Ecrire,
c’est défendre la solitude dans laquelle on
se trouve ; c’est une action qui ne surgit que
d’un isolement effectif, mais d’un isolement
communicable, dans la mesure où, précisément,
à cause de l’éloignement de toutes les
choses concrètes le dévoilement de leurs
relations est rendu possible.
Mais
c’est une solitude qui nécessite d’être défendue,
ce qui veut dire qu’elle nécessite une
justification. L’écrivain défend sa solitude
en montrant ce qu’il trouve en elle et
uniquement en elle.
Mais
pourquoi écrire si la parole existe ? C’est
que l’immédiat, ce qui jaillit de notre
spontanéité, fait partie de ces choses dont
nous n’assumons pas intégralement la
responsabilité parce que cela ne jaillit pas de
la totalité de nous-même ; c’est une réaction
toujours urgente, pressante. Nous parlons parce
que quelque chose nous presse et que la pression
vient du dehors, d’un piège où les
circonstances prétendent nous pousser ; et
la parole nous en libère. Par la parole nous
nous rendons libres, libres à l’égard du
moment, de la circonstance assiégeante et immédiate.
Mais la parole ne nous recueille pas, pas plus
qu’elle ne nous crée ; au contraire, un
usage excessif de la parole produit toujours une
désagrégation ; grâce à la parole nous
remportons une victoire sur le moment mais bientôt
nous sommes à notre tour vaincus par lui, par
la succession de ceux qui vont soutenir notre
attaque sans nous laisser la possibilité de répondre.
C’est une victoire continuelle qui, à la fin,
se transforme pour nous en déroute.
Et
c’est de cette déroute, déroute intime,
humaine - non pas d’un homme en particulier
mais de l’être humain, que naît l’exigence
d’écrire. On écrit pour regagner du terrain
sur la déroute continuelle d’avoir longuement
parlé.
La
victoire ne peut se
remporter que sur le lieu de la déroute,
dans les mots eux-mêmes. Ces mêmes mots
auront, dans l’écriture, une fonction différente;
ils ne seront pas au service du moment
oppresseur ; ils ne serviront pas à nous
justifier devant l’attaque du momentané,
mais, partant du centre de notre être, en
reconnaissance, ils iront nous défendre devant
la totalité des instants, devant la totalité
des circonstances, devant la vie entière.
Il y
a dans l’écriture le fait de retenir les
mots, comme dans la parole il y a celui de les lâcher,
de se détacher d’eux, qui peut être le fait
de les laisser se détacher de nous. Au moment
de l’écriture, les mots sont retenus,
appropriés, assujettis au rythme, marqués au
sceau de la domination humaine de celui qui
ainsi les manie. Et cela, indépendamment du
fait que celui qui écrit se préoccupe des
mots, qu’il les choisit et les place
consciemment dans un ordre rationnel connu. En
dehors de ces préoccupations, il suffit d’être
celui qui écrit, d’écrire
à cause de cette intime nécessité de
se délivrer des mots, de l’emporter
totalement sur la déroute subie, pour que cette
rétention des mots ait lieu. Cette volonté de
rétention se rencontre dès le début, à la
racine même de l’acte d’écrire et
constamment elle l’accompagne. Les mots alors
entrent, précis, dans le processus d’une réconciliation
de l’homme qui les lâche en les retenant, de
celui qui les prononce avec une générosité
pleine de mesure.
Toute
victoire humaine doit être une réconciliation,
les retrouvailles d’une amitié perdue, une réaffirmation
après un désastre où l’homme a été la
victime ; victoire dans laquelle il ne pourrait
y avoir humiliation de l’adversaire, parce
qu’elle ne serait alors pas une victoire ;
c’est-à-dire une manifestation de la gloire
pour l’homme.
Et
c’est ainsi que l’écrivain cherche la
gloire, la gloire d’une réconciliation avec
les mots, anciens tyrans de sa faculté de
communiquer.
C’est la victoire d’un pouvoir de
communiquer. Parce que l’écrivain exerce non
seulement un droit requis par une tenaillante nécessité,
mais également un pouvoir, une puissance de
communication qui accroît son humanité, qui
porte l’humanité de l’homme jusqu’aux
frontières récemment découvertes, aux frontières
de l’humain, de l’être de l’homme et de
l’inhumain - celles où l’écrivain arrive
lorsqu’il est victorieux dans sa glorieuse
entreprise de réconciliation avec les mots si
souvent trompeurs. Sauver les mots de leur vanité,
de leur vacuité, en les durcissant, en les
forgeant durablement, c’est ce but que
poursuit, même sans le savoir, celui qui véritablement
écrit.
Parce
qu’il y a une manière d’écrire en parlant
- lorsqu’on écrit “ comme si on
parlait ” ; on doit se défier de ce “ comme
si ” puisque la raison d’être de
quelque chose doit être la raison d’être de
cette chose et seulement de celle-là. Et faire
une chose “ comme si ” elle était
une autre lui enlève et lui sape tout son sens,
et jette alors l’interdit sur sa nécessité.
Ecrire ce n’est ni plus ni moins que le
contraire de parler ; on parle dans l’urgence
d’une nécessité momentanée, et en parlant
nous nous constituons prisonniers de ce que nous
avons énoncé tandis que dans l’acte d’écrire
résident libération et permanence - la libération
ne se trouve que lorsque nous arrivons à
quelque chose de permanent.
Sauver
les mots de leur instantanéité, de leur être
transitoire et les conduire par notre réconciliation
vers le perdurable, c’est la tâche de celui
qui écrit.
Mais
les mots disent quelque chose. Qu’est ce que
l’écrivain désire dire et pourquoi désire-t-il
le dire ? Pourquoi et pour qui ?
Il désire
dire le secret ; ce qui ne peut se dire à haute
voix à cause de la trop grande charge de vérité
qu’il renferme ; les grandes vérités n’ont
pas l’habitude de se dire
en parlant. La vérité de ce qui se
passe dans le sein secret du temps, c’est le
silence des vies, et il ne peut se dire. “ Il
y a des choses qui ne peuvent se dire ”,
cela est certain. Mais ce qui ne peