Note bio-bibliographique
1925 : Jacques Borel naît le 17 décembre à Paris, dans le XIVe. Très tôt orphelin de père, son enfance sécoule à Saint-Gaudens (Haute-Garonne), chez ses grands parents paternels, jusquen 1935, où il retourne vivre avec sa mère à Paris.
1949 : Après des études au lycée Henri IV puis à la Sorbonne, il obtient un diplôme détudes supérieurs danglais sur le poète Gerard Manley Hopkins. Il devient professeur danglais.
1965 : LAdoration, récit autobiographique, reçoit le prix Goncourt.
1967 : Tata, ou de léducation, théâtre.
1970 : Le Retour, récit autobiographique.
1972 : Marcel Proust, essai.
1973 : La Dépossession, journal
1974 : Commentaires, essai
1975 : Poésie et Nostalgie, essai
1975 : Un Voyage ordinaire, récit.
1979 : Histoire de mes vieux habits, récit.
1981 : Petite Histoire de mes rêves, récit.
1989 : LAttente. La Clôture, récit.
1990 : Commémorations, essai.
1990 : Sur Les Murs du temps, poèmes.
1993 : Un Voyage ordinaire (nouvelle édition).
1993 : Le Déferlement, récit.
1994 : Journal de la mémoire.
1994 : Propos sur lautobiographie, entretien.
1997 : LAveu différé, récit autobiographique.
1998 : Sur Les Poètes, recueil darticles.
1998 : LEffacement, récit autobiographique.
2001 : La Mort de Maximilien Lepage, acteur. Cest, à proprement parler, son premier roman.
2001 : Ombres et dieux, essai.
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Borel juge de Jacques
La question de lécriture dans
La Dépossession
par Laurent Nunez
Il ne suffit pas de se taire
Il faut savoir dire autre chose
Aragon, Les Adieux
De lentreprise autobiographique de Borel, il faudrait dire, avant de commencer notre étude sur La Dépossession, quelle sappuie initialement sur la foi la plus haute en la littérature. Quon relise les confessions et les doutes, les scènes, amoureuses en particulier, de LAdoration, si précises et si dévouées à la mémoire ; quon relise les descriptions qui se veulent exhaustives, que ne rejetterait pas le Nouveau Roman, et qui ont donné Le Retour ; quon rouvre LAveu différé, ce regard en arrière, cette correction dun mensonge : peu dauteurs qui comme Borel espèrent en la reconstruction du réel par le langage qui, comme lui, obtiennent leurs livres sans les livrer à limagination, mais en délivrant la mémoire, en sen faisant lavouable pythie. Que linspiration cède au souvenir, voilà le premier vu de Borel : il nest pas un conteur dhistoires, pas un troubadour. De limagination, peut-être nen a t-il guère, mais à quoi lui servirait-il dinventer, quand tout est derrière lui, c'est-à-dire devant lui, par cette volte-face que permet lécriture ? A quoi lui servirait-il de déguiser son existence, de parler par paraboles, quand les événements de sa vie sont déjà si obscurs et significatifs ?
Il y a peut-être de la Terreur à ne vouloir raconter que les histoires vécues, mais si celle-ci existe chez Borel, elle est très vite étouffée par la certitude quil faut raconter, ou lon na rien vécu. Lécriture est la garante des événements, et Borel est plus suspicieux quun Saint Thomas : il ne croit que ce quil écrit. Peut-être na-t-il pas tort : la vie compte, mais elle ne compte que relatée. Cest pour cela que lécrivain se cherche dans ses livres, et consacrera une partie de son autobiographie à la biographie de sa mère : lhommage ainsi rendu lassure de son existence passée, de ses jours même les plus fades, qui sinon ne seraient rien, et nexistent que pour être dits. La vie nest visible, lisible, que sur du papier : « Quel paradoxe ! Tous les jours où tu nas pas écrit te semblent gris et à jamais perdus, impossibles à distinguer les uns des autres, et, quand tu écris, cest cette gelée, cette texture grise et inconsistante que tu brûles, cest pour ça peut-être, damarrer, de ressaisir. »
Mais la foi en lécriture dépend chez lui dune deuxième condition. Non seulement le livre doit être relié au réel, mais il doit également ne pas être pur artifice, simple texte : il est dans lobligation de faire entendre une parole, de nier sa gratuité. Un livre, pour Borel comme pour Gide, doit pouvoir résister à la Mort. (Non pas à la mort de lauteur, cela na pas dimportance, et dépend plus de la postérité que des qualités du livre.) On doit écrire un livre comme si ce livre était le dernier, comme si, lécrivant, on justifiait sa vie :
« Quelque chose qui ne soit pas, comme les trois quarts de la "littérature", frappé dinanité ou rejeté au néant par limminence de la mort. Ce qui maccable, dans certaines recherches, dans certaines théories, certaines de leurs applications, cest de sentir de quel peu de poids elles sont devant la mort. Ecrire comme si chaque instant pouvait être le dernier. Devait lêtre. Est-ce La Maison de rendez-vous alors, ou même La Jalousie, que lon écrirait ? Aurélia tient devant la mort, Les Fleurs du Mal tiennent devant la mort, certaines phrases de Pascal, de Pavese, certains cris de Leopardi, La Mort dIvan Ilitch tiennent devant elle. »
Borel construit donc sa propre vision de la littérature sur lidée dune transposition : lécriture nest possible que précédée dune expérience dans la vie, dune expérience marquante, et lon hésiterait peu à ajouter : traumatisante. Contre Sollers et Tel Quel, il parie pour Adamov, pour Nerval, pour Soljenitsyne, tant que cela, et il en est extrêmement conscient, pourrait le faire sombrer dans la dernière Terreur :
