Claude Louis-Combet

Les Exilées d'Avalon


En ce temps-là, le jour vint, peu à peu, où Mélusine, que son malheureux amour avait rendue à sa forme condamnée, et qui depuis lors errait, sentit que les eaux souterraines où elle se plaisait toujours à s'ébattre, commençaient à se retirer. Ce n'était pas un phénomène saisonnier, l'effet d'une sécheresse estivale. La fée qui possédait à un suprême degré la faculté du pressentiment comprit que les nappes d'eaux dépérissaient sous elle, comme si son corps, à la longue trop brûlé au-dedans, trop brûlant au-dehors de tant d'ardeurs contenues, créait la terreur et la détresse de l'élément liquide. Sitôt qu'elle se coulait dans le fond d'une citerne ou agitait sa queue là où naissent les sources, dans la mousse, au pied des rochers, elle provoquait l'immédiat reflux des ondes &emdash; et elle se trouvait alors, Mélusine, toute nue en sa chair de serpente, sur un sol dont la sèche désolation la faisait gémir. L'amitié du monde, qui avait été son refuge, la fuyait, la repoussait, lui déniait sa nature de flux pour la vouer à sa nature de flamme. Elle persista quelque temps encore à quêter l'humidité et la fraîcheur des lieux obscurs. Mais il arriva, ce fut terrible, que la nuit, à son tour, se refusa. Le soleil cessa de se coucher. Il n'y eut plus de ces longs crépuscules, d'une tendresse palpable et déchirée, qui était toute la consolation de la fée, dans la nostalgie. Une lumière sans pitié s'installa, immobile comme un mur et acharnée comme un fouet. Ce qui avait été l'ombre protectrice fut bientôt le désert, sans illusion. Alors, comme au jour où elle s'était précipitée du haut du donjon de Lusignan, s'expulsant tout entière de la blessure de son amour, elle poussa un très long cri qui fit trembler la lumière, et elle s'envola.

Rien n'est plus assuré que l'intuition d'une fée aux prises avec les mille directions de l'espace. Comme un oiseau migrateur qui revient à son nid, dont il a gardé en mémoire la forme et l'emplacement, tenant éployées ses grandes ailes burelées d'azur et d'argent, Mélusine traversa le ciel sans faille. Elle vit de haut, une dernière fois, tout le pays de son amour, dont l'image était inscrite en elle dans le tissu du cúur et dans les racines du souffle. Elle tournoya au-dessus de la fontaine Coulombiers, lieu de la séduction et de l'initiation, et au-dessus de Lusignan, de Pouzauges, Tiffauges et Vouvant où elle avait construit, de ses mains, tous ses châteaux: il n'en restait plus rien. Toute son úuvre avait fondu dans la platitude et dans l'insignifiance d'un pays vidé. Son terroir d'amour n'existait nulle part ailleurs qu'en elle-même, dans l'immortalité du souvenir. Elle, la dernière fée demeurée parmi les humains, n'avait plus de lien sensible avec la réalité des choses : la face du monde avait changé et ne lui offrait plus de miroir où elle eût pu se reconnaître. Ce temps était trop tard. Elle ne lui appartenait plus. Elle appartenait seulement à sa nostalgie des lointains et des origines, qui, maintenant, l'habitait tout entière. C'est pourquoi, de l'essor infaillible de ses ailes, elle se porta en direction de l'île d'Avalon, au Nord fabuleux de toutes les mers.

L'île d'Avalon avait autrefois hanté l'imagination poétique des Celtes. Elle se profile à l'horizon de maints romans du cycle du roi Arthur. Arthur lui-même en fut l'hôte. Et aussi Lanval. Et Guingamar. Et Graelent. Et Ogier le Danois. Et Urbain. Et le Noir Chevalier, que les textes ne désignent pas autrement. Tous avaient été raptés par quelque fée, par Morgane entre toutes, dont ils avaient suivi le sillage. A moins d'être conduit par l'une de ces femmes de rêve, il était impossible d'aborder l'île, ni même de l'apercevoir. La légende disait qu'elle se déplaçait sur la mer à mesure que les bateaux s'approchaient d'elle. Elle se trouvait toujours plus loin, plus au-delà, inaccessible, à l'infini. Elle était le royaume des fées, leur terre d'élection et de refuge. Bonnes dames ou males dames, ayant mené leurs aventures sur le continent et captivé quelques cúurs, revenaient en leur patrie, ranimaient leur désir et, nourries seulement de songes et des pommes d'or de l'inépuisable immortalité, attendaient qu'une nouvelle passion, longuement rêvée avant que d'être satisfaite, les poussât une fois de plus vers la terre des humains.

Il y avait là Viviane, Morgane, Présine, Melior, Palestine, Gloriande, Pharamonde, et la Dame du Lac, et la Demoiselle Chasseresse, et la Dame du Gué. Mélusine les rejoignit. On ne lui fit pas fête. Personne ne la remarqua. Comme chacune de ses súurs en féerie, Mélusine s'installa dans une anfractuosité du rocher, en surplomb au-dessus de l'océan, et là, le regard fixé sur un point de l'horizon au-delà duquel commençait la terre continentale, elle se tint tout entière en attente et en contemplation, jour et nuit, sans un moment de sommeil ni d'oubli. De loin en loin, elle se levait, allait cueillir l'une de ces pommes d'or dont les arbres étaient chargés, et qu'elle croquait sans cesser de regarder la mer.

Il en était de même pour chaque fée en Avalon. Toutes, elles se nichaient, comme des oiseaux de mer, à l'abri dans les failles et grottes des falaises et des récifs. Mais aucune ne s'envolait vers le large. Qui eût pu les observer de loin les eût prises plutôt pour femmes de proue, à l'instar des Vierges qui décoraient autrefois les navires, à l'avant. Elles étaient immobiles, leur longue chevelure s'agitait au souffle du vent. Elles étaient somptueusement vêtues de robes aux couleurs chatoyantes, et parées de bijoux. Seule Mélusine se tenait entièrement nue, sa longue queue ramassée jusqu'aux épaules, entre ses bras. C'était ainsi, serrée sur elle-même, qu'elle pouvait le mieux s'adonner à la rêverie.

Toutes ces fées avaient connu de multiples aventures parmi les humains. Il y avait eu une époque fabuleuse et d'une durée démesurée où leur plus grand souci était de séduire un jeune chevalier, dans la forêt, au bord d'une source, de lui apprendre l'amour et de l'entraîner dans les abîmes compliqués de la passion. Elles étaient, comme disent les vieux textes, insatiables au déduit. Leur bonheur, toujours exalté, souvent douloureux, était de pousser les jeunes gens, au fil de leurs étreintes, jusqu'à l'épuisement, la folie, la mort. Ce n'était pas qu'elles voulussent détruire. Elles auraient tellement, au contraire, aimé garder auprès d'elles, l'élu de leur cúur. Mais leur puissance de désir était trop forte pour les humains. Dans leur ardeur à aimer, elles réduisaient leurs amants à l'état de proie, mais elles se dévoraient aussi, au-dedans, elles se consumaient elles-mêmes en ces lointains de l'être où le sexe et le cúur ne se distinguent plus l'un de l'autre. Et dans cette torture délicieuse qui leur arrachait ces grandes clameurs que les Anciens savaient entendre, au passage des saisons, dans les orages et les tempêtes, elles puisaient, beaucoup plus qu'en la vertu magique de leurs pommes d'or, le secret de leur beauté. Celle-ci, attachée à la seule expression du désir, se ressourçait dans l'infinitude des spasmes où s'abîmait et renaissait leur convoitise.

Comment avaient-ils pu s'abolir, ces temps d'amoureuses équipées où passait entre leurs bras la fine fleur de la chevalerie ? Ce n'avait été qu'un matin. Des croix avaient poussé aux carrefours où aimaient à se tenir ces plus belles d'entre les femmes, en attente de rencontre et de conquête. Des églises, des moustiers s'étaient édifiés jusqu'au cúur des landes sauvages. On avait logé des statues de saints au bord des sources et des fontaines. La forêt avait été largement entamée : les bûcherons de Gastine avaient poussé loin leur ravage. De tant de bois coupé, on avait amoncelé de sinistres fagots sur lesquels on avait brûlé d'innombrables sorcières, lesquelles entretenaient avec les fées une sorte de cousinage spirituel. L'espace humain était devenu inhabitable pour les Dames d'Avalon. L'une après l'autre, elles avaient fui; elles avaient regagné leur repaire d'origine, cette île de songe à la dérive, au Nord. Mélusine était restée plus longtemps que les autres sur le continent. Mais, traquée par les enfants qui lui jetaient des pierres et refusée par l'eau même des cuves où elle se baignait, elle s'était, comme toutes les autres, exilée en sa patrie.

Installées mélancoliquement parmi les rochers culminants du front de mer, les fées demeurent en attente, en songe, en souvenir. Elles ont le cúur gonflé de leurs amours de jadis. Au mouvement des vagues qu'elles contemplent sans se lasser, elles mêlent les images des preux chevaliers qui les servaient, et des rythmes d'étreinte et des clameurs de souffle, et des visions de châteaux-forts au clair de lune. Elles ont encore en bouche les longues laisses épiques et les chansons de toile que composèrent pour elles des poètes qui furent aussi leurs amants. Elles se bercent inépuisablement dans une richesse de mémoire aussi mystérieuse et tortueuse que leurs incursions d'amour dans la vie des humains. L'immortalité que leur race leur a léguée, à la fois les console et les désespère. Elle leur apporte, comme l'effet d'un philtre magique, le ressac incessant de l'éternel passé, mais aussi l'agitation des désirs qu'elles ne peuvent plus satisfaire. Elles voudraient dépérir de solitude, se consumer réellement à ce feu au-dedans qui les dévore sans les détruire, et que la mer et le vent dispersent leurs cendres dans les embruns. Mais liées à elles-mêmes par la puissance de leur passé et par les signes inscrits de tant de poèmes, rien ne peut faire qu'elles ne continuent d'être ni que le regard égaré qu'elles portent en elles et autour d'elles trouve son repos. Elles sont vouées à l'incessant des éléments, en quoi elles voient comme une promesse de dissolution, mais également à l'immobilité du temps qui les fixe dans un passé sans issue.

Les fées sont ainsi, légères et graves et prisonnières d'elles-mêmes, elles qui n'apparaissaient sur terre que pour se dissiper en aventures. Seules Mélusine figure l'éternelle blessée, car elle fut seule à aller jusqu'au bout d'un amour unique et déchirant. C'est pourquoi, sur le rivage d'Avalon, son exil ne fait que prolonger cette longue expérience du cúur brisé qui l'avait si longtemps tenue parmi ses terroirs de province, en douce France. Proscrite en sa lumineuse beauté et en son étrange nudité de femme et de serpente, elle n'a pas fini de susciter, chez les humains, les songes du désir et ceux du souvenir. Son ombre n'a pas fini de hanter les mots du poème, même si son nom n'est pas prononcé. L'homme d'écriture que remplit de sa présence l'image de la dernière fée se trouve lui-même en exil dans sa langue et dans le long texte dans lequel il s'enveloppe, depuis le commencement, et qui dessine peu à peu les contours de son Avalon intérieur dont le chemin échappe et dont le sens attire en même temps qu'il repousse. La pensée que la fée (fata) est, comme l'écriture même, une création du destin (fatum), doit laisser entendre que toute cette entreprise d'expression ne peut perdre de vue son lien organique avec la question des origines. L'image du Serpent qui n'élabore sa queue qu'afin de pouvoir la ramener à lui-même en un puissant symbole d'immortalité, surplombe tout le projet créateur de l'imagination. Doux et triste, le sourire de Mélusine qui parachève la beauté de la fée, rappelle à qui peut l'entendre que le texte, issu d'amour, ne peut que revenir sans cesse à cette origine dont la blessure scelle le secret.
 
 
 
 

(paru dans Le Nouveau Recueil N°48, septembre-novembre 1998)