été vendue pour quelques francs au marché d’un des villages de  la région. De quel côté de la frontière ? Quant à ce qu’elle contenait, il faut imaginer des feuilles blanches et sur elles la fine écriture noire, éparpillées, dans des champs. Septembre. Le ciel encore bleu. Les hirondelles, peut-être des cigognes, le raisin. Et puis le vent, les premières pluies, en biais et violentes à cause du vent. Leur passage mauve sur la mer. Quelques années après, son amie Hannah Arendt se rendant sur les lieux - ne retrouvant rien, ni sacoche ni manuscrit, pas même, dit-elle, une tombe authentique qui pourrait être celle de Walter Benjamin. Et c’est pourtant là, je veux le croire,  à Port-Bou, dans ce petit cimetière face à la mer, qu’elle écrit à Gorshem Scholem alors à Jérusalem : “ C’est à coup sûr l’un des endroits les plus fantastiques et les plus beaux que j’ai vus dans ma vie ! ”.

 

 

 

          A Perpignan, non loin de là, nous avons longé en voiture la prison. C ’est un haut bâtiment rose et carré dans un environnement de terres sèches ; avec ses bulbes blancs au sommet de ses tours, elle semble plus un mausolée qu’une prison. Une mouette blanche s’envolait d’entre ses murs et puis revenait, passant à nouveau la triple rangée de barbelés, elle volait comme elle voulait, franchissant allègrement les murs dans un sens puis dans l’autre sans paraître vouloir s’en aller.

          C’était cela son vol, son vouloir. La joie, l’ivresse de franchir. C’était elle, n’est-ce pas, que vous cherchiez, toi et Benjamin, cet oiseau, sa blancheur, près de cette frontière ?

          Autrefois, pour avoir recueilli le corps du Christ, l’avoir descendu de sa croix et déposé illégalement dans un tombeau, Joseph d’Arimathie fut enfermé quarante ans face à la mer derrière les hauts murs d’une prison. Pendant ces quarante années, chaque matin, c’est ce que dit le récit, une colombe est venue lui apporter la communion. A moins que ce ne fût une mouette. Grâce à elle il a vécu et pu gagner au terme de sa peine l’Europe aux anciens parapets avec dans ses bagages un précieux vase, ou peut-être simplement un plat à poisson. Jean de la croix dans sa prison, lui aussi fut sauvé mais par la voix des enfants. Enfermé comme dans une grotte dans son cachot sans lumière, il entendait ces voix monter de la rue prochaine où les enfants jouaient et lui portaient leur chanson. En elles était la lumière. Silencieusement il s’est mis à chanter lui-même, est devenu colombe et son vol l’a pris. Ou bien peut-être était-il une mouette, celle que l’on voit voler aujourd’hui d’un côté ou de l’autre du mur de la prison pour nous porter dans sa chanson la proposition d’une autre sorte de communion par-delà les frontières.

 

          La tienne, Machado, ta chanson, je la connais, elle est inscrite sans la musique près de  ta tombe en lettres désormais visibles. Tu y disais que tu t’en irais gaiement vers ta mort comme un enfant qui court sans s’arrêter vers la mer. Avec les miens, mes enfants, je suis allé moi aussi vers la mer et avec eux ou comme eux, au milieu d’eux en riant, je me suis lancé dans les vagues et j’ai pensé à toi. Ensemble, nous tenant la main, au milieu du cri des mouettes et du rire des enfants, nous avons franchi la frontière. Elle ressemblait à la ligne changeante de l’écume. Elle n’était jamais au même endroit, jamais tout à fait la même, au point que l’on finissait par avoir l’impression, presque la certitude, que c’était elle, la frontière, et non l’inverse, qui sans cesse nous traversait.

          Alors pour toi, ou plutôt à ta place, j’ai prononcé tout bas le mot  space en anglais, pour toi et pour ceux dont les barques sur nos côtes interminablement se fracassent. Volontairement, j’ai murmuré ce mot dans leur langue, la langue des apatrides, comme toi aussi tu l’aurais fait, un peu à la manière d’une prière, tout doucement, pour qu’ils l’entendent et que grâce à lui s’ouvre pour eux ton espace.

Jean-Marc Sourdillon