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Edmond Jabès

Le Livre de l'Hospitalité

Gallimard éd., 110 p.


Le Livre des Ressemblances

Gallimard éd., "L'imaginaire", 406 p.


Didier Cahen

Edmond Jabès

Belfond éd., 384 p.

 

 

Éloge de l'Hospitalité

à propos d'Edmond Jabès...
 

Essai de Jean-Michel Maulpoix, extrait de La poésie malgré tout, publié au Mercure de France en 1996.

A peine entrouvert, Le Livre de l'Hospitalité saisit son lecteur par l'une de ces épigraphes que Jabès affectionnait, et à laquelle sa disparition confère cette fois une tonalité très émouvante: "Ecrire, maintenant, uniquement pour faire savoir qu'un jour j'ai cessé d'exister; que tout, au-dessus et autour de moi, est devenu bleu, immense étendue vide pour l'envol de l'aigle dont les ailes puissantes, en battant, répètent à l'infini les gestes de l'adieu au monde." Avec sérénité, une voix d'outre-tombe (mieux vaudrait dire une voix hors de tout lieu), ayant fait sienne le mourir, nous parle. Ce n'est pourtant pas la voix résignée d'un vieil homme sachant qu'il se rapproche de l'inexorable; c'est la voix même de Jabès, telle que précisément elle n'a cessé de s'articuler, depuis la fin des années cinquante, dans l'exil et dans la conscience inquiète de la précarité humaine. "Je n'écris pas. Je m'obstine" affirme le poète lui-même, pour qui interroger vaut toujours mieux qu'imaginer, et pour qui l'écriture n'a de sens que si elle aide encore à naître celui que la mort menace.
 
 

D'où la forme fragmentaire de ce volume où la phrase l'emporte sur le texte, et qui procède tout entier par bribes, courts-circuits, assertions, affirmations et questions répétées, comme autant de coups frappés à la porte de l'inconnu. Jabès le rappelle avec insistance:

"Ce qui fait -j'aimerais le souligner- le prix d'une parole n'est pas la certitude qu'en s'imposant, elle marque mais bien au contraire le manque, le gouffre, l'incertitude contre lesquelles elle se débat." 

Ce propos, où se définit l'éthique même de son écriture, Edmond Jabès le prête à un sage, c'est-à-dire à un autre, inconnu, anonyme et lointain, quoique proche par sa parole, tout à la fois hypothétique et exemplaire, cet "autre" même qu'est l'écrivain, prête-voix, prête-nom...

On le sait, l'écriture de Jabès prend ainsi volontiers la forme du dialogue, ou du dire rapporté. Tenu à distance, le "je" se diffracte en une pluralité d'instances qui font valoir la singularité au travers de la différence. "Je est le miracle du tu " affirmait déjà Le Livre du Dialogue. Et sans doute convient-il de saluer en Jabès le poète de la différence, celui pour qui le "savoir-vivre juif", comme le rappelle Didier Cahen, implique avant tout de s'ouvrir à l'autre et d'accorder l'hospitalité à l'étranger, "à condition qu'il reste tel qu'en lui-même".
 
 

Ainsi Jabès a-t-il pour une large part composé Le Livre de l'Hospitalité en réponse à ce que l'euphémisme politico-médiatique avait nommé pudiquement "les événements de Carpentras" . Contre l'ignominie de l"hymne au crime", le poète développe un éloge de l'hospitalité, un message de fraternité et de réconfort. L'hospitalité, en effet, se donne d'abord à lire "comme une bonne nouvelle" : un arc-en-ciel, la possibilité maintenue d'une nouvelle alliance. Car elle est reconnaissance de l'autre et de sa différence, bonheur même de recevoir et de protéger sa précarité menacée. Elle ne se laisse guère définir, car elle "ne souffre aucune limitation". Elle ne pèse pas sur autrui, elle lui souhaite seulement la bienvenue et elle aménage pour lui sa demeure.

Ce qui vaut pour nos conduites, vaut aussi pour l'écriture. Hôte, l'homme doit l'être de tout ce qu'il ne peut appréhender, et vis à vis de quoi il ne peut que se tenir. Ainsi en va-t-il du divin: "Le mot: Dieu m'intéresse, disait-il, parce qu'il est un mot qui défie la compréhension qui, du fait qu'il ne se laisse pas appréhender en tant que mot, échappe au sens, le transcende pour l'annuler" écrit Jabès dans Le Livre des Ressemblances. 

L'écrivain est l'hôte d'une parole, d'un souffle, d'une existence commune et singulière à la fois. Tout son travail consiste précisément en cela : accueillir et interroger. Le poète sait par son travail ce que le juif vérifie douloureusement dans son destin : "Venir au monde en poète, c'est être dans le monde autrement qu'en y résidant". C'est se tenir sur le seuil, le regard tourné vers l'ailleurs. C'est habiter l'appel, faire résonner une sorte de prière sans croyance. Et c'est ainsi lire et relire le monde depuis quelque non-lieu. Pour Edmond Jabès, chaque nouveau livre lie et relit le monde, il s'ouvre à une altérité nouvelle et la célèbre.
 
 

Posthume, Le Livre de l'Hospitalité l'est absolument: il paraît après la mort du poète et il fait retentir son message d'espérance et de fraternité depuis des tombes ouvertes et profanées. Sera-t-il entendu? Un temps viendra-t-il où l'homme acceptera, comme Jabès le souhaitait, de se laisser penser par ses propres commencements ? De se percevoir comme un "hôte de passage", au lieu de protéger bec et ongles son petit "moi" et d'étrangler son prochain? Le poète nous a laissé, plutôt qu'un testament, quantité de pages blanches à écrire. 

© Jean-Michel Maulpoix & Mercure de France, 1996.