« Quand bien même Soljenitsyne serait un moins bon écrivain que tel ou tel de tes brillants contemporains à qui tu penses car de cela, cest vrai, tu nes pas sûr, pas tout à fait -, cest encore pour Soljenitsyne, toi, jusquau bout, que tu serais. Et tu sais bien que ce nest pas là un argument littéraire : tu te dis quil a, lui, du moins, traversé la maison des morts et que, même sil nest pas Dostoïevski, il ne se peut pas que son uvre nen soit pas, jusque dans ses défaillances, hantée, marquée comme au fer rouge. »
Lécrivain soutient donc initialement une conception de la littérature dérivée de la Terreur : lécriture ne serait possible que si lécrivain reprenait sa vie, et quil lexposait à tous, dans un discours utile mais dangereux ( cest lidée de la corne de taureau, avancée par Leiris.) Le ton est ainsi donné, et les livres qui précèdent La Dépossession, et ceux que Borel écrivit durant la période de ce journal, de 1960 à 1972, doivent donc être compris avec cette double ambition que nous venons de définir : la relecture du réel ; la résistance devant la mort.
A ce titre, linternement de la mère de lécrivain, dès 1958, devrait permettre lécriture dun livre capable, plus que tous les autres, de réunir ces deux ambitions. Un livre qui, relatant la fin de vie dune femme aimée, contant sa mort prochaine et jamais apprivoisée, mort quannonce déjà son internement à Ligenère, résiste à la Mort, lui étant dédié : un livre où les mots ne seraient ni choisis ni précieux, mais unis à lexistence dune manière insécable. Il sagirait ici de continuer la biographie maternelle, de poursuivre le mouvement commencé dès LAdoration, en sachant que ce mouvement se devra peut-être dêtre plus violent, plus paniqué, étant lultime. Le livre qui conterait la mort de la mère compterait le plus pour le fils :
« Et aussitôt, cest pour minterroger, me sonder ; pour me dire que, si je navais plus que cinq ou six mois à vivre, si jétais condamné, et le savais, ce nest pas à écrire un dernier livre que, sans doute, je songerais ; à tenter, par exemple, de mener à bien Les Fascinés ( LesSaugrenus ?) avant la fin. Non, jen suis sûr, si je pouvais tenir une plume encore, cest ce journal que jécrirais. »
Les intentions de Borel semblent donc suivre la ligne quil a toujours respectée et demandée. Le journal lui-même, comme le montre la citation, est le lieu où lidée du journal se légitime encore. La mort de sa mère, aussi pénible soit-elle, aussi douloureuse soit-elle pour celui qui la aimée si démesurément, devrait donc rendre possible luvre la plus importante de Borel, celle qui parachève et magnifie douloureusement son entreprise de reconstruction celle qui ferait accéder Borel à lécriture telle quil se la représente. Tel semble être le tragique cahier des charges de La Dépossession.
Ce livre, pourtant, ne sécrira pas. Car il y entre, mais on lavait pressenti, une certaine part de manipulation tout à fait inhumaine, et qui terrifie Borel : comment écrire linternement dune mère ? Ny a-t-il pas quelque dégoûtante ambition à vouloir en faire un livre ? Parce que Ligenère constitue les deux conditions de lécriture pour Borel : le lien à la vie, et lexpérience traumatisante, la transgression du quotidien ; parce quelle contient ces deux aspects, mais démultipliés, elle rend finalement toute écriture impossible immorale :
« Ce que je nai pas non plus éclairci, cest comment, dégonflé, le démon décrire, loin dêtre tué dans luf, et comme voué au néant par une douleur essentielle, sen était, à ma stupeur, à ma honte, trouvé un temps ravivé, cravaché. A ce prix, lécriture ? et comment alors ne pas sinsurger contre elle, ne pas être tenté de laccuser, de létouffer ? »
Le livre ne pourra donc pas sécrire, parce quon na pas le droit décrire de livres sur lagonie de sa mère, quun lecteur lira peut-être ennuyeusement, dans le métro, attendant un bus ; parce quon na pas le droit de sapproprier, après tant de choses, la mort dune mère, mère qui nen finit pas de mourir et dont la mort est la seule part de vie quelle aurait pu posséder encore, si Ligenère ne len avait déjà, avant le fils, dépossédée. Si ce livre devait être, il faudrait quil exploite la douleur indicible du fils. Mais il risque ainsi dêtre un livre de plus dans la bibliothèque : « Un livre comme les autres, pas autre chose : est-ce donc cela qui taccable, sois honnête, ou de le devoir à Ligenère ? » La littérature doit être tracée dans la vie, soit ; elle ne doit pas être utilisée en vain, soit. Mais ici, cest par la trop grande violence de lexpérience que lécriture sinterdit. Les mots ne suivront jamais assez loin les sentiments de Borel : lexpérience autobiographique doit donc cesser. La Dépossession, la-t-on compris, est le refus de poursuivre le mouvement commencé par LAdoration et continué dans Le Retour. Puisquun tel livre ne peut exister, car on ne peut dire les pires douleurs, ce journal devient lentement le journal dun journal que Borel ne peut tenir : car la réussite de la transposition de la vie à lécriture, la transcription de langoisse, signifieraient (cest toujours lidée terroriste) que la peine nétait guère si élevée, que le fils ne souffrait pas réellement, et cette pensée, bien sûr, lui est insoutenable :
« Labsurde idée reçue ta mauvaise conscience que "Les vraies douleurs sont muettes". Que, dès quon en parle ou on en écrit, on échappe de quelque façon à la souffrance, soit quon prenne du recul par rapport à elle, et déjà cest sen éloigner, la dépasser, soit quon en remette, quon lutilise, quon "fasse de la littérature".
Il ne faudrait donc pas utiliser la douleur maternelle, il ne faudrait même pas expliquer le refus du livre, non pas parce quon risquerait de mentir, dexagérer, mais simplement parce quon ne doit pas rabaisser la douleur de la mère, la reprendre à son compte. Montrer ce qui à nos yeux est sacré, cest déjà le profaner. Borel sinterdit donc dutiliser la douleur et son indicibilité. Ce serait honteux den parler, blasphématoire. On ne peut échanger langoisse contre un livre : cette simonie ne doit pas être, et pourtant, Borel semble croire en son existence, se salissant bien plus que ne le feraient ses détracteurs : « Tu triches, toujours autrement, tu joues encore avec cette douleur, et si tu ten tires, tu nauras été quun clown, un histrion,- pis : un tartuffe. »
Il semble à lécrivain quil ait à choisir entre écrire et perdre sa mère, ou se taire et ne pas la représenter. Et bien sûr, entre lécriture et sa mère, il ne balance pas, mais sa passion de la littérature lui devient soudainement incompatible avec lamour quil porte à celle que Ligenère étouffe. Naît alors chez lui un soupçon qui ne partira pas, et qui est dû à son hésitation : comment a-t-il osé hésiter entre sa mère et le livre ? Et sil aimait la littérature plus que tout ? Et si, cela est impensable, honteux, mais dautant plus envisageable donc, et si, inconsciemment, au plus obscur de son esprit, il espérait, après Ligenère, par les souffrances et les doutes, écrire encore, quand bien même il sen défendrait, un beau livre ?
« Cette sorte desprit magique, infantile mais nest-ce pas celui-là même des chrétiens ? persiste à lobscur en moi, et je me dis que cest lui peut-être qui me souffle, que, mon livre même, je ne pouvais lécrire avant la maladie de ma mère et la disparition dHorace [
] » ; « Le pire soupçon, intolérable, celui de navoir jamais aimé que lécriture. Non pas un être, mais elle dabord, elle seule peut-être. Lenvers lui-même, ce procès, de ton absurde, ta monstrueuse passion. Des histoires, tout le reste : et cest cela que tu ne peux parvenir à accepter, dont tu ne peux tabsoudre. »
Quimporte si cela est vrai ou non : il suffit que lauteur le croie pour mieux se détruire, pour saccuser de ne jamais avoir aimé vraiment sa mère, de lavoir utilisée, et encore pour son enfermement, matière à un livre, comme lutilisaient les Lohénec. Le journal, lentement, se défait, ne trouve plus de raisons dêtre, car lagonie de la mère ne pourra pas, ne devra pas être sublimée par son écriture. Que faire dès lors, sinon rendre ce dernier hommage de souffrir avec elle, et saccuser de tout ce qui pourrait lui nuire, et nuire à langoisse de sa mort prochaine, mort qui doit être inconsolable pour valoir :
«
Ou bien, je relis ces lignes, et cest avec un frisson dhorreur, moi qui croyais mettre plus haut que tout, non la littérature, mais, par un impénitent idéalisme peut-être, ce qui me semblait, en elle, la dépasser, ne suis-je, ne serai-je jamais rien dautre quun homme de lettres pis : un détrousseur de cadavres encore chauds ? »
La peur dutiliser sa propre mère à sa construction littéraire force donc Borel à repenser le projet de La Dépossession à lintérieur de luvre même, mais va également lobliger à redéfinir la littérature, à lui trouver des torts torts que nous connaissons bien, puisquils sont principalement terroristes.
* Ligenère doit être considérée comme le lieu dune désillusion qui alerta Borel et lobligea à désacraliser la littérature. Par une expérience si douloureuse, qui est la mort prochaine, comme annoncée, de sa mère, lécrivain en vient à renier lécriture elle-même, qui, quand bien même elle parviendrait à rendre compte de la douleur sans lintensifier, sans lexagérer, serait quand même une écriture de lèse-mère, où Borel profiterait de sa douleur, faisant de linternement de sa mère, de la peine quils ressentent, elle et lui, un outil de travail : « Lécriture. Elle dit lamour, elle dit lagonie : elle nest pas lamour, elle nest pas elle-même lagonie : elle ne peut lêtre. » Ce nest pas que lécriture puisse ou non traduire lexpérience, cest quelle en fait un moyen et que là où lexpérience est solitude, mutisme, maladie, lécriture est communication, maîtrise linguistique, santé. Honte à celui qui sabaisse à traduire sa douleur ! Honte à celui qui, se servant de sa mère, écrit un livre, ou se servant du langage, croit pouvoir parler de sa mère ! Les mots sont des instruments qui renvoient au réel, mais en le dédoublant, en trompant celui qui les utilise. Par convention tacite, le son dun mot désigne un référent, une idée, mais pas la réalité. Ce que Borel attendrait de lécriture, cest un certain cratylisme : que les mots désignent si intimement la réalité quils sy collent et quelle y réponde. Mais le mot nuit nobscurcit rien, et le mot femme nembrasse pas. Le mot dagonie ne signifie presque rien, ou du moins ne signifie pas la douleur et le drame quil devrait contenir. Ce que ne supporte pas lécrivain, cest que les mots soient interchangeables, ne dépendant de rien dautre que dune convention quon pourrait très bien changer quand bon nous semble. (En effet, il est très vrai quon puisse appeler une guêpe une pierre, à condition de prévenir les autres, comme le font les poètes.) Borel dénonce donc les mots, mais également leur utilisation exagérée, écueil auquel lui-même peut-être ne saurait échapper :
« Que les trois quarts de la littérature sont du domaine de linauthentique, au mieux de linsignifiant : tout, chaque jour davantage, men convainc, les uvres, les hommes. Et cest là aussi, peut-être, une des raisons de mon inconsolation. Comment ne soupçonnerais-je pas ma propre écriture ? »
Par une expérience personnelle, Borel passe donc au général et condamne un certain aspect de la littérature ; condamnation que nous connaissons, puisque Valéry ou Caillois la dirent précédemment, et qui est que le refus de lécriture passe encore par lécrit, et sabolit donc :
« Cet autre paradoxe de lécriture, que, la vanité même décrire, et au moment quelle est le plus atrocement ressentie, il lui faille encore la dire.
"Que vous servira davoir tant écrit dans ce livre, den avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ?"
Ou est-il vrai que lécrivain le plus vrai soit un comédien encore, Pascal lui-même, dire la rature, la tracer lui-même sil le pouvait, et que tout soit encore lisible par-dessous ? »
Le questionnement que Borel subit rebondit donc sur les autres auteurs, mais reviendra toujours sur lui : cest en se comparant aux autres quil safflige lui-même, en constatant quil les équivaut, que finalement, il utilise lécriture dune manière aussi malsaine queux : « Létrange, dans lécriture, et, oui, le suspect, cest que, même lorsquon écrit son angoisse la plus déchirante, on lécrit cependant dans lexaltation. Ainsi des pages les plus sombres du Retour, lété dernier. »
Lécriture est donc rendue à un niveau inférieur et tout, même ce qui fut écrit précédemment, LAdoration, Le Retour, est remis en question. Il y a chez Borel un inquisiteur qui ne cherche pas, comme chez Valéry, à défaire les uvres des autres, à chercher par où Pascal et Stendhal pèchent. Borel représente la Terreur rapportée à elle-même, et en effet il ne doit guère aller bien loin pour trouver son ennemi et sa victime. Héautontimorouménos moderne, lécrivain sattaque à celui quil fut, et à ce quil aime le plus, car cet amour de lécriture lui est insupportable, et pourrait prendre plus de place que celui quil devrait rendre à sa mère. Il entretient avec lécriture une relation fluctuante, « Autant appeler les choses par leur nom. Mes rapports avec lécriture sont bien, dévidence, des rapports "névrotiques"[
] La même tension, entravée/passionnée, avec elle quavec les êtres. », et élargit ses questionnements à toute la littérature. Il commence à regarder trop lucidement les uvres des autres : « Cest le style même, dans le Journal de Gide, qui est suspect », « Un mythe, cela même peut-être qui, en nous, sen prend aux mythes. Cette écriture, chez Artaud, chez Bataille, qui sen prend à lécriture même, offerte aux coups de linsoutenable assaut et croyant, le peut-elle, ne désirer que lui, ne savancer, toujours plus vulnérable, plus cruellement flagellée, que vers lui. », mais cela signifie bien sûr que cest son propre style, dans son propre journal, qui doit être mis en doute. Et si tout cela nétait que spectacle, désir de jouer une scène, désir trop littéraire et ridicule, honteux, dêtre lu ?
« Mon insurrection, je nen sortirai donc jamais, de ladolescence, quand P.S. tentait de me convaincre quil ny avait pas décriture qui ne fut comédie. Et, non, écrire nest jamais un acte innocent. Ecrire, cest cela peut-être qui consacre la rupture avec linnocence, la séparation définitive : on ne la retrouvera jamais plus. Le mal commence avec le besoin de tenir la plume. Dire : "Jai mal", cest, peut-être, déjà tricher. »
Dès lors, si dire déforme la réalité, si lhomme le plus honnête ne résiste pas à lappel de lécriture, « De lentregent, de la vanité, peut-être saint Jean de la Croix, sainte Thérèse dAvila eux-mêmes nen ont-ils pas été exempts, puisque enfin, eux aussi, ils ont écrit. », dune écriture qui le contraint à mentir, ou du moins qui le pousse, bien quil en soit horrifié, à se servir de ses sentiments, de la vision de sa mère comme des matériaux premiers de son livre, ne vaut-il pas mieux se taire ? « Toutes les gloses sont vaines. Rimbaud la su, il la dit, il ny a pas dautres raisons à son silence. » Le mythe de Rimbaud apparaît, comme chez Leiris, chez Le Clézio, comme un modèle identificatoire, une dernière issue, où lauteur puise un savoir quil na plus, quil a remis en question depuis Ligenère. Que Rimbaud ait fait le bon choix, cela dailleurs se confirmera très rapidement dans le journal : « L adieu de Rimbaud. Toutes les raisons, il me semble, en sont lisibles dans Alchimie du Verbe : un démontage, lun après lautre, de tous les "artifices" mis en uvre. » Mais limitation de Rimbaud semblerait vaine, et paraîtrait davantage un échec, une rémission, quun succès gagné sur le langage. Se taire naccompagnerait pas la mère dans son dernier voyage, et laisserait inachevée luvre autobiographique. Le silence, au XXè siècle, na peut-être plus rien à exprimer, et il faut donc pour Borel trouver une tierce voie dans lécriture, entre le taire et le dire.
Pour rejoindre sa mère dans sa souffrance, et lexprimer en la vivant, il va donc falloir pour Borel continuer le témoignage autobiographique tout en rendant impossible la création de luvre, et peut-être même faudra-t-il détruire lécrivain qui est en Borel ; rendre à la mère le dernier hommage, en sempêchant de construire, et donc de profiter de son malheur. Cette entreprise de linexploitable est rendue possible par la forme même du journal, écrit déconsidéré : le journal nest pas une uvre, il nest pas construit mais soumis au défilement des jours. Il nest pas même un texte, mais réminiscence de la journée, concrétion de menus événements. Peut-être est-il fait pour nêtre jamais lu que par celui qui le rédige. Bien loin des phrases construites de LAdoration ou du Retour, ou de la déconstruction grammaticale qui sera quelques années plus tard opérée dans LAveu Différé, La Dépossession va donc être le terrain de phrases abruptes, la mise à mort de la littérature et du littérateur que pense être Borel : « Un écrivain, dit Proust, perdu sil tient un journal. Eh bien, nhésite plus : quest-ce que tu attends ? Perds-toi ! Perds-toi ! Dis merde à l"uvre" ! » Le désuvrement permet à lécriture de recouvrer ses droits, et le journal, en créant sans créer, apparaît comme la solution transitoire et double qui sauve la mère et perd le fils :
« Le suicide dans lécriture, en admettant que ça veuille dire quelque chose, ce peut être, à la rigueur, ceci : ce journal précisément, ces bribes, ces scories ; ce nest pas la première fois quil te lancine ainsi, ce refus dorganiser, délaborer, tu te dis, quand le soupçon redouble : dutiliser. »
Lenfermement de la mère, dans ce premier cercueil quest Ligenère, doit conduire également à la mort de lécriture, car la vie est rompue par cette séquestration, et si lécriture doit relater la vie, elle doit la mimer dans ses pires instants. Le journal constitue donc un parallèle, une imitation et une sympathie, au sens fort du terme, entre Borel et sa mère. Il sagit de descendre aussi bas quelle, de reproduire le plus fidèlement possible ce quelle vit, en rabaissant lécriture, le style et les mots. Il faut que le journal réponde aux lettres maternelles où les mêmes formules toujours apparaissent, où le ressassement jamais na de fin, où laphasie apparaît finalement :
« Beaucoup de mots, dans cette lettre si brève quelques lignes- ne sont pas achevés, ou ma mère, a-t-elle écrit dans une telle émotion, a sauté des syllabes, et je dois rétablir branle-bas, quelle écrit bran-bas, difficulté, quelle a, dans la phrase qui revient si souvent : " Tu sais, jai beaucoup de difficulté pour écrire », écrit : diffuté, le mot cur même, à la fin, dans "Je tembrasse de tout mon cur", qui na que les trois dernières lettres : eur. »
A cette débandade des mots, le journal va répondre, par une aphasie de la forme : il va sagir de sunir à la souffrance maternelle, dutiliser un même langage, qui les unit en excluant les autres. Lécrivain doit se séparer de ce quil sait écrire- pour retrouver un langage secret et défait qui le lie à sa mère :
« Comment supporter de lavoir encore, la parole, quand elle nest plus en elle que ce balbutiement erratique ? Ecrire à sa place, écrire pour elle, un temps, tu te les dit. Et ces signes, aujourdhui, que tu traces, tu le sais, ne lui rendront pas la parole. Cétait elle, il te semblait, qui parlait en toi, qui te justifiait de parler, et va-t-il te lâcher aussi, ce dernier ressort de lamour, cette pauvre ruse peut-être ? Tu relis ces lignes, ce mortel trébuchement, et tu te dis que tu nas plus droit toi-même quà une parole, comme la sienne, de plus en plus mutilée, vacillante. Dont lamutilation soit le fondement même, et comme lessence. Lécho, avant lextinction, de son agonie. »
Le journal semble donc trouver à lintérieur de lui-même sa propre motivation, qui le relance : accompagner la mère dans la mort et la perte de la parole, quitte à mutiler le fils. Mais il faudrait, si cela était possible, parler de la mère sans créer une uvre. Toute lentreprise, vouée à léchec ?, consiste à laccompagner en seffaçant le plus possible, et surtout en naccomplissant aucune uvre littéraire. Par la barque quest ce journal, Borel mènerait sa mère par-delà lAchéron, mais, nocher impassible, et contraire à Charon, il refuserait la récompense du livre, lobole littéraire. Pour avoir quelque valeur, laccompagnement doit être fait gratuitement, sans profit ni création : gageure que Borel tente de tenir en retardant lécriture du journal par un autre journal qui relate cette écriture impossible.
* Mais quest-ce donc qui sest écrit alors, et que nous lisons ? Cette question, linquisiteur qui vit en Borel la posera très souvent, et cette curiosité même va apparaître comme un moyen faux, truqué, décrire le livre : cest encore et toujours un truc décrivain. « Le désir de se traquer pour ainsi dire soi-même, la crainte dêtre dupe ou de mauvaise foi entraînent souvent aussi au-delà de soi-même.[
] Ce mouvement-là, penses-y, il est en toi, tu ly as surpris déjà et cest de lui quil te faut, aussi, te défendre. » Cest le journal qui sécrit, soit, et il sécrit parce quil nest pas une uvre. Mais de cela peut-on vraiment en être assuré ? Quest-ce qui prouve que ce monstre que Borel voit en lui celui qui attend des événements tragiques pour en écrire un livre -, quest-ce qui prouve que ce monstre ne la pas bluffé en créant ce journal, qui, sil nest quun ersatz du livre quil nécrira pas, est encore un livre, sera peut-être publié, participera à luvre de Borel ? Et quest-ce qui prouve que Borel lui-même refuse cette idée ? Par la notion dinconscient, tout est permis. Le monstre qui habite en lui leffraie peut-être moins que la simple pensée de ne ly plus voir :
« Allons, fais-le, cet autre aveu, cette autre preuve que tu mens, que tu ruses, que tu nen auras jamais fini : le misérable amour-propre, ce nen a pas été assez de Ligenère pour le liquider, quy faut-il donc, et ce journal-même, ça tembêterait, dis-le, de navoir écrit là quun journal clinique, quun document. Quoi que tu dises, quoi que tu fasses, tu y tiens, tu y tiens toujours, à la littérature, tu le vois bien. A la vanité. »
Limpasse est au bout du journal, et peut-être na t-on pas bien compris quaucune dialectique ny pourra remédier. Lhésitation prolongée, due aux soupçons irrévocables, et que chaque contestation ne ferait quaccentuer, a tué toute certitude, sauf celle quil ny a pas décrits qui sécartent délibérément de la littérature : tous les efforts poursuivis précédemment naffaiblissent pas la littérature, mais lui servent. Borel comprend cela et sen accuse encore : « Allons, même quand elle devient sa propre négation, et cela même, quest-ce que ça veut dire, peut-elle être jamais elle-même ladieu, lécriture, lensevelissement ? » Le questionnement tourne en vain, aboutit à laporie, au doute du doute même. Le questionnement qui sécrit nest plus questionnement, mais devient un livre. Finalement, Borel tente tout pour être pris en faute, et ce journal constitue page après page un flagrant délit. Il refusait décrire sur sa mère : « Comment tolérer, ce serait me servir delle encore, de son malheur, que limage de ma mère aliénée puisse être mon intercesseur, ce guide aveugle et chancelant. », il lécrivait donc dans ce journal, mais comprend, dans le journal encore, quil a le beau rôle, celui de lécrivain qui se sert de son malheur et le sublime, celui qui fait croire au lecteur quil ne peut plus écrire, et qui lécrit encore.
Que lui faut-il donc faire pour sabaisser réellement, si reconnaître ses torts, exagérer ses fautes, lui permet encore de sen sortir, dêtre sauvé ? Reste pour lui à sabaisser encore plus, non en se questionnant sur une improbable ruse, celle décrire sans en avoir lair, mais au contraire en avouant tout. Borel plaide coupable. Quil voulait en lui-même faire une uvre ? Il en obtient la preuve aisément, en recopiant son journal :
« Et maintenant, tu mens, tu mens encore. Tu mens en revenant sur ce journal, en le dactylographiant. Ce nest pas une "oeuvre", cest vrai ; pourtant tu nen fais pas moins acte décrivain. Car si tu nas en effet, pour certaines pages, quà recopier, ailleurs tu retranches, tu ajoutes, tu corriges. Certains passages, griffonnés, échevelés, il y a quelque chose en toi qui ne peut les accepter tels quels [
] »
« Dès que tu as pensé à dactylographier ce journal, pas moyen déchapper, de te duper, cest que tu pensais à le publier un jour. Et cest vrai que nul nécrit que pour soi, cela aussi tu le sais, même si tu as tenté parfois de te le cacher. Avoue quelle a bon dos, la contradiction de lécriture. Tu tes jugé toi-même. Rien à faire : tu es jugé. »
Assurément, il ny a pire procureur que Borel, plus que sévère envers lui-même. Etre de doutes, et dont la seule certitude réside dans lidée quil se trompe peut-être, ce peut-être qui couvre un infini, englobe les deux côtés, celui de lécrivain et celui du fils, il découvre en chaque soupçon, comme dans ces poupées russes, un autre soupçon, mieux caché. Et si cette peur dutiliser sa mère, doù naît le soupçon de fils indigne, doù naît la volonté de faire un journal, doù naît le soupçon de profiter habilement de Ligenère, doù naît la seconde accusation de fils ingrat, et si tout cela, si tous ces soupçons nétaient quégoïstes, liés, non à la mère, mais à limage de soi ? Si même laveu des fautes était insincère ?
« La contradiction, labus de confiance peut-être, ne peuvent être résolus que par la destruction de lécriture ou si je suis, par et dans cette écriture elle-même, devenue comme la profonde incarnation de Ligenère, obéissant à son injonction, détruit moi-même. Un sens ? Mais dans labolition, alors, de tout sens.
Ou lobsession de la perte est-elle, déguisée, inversée, celle du salut encore ? »
Le fils récrivant le journal, pour se protéger dune écriture peut-être trop brute, saccuse encore. Laveu de la ruse est un double atout : il permet de sexcuser, de montrer quon a vu, quon nétait pas dupe de soi, et donc humilie encore ; mais il permet également daffirmer à chacun quon a récrit le journal, quon na pas restitué les pages originales, et lon est ainsi doublement coupable : de la faute et de laveu.
Si lon continue dans la destruction de soi que simpose Borel, pour, mieux que par le journal, rejoindre sa mère, il faut commenter la mort de son ultime illusion : sa vocation décrivain, car de cela aussi il parviendra à douter. Lidée est simple : Borel refuse de se servir de sa mère ; mais Hugo sest servi de sa fille : il était un écrivain, lui. Donc Borel, qui sindigne dutiliser sa souffrance, ne peut pas se considérer comme un écrivain, ne croyant pas aux vertus apaisantes de lécriture. Eloigné du rôle de fils, celui décrivain lui est également enlevé :
« Ce qui, en tout cas, te manque, te manquera toujours, mais cela, tu las toujours su, non ? cest la grande naïveté triomphante des "créateurs". Ils ne se traquent pas, ceux-là, ils ne se soupçonnent pas : avoue, allons, un pas de plus, que tu les envies. »
« Le bonheur, ni la plénitude, ne peuvent te venir de lécriture. Ou cest peut-être que tu nétais pas fait, pas vraiment, pour être un écrivain, pas plus que tu nétais ce poète pour lequel si longtemps tu tes tenu, sans autre preuve, sans autre signe que ton enfantine croyance. »
Lécriture du journal sopère donc sur un mode dubitatif, comme ce fut le cas pour La Règle du Jeu. Ici rien nest assuré, il ny a plus de fondations, et même lécriture seffrite. Il sagit, pour Borel comme pour Leiris, non de chercher une quelconque preuve de leur vocation, mais bien de montrer que leur uvre nest bâtie sur rien, et que donc, elle ne vaut guère. Labaissement de Borel est entier et violent, mais bien plus quon ne le croit, car il nuit aussi gravement à la mère quau fils : pour que le journal puisse accompagner la patiente de Ligenère, il fallait que son fils soit un écrivain, afin quil délaisse ses pouvoirs et se rabaisse volontairement. Mais si Borel nest pas même un écrivain, si lécriture ne lui a jamais appartenu, comment pourrait-il donc la sacrifier à sa mère ? Limmolation ne lui coûte rien, nest quun leurre, un dernier truc dimposteur. La question de la vocation, et sa réponse négative, servent à enfoncer doublement Borel. Ecrivain, il ne songerait quà se servir de sa mère ; non-écrivain, il na plus rien à lui offrir. Quoiquil choisisse, et voilà pourquoi il ne peut choisir, il ne possède plus rien. Par Ligenère, Borel est dépossédé à la fois de sa mère et de lécriture, lune sopposant à lautre : « En même temps, comment ne la maudirais-je pas, lécriture ? Par elle, cette fois, à demi arraché à ma mère, par ma mère arraché à lécriture, et comme écartelé entre deux angoisses, entre deux remords. »
* Que reste-il à Borel ? Lécriture du journal, loin dapaiser lécrivain, loin de lui permettre de rejoindre sa mère, léloigne delle et de lui. Seule demeure langoisse, indéfinissable et diffuse, quil faut encore avouer par lécriture, qui ne peut être rejointe que par lécriture. « Tout ce temps où langoisse (paresse, marasme) nétait quun alibi pour téviter, précisément, ce corps à corps, ce face à face avec langoisse : il ne peut avoir lieu que là, dans lécriture, à même lécriture. Tu connais ses ruses, désormais : tu nauras plus d " excuses". » Langoisse hors de lécriture est une fausse angoisse, une angoisse qui masque lautre. Heureux ceux qui se laissent prendre à lillusion. Quant aux autres, ils se doivent dentrer dans lécriture pour nen jamais ressortir quamoindris, quaffaiblis davoir vu langoisse au plus près de leur visage. On comprendra mieux cette idée à travers un article de Maurice Blanchot, « De langoisse au langage ». Tout écrivain est terrifié par quelque chose quil ignore, mais cette ignorance lui est féconde, et il se doit de lexprimer, afin de se retrouver devant cette chose inconnue. Cela lui coûte plus quon ne limagine :
« Ce phénomène est singulier. Lécrivain est appelé par son angoisse à un réel sacrifice de lui-même. Il faut quil dépense, quil consume les forces qui le font écrivain. [
] Il est nécessaire quil soit détruit par un acte qui le mette réellement en jeu. Lexercice de son pouvoir le force à immoler ce pouvoir. Luvre quil fait signifie quil ny a pas duvre faite. »
On imagine bien comme le texte de Blanchot, dont nous ne citons quun extrait, pourrait commenter, et mieux que nous ne le faisons, lécriture de Borel et linvincibilité de son angoisse. Dailleurs, ce sont les autres et leurs actes qui font peur ; mais langoisse, nul ne la produit. On nangoisse pas quelquun, et cest plutôt langoisse qui angoisse, qui naît delle seule, tant quon peut dire que si un jour lécrivain la ressent, cest que toute sa vie il fut angoissé sans le savoir. Lécriture ne pallie pas ce mal, ne le pâlit guère, mais pourrait-on presque dire, lencourage et le nourrit :
« Un instant, cest bien de langoisse que tu te croyais délivré : tu ne létais pas ; cest un pas de plus vers elle au contraire que tu venais de faire et , cette apparente exultation, cétait en réalité ce rapprochement, ces obscures noces quelle traduisait. Tu ne te délivrais pas, toi, de langoisse, et lécriture nest pas, ne peut pas être le lieu à la fois de langoisse et sa délivrance. Elle nest pas un remède : ce serait trop simple, trop commode. »
Langoisse quon ne peut définir, et qui est le dernier châtiment de Borel, celui quil doit subir pour expier une faute secrète, celle davoir peut-être aimé lécriture plus que tout, ne pourra jamais être apaisée. Le livre sest écrit, mais a touché moins gravement la mère que son fils, coupable davoir écrit, et peut-être même davoir écrit vainement, alors quil nétait pas écrivain. Borel à ses propres assises ne peut que plaider coupable, sans toutefois avoir possédé, lui qui eut sa vie et ses souffrances, la mort de sa mère, qui est lindicible et le tragique, le but du livre ainsi que la cause de son inaccomplissement. Ce décès ne peut pas, de toute façon, conclure le livre, qui se terminerait alors sur la pire note, et trop littérairement. Le journal, qui nest pas une uvre, ou ne se veut pas ainsi, sera donc fini avant que sa douloureuse muse nen décide. La mort ne sera pas traduite, le combat naura pas lieu. Le fils sy refuse, comme dans ce tableau de Munch, La Mère morte, où lenfant au premier plan se bouche les oreilles et nous regarde fixement afin que nous taisions ce lit, derrière elle, où la mère agonise. Le livre natteint pas sa cible mouvante, mais il a parcouru le chemin qui len séparait plus de douze ans-, et La Dépossession sachève sans rejoindre ce point quelle ne cessait de désigner : «Mettre fin, devancer la hache : un inachevé, et qui se défait. Mettre fin, oui. Et si les zigzags continuent, les giclures dencre, là aussi, je me suis jugé. »
Jugé. Le terme revient souvent à la plume de Borel : « Curieux, ce besoin de se donner des juges. Ce besoin en nous dêtre jugés. Ecrit-on, publie-t-on pour autre chose ? » La punition, la peine incoercible et sévère, cest langoisse, qui na pas de nom, qui ne peut pas être dépassée, que rien ne justifie et qui par cela même est le pire des maux. Le livre pourtant sest écrit, il faut le remarquer. Nous en sommes les coupables lecteurs. Charon a eu son obole. A part cela, tout demeure, langoisse comme la honte. Ses peurs, ses doutes, lécrivain les emportera encore avec lui, dans la vie et dans lécriture, puisquil ny a rien à faire qui ne risque dêtre mal interprété par la suite, puisquil ny a rien à faire quà écrire, inconsolable, inconsolé ; à écrire dans cette forme nouvelle, trop lucide et fluctuante, jamais sereine, dans cette nouvelle forme qui se donne à lécrivain, sans rien vraiment lui apporter, puisque « Cest toujours au même point, indéchiffrable, quelles ramènent, la douleur, lécriture, que tout ramène. »
© Laurent Nunez
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