Est-on jamais parvenu à peindre la mer?
Non
pas ses rivages, ses rouleaux, ses ciels changeants, ses baigneurs ou
ses navires, mais l'extension bleue de sa surface dont le pouvoir
d'attraction paraît tenir à ce qu'elle recouvre ou reflète,
c'est-à-dire à l'invisibilité même? Comment peindre, plutôt que
l'aperçu pittoresque qu'elle nous consent depuis ses bords, le
sentiment océanique du large, ou les indéfinies rêveries que l'on
nourrit à son propos? A la surface de la mer, autant que sur le visage
d'un être, le dehors et le dedans s'attirent, conversent, se
magnétisent et se conjoignent. C'est, jusque sur la peau fictive des
flots, la profondeur même qui remonte et qui tremble; et c'est aussi
vers elle le ciel qui descend, en la baignant de sa lumière. Pour
parvenir à peindre la mer, il faudrait donc se montrer capable de
capter sa physionomie, sa mobilité, ses états d'esprit, voire la
diffuse pensée de ce tissu d'eau bleue dont la trame se noue par en
dessous et où la clarté solaire vient courir comme un fil. Or, la
peinture, on le sait, est d'abord une affaire d'immobilité, de cadrage
et de verticalité, tout le contraire du grand large, apparemment
horizontal et infini... Cela ne veut pas dire pour autant qu'elle ne
saurait nous présenter qu'un soupirail de bleu, un fragment décevant et
trompeur, mais qu'il lui appartient plutôt de faire basculer l'horizon,
de considérer l'océan de face, d'en creuser la figure et d'en cadrer
avec soin la surface, afin d'appréhender sur un espace restreint le
sentiment de l'immensité même.
C'est
à cela que paraît s'être attaché Christian Gardair dans ses tableaux
les plus récents. Il met la mer en oeuvre. Il la travaille, et se
laisse travailler par elle. Il n'en fait pas le motif ou le sujet
explicite de ses toiles, mais répond au défi qu'elle lui lance. Il
transporte dans la peinture quantité d'émotions éprouvées à son
contact. Fils d'un officier de marine, lui-même navigateur à ses
heures, familier de la voile autant que de la toile, il sait prêter
attention aux mouvements profonds de la houle et aux risées surprises
sur une eau calme. De sorte que ces variations infinies de la lumière,
et cette mobilité cachée de l'onde, ont pu devenir les modèles de sa
peinture dont la mer l'aide à mieux connaître les ressorts, les
exigences et les secrets. L'inspiration maritime, après l'observation
de la taille patiente des ceps de vigne du Blayais ou du tissage des
tapis marocains, l'incite à méditer et creuser davantage la logique de
son propre travail, fait de répétitions et de variations infimes. Mais
c'est aussi, cette fois, avec elle, un art plus souple qui se dessine,
où la boucle l'emporte sur le trait. Et cette souplesse nouvelle ne
tient pas seulement à la nature liquide de l'élément qui sollicite le
peintre; elle s'explique par la nature rêveuse du lien qui l'unit à son
objet.
Loin
de faire dévier Christian Gardair de sa trajectoire, le désir qu'il
éprouve de répondre dans la peinture à l'appel d'un vaste horizon le
conduit à resserrer celle-ci sur ses propriétés les plus sûres. Il ne
cède pas à la tentation de feindre toucher le large par quelque coup de
force gestuel, mais développe et amplifie son humble travail répétitif
qui efface ou recouvre l'élan lyrique initial, afin de parvenir à un
tissage pictural aussi solide que celui par lequel semblent s'ajointer
les molécules mêmes de l'immensité. C'est par le moindre qu'il rejoint
l'excès, par le choix qu'il atteint à l'idée d'une totalité. De sorte
que peindre la mer aboutit paradoxalement à détacher le tableau de la
toile qui le supporte et à le suspendre devant elle comme une sorte de
linge ou de suaire. Les touches, les lignes et les noeuds sont si
nombreux, si resserrés et si denses que la surface peinte paraît se
tenir droite par elle-même à la manière d'une résille virtuelle
suspendue devant le lin de la toile. La mer entretient le rêve d'une
peinture sans support; elle incite à constituer un objet vertical,
comme elle dépourvu d'attaches, où la profondeur même serait la
sublimation d'une surface.
Ce
linge, ou cette résille, n'est cependant jamais qu'un rideau tendu
devant l'invisible. Cela que nous n'appréhendons pas, il nous faut le
vêtir sans le dissimuler. De sorte que tout se joue ici dans
l'entrouverture et l'intervalle. L'animation d'abord de cet écran
patiemment travaillé par la répétition des mêmes gestes obstinés et
simples, mais qui va bientôt miroiter sous nos yeux à la manière de
l'étendue océane grâce à la présence d'infimes variations, fissures,
inégalités ou défauts. Le caractère érotique, ensuite, de cet objet qui
tout à la fois cache et révèle, habille et déshabille la mer, se
rapproche ou s'éloigne, et constitue somme toute une surface projective
qui se prête à quantité de lectures et accueille à loisir les rêveries
de chacun. Le sort et le sens du tableau se jouent donc sur le fil de
ce long travail de répétitions-variations qui introduisent un embryon
de temporalité au sein du temps suspendu de la toile. Le rythme est ici
à la fois celui de la touche, du trait, de la boucle et de la cou-leur.
Il se caractérise par des variations d'intensité, de fréquence et
d'amplitude. Le tableau fait alors office de marégraphe ou de
scintillomètre : il réinvente pour son propre compte les aléas des
houles et des risées, il mesure les miroitements de la mer. Il est ce
filet d'une espèce singulière en qui se laissent prendre, plutôt qu'une
pêche miraculeuse, la lumière et le désir même que quiconque en
éprouve. Il est enfin semblable à ces très anciennes poteries que l'on
découvre parfois dans les profondeurs de l'océan, fissurées de toutes
parts. Un tableau ne saurait sans doute emprisonner et contenir la mer
que par cela même qui permet d'ordinaire à l'eau de s'évacuer: de
multiples découpes hasardeuses, des points de rupture ou de fuite,
d'infimes bâillements... C'est dans le défaut même que la possession
s'accomplit, que le sens se joue et que la connaissance a lieu.
La
peinture de Christian Gardair est océanique dans le moindre. Elle
appréhende, signifie et donne à voir, dans un espace limité,
géométrique et immobile, le mouvement et l'étendue, non pas saisis
extensivement, mais à travers le scintillement insistant d'un tableau
qui paraît aspirer à se détacher de soi. C'est peut-être ainsi qu'un
peintre prend le large, en restant longtemps collé à sa toile, comme
l'écrivain à son papier, et en se faisant l'ouvrier patient des
jointures et des passages, jusqu'à savoir inscrire dans un cadre
restreint un horizon immense de virtualités. Il sait que la mer,
jamais, ne se laisse prendre ni ne rend gorge, mais qu'elle a quelque
chance de s'inscrire dans la peinture chaque fois que celle-ci
substitue à ce qui est déjà là, emprisonné dans sa forme vieille, le
sentiment d'un nombre indéfini de possibilités. Mettre la mer en oeuvre
n'est somme toute que cela : peindre le potentiel de la peinture,
peindre des tableaux en puissance... Quand une oeuvre ainsi se
développe dans l'évocation songeuse de ses propres possibles et
s'accomplit dans dans la retenue même de sa dépense, c'est l'activité
de l'esprit qui se trouve ainsi valorisée contre la fatalité du
réel.
Jean-Michel Maulpoix