A peine entrouvert, Le Livre de l'Hospitalité saisit son
lecteur par l'une de ces épigraphes que Jabès affectionnait,
et à laquelle sa disparition confère cette fois une tonalité
très émouvante: "Ecrire, maintenant, uniquement pour faire
savoir qu'un jour j'ai cessé d'exister; que tout, au-dessus et autour
de moi, est devenu bleu, immense étendue vide pour l'envol de l'aigle
dont les ailes puissantes, en battant, répètent à
l'infini les gestes de l'adieu au monde." Avec sérénité,
une voix d'outre-tombe (mieux vaudrait dire une voix hors de tout lieu),
ayant fait sienne le mourir, nous parle. Ce n'est pourtant pas la voix
résignée d'un vieil homme sachant qu'il se rapproche de l'inexorable;
c'est la voix même de Jabès, telle que précisément
elle n'a cessé de s'articuler, depuis la fin des années cinquante,
dans l'exil et dans la conscience inquiète de la précarité
humaine. "Je n'écris pas. Je m'obstine" affirme le poète
lui-même, pour qui interroger vaut toujours mieux qu'imaginer, et
pour qui l'écriture n'a de sens que si elle aide encore à
naître celui que la mort menace.
D'où la forme fragmentaire de ce volume où la phrase l'emporte
sur le texte, et qui procède tout entier par bribes, courts-circuits,
assertions, affirmations et questions répétées, comme
autant de coups frappés à la porte de l'inconnu. Jabès
le rappelle avec insistance:
"Ce qui fait -j'aimerais le souligner- le prix d'une parole
n'est pas la certitude qu'en s'imposant, elle marque mais bien au contraire
le manque, le gouffre, l'incertitude contre lesquelles elle se débat."
Ce propos, où se définit l'éthique même de
son écriture, Edmond Jabès le prête à un sage,
c'est-à-dire à un autre, inconnu, anonyme et lointain, quoique
proche par sa parole, tout à la fois hypothétique et exemplaire,
cet "autre" même qu'est l'écrivain, prête-voix, prête-nom...
On le sait, l'écriture de Jabès prend ainsi volontiers
la forme du dialogue, ou du dire rapporté. Tenu à distance,
le "je" se diffracte en une pluralité d'instances qui font valoir
la singularité au travers de la différence. "Je est le miracle
du tu " affirmait déjà Le Livre du Dialogue. Et sans doute
convient-il de saluer en Jabès le poète de la différence,
celui pour qui le "savoir-vivre juif", comme le rappelle Didier Cahen,
implique avant tout de s'ouvrir à l'autre et d'accorder l'hospitalité
à l'étranger, "à condition qu'il reste tel qu'en lui-même".
Ainsi Jabès a-t-il pour une large part composé Le Livre
de l'Hospitalité en réponse à ce que l'euphémisme
politico-médiatique avait nommé pudiquement "les événements
de Carpentras" . Contre l'ignominie de l"hymne au crime", le poète
développe un éloge de l'hospitalité, un message de
fraternité et de réconfort. L'hospitalité, en effet,
se donne d'abord à lire "comme une bonne nouvelle" : un arc-en-ciel,
la possibilité maintenue d'une nouvelle alliance. Car elle est reconnaissance
de l'autre et de sa différence, bonheur même de recevoir et
de protéger sa précarité menacée. Elle ne se
laisse guère définir, car elle "ne souffre aucune limitation".
Elle ne pèse pas sur autrui, elle lui souhaite seulement la bienvenue
et elle aménage pour lui sa demeure.
Ce qui vaut pour nos conduites, vaut aussi pour l'écriture. Hôte,
l'homme doit l'être de tout ce qu'il ne peut appréhender,
et vis à vis de quoi il ne peut que se tenir. Ainsi en va-t-il du
divin: "Le mot: Dieu m'intéresse, disait-il, parce qu'il est un
mot qui défie la compréhension qui, du fait qu'il ne se laisse
pas appréhender en tant que mot, échappe au sens, le transcende
pour l'annuler" écrit Jabès dans Le Livre des Ressemblances.
L'écrivain est l'hôte d'une parole, d'un souffle, d'une
existence commune et singulière à la fois. Tout son travail
consiste précisément en cela : accueillir et interroger.
Le poète sait par son travail ce que le juif vérifie douloureusement
dans son destin : "Venir au monde en poète, c'est être dans
le monde autrement qu'en y résidant". C'est se tenir sur le seuil,
le regard tourné vers l'ailleurs. C'est habiter l'appel, faire résonner
une sorte de prière sans croyance. Et c'est ainsi lire et relire
le monde depuis quelque non-lieu. Pour Edmond Jabès, chaque nouveau
livre lie et relit le monde, il s'ouvre à une altérité
nouvelle et la célèbre.
Posthume, Le Livre de l'Hospitalité l'est absolument: il paraît
après la mort du poète et il fait retentir son message d'espérance
et de fraternité depuis des tombes ouvertes et profanées.
Sera-t-il entendu? Un temps viendra-t-il où l'homme acceptera, comme
Jabès le souhaitait, de se laisser penser par ses propres commencements
? De se percevoir comme un "hôte de passage", au lieu de protéger
bec et ongles son petit "moi" et d'étrangler son prochain? Le poète
nous a laissé, plutôt qu'un testament, quantité de
pages blanches à écrire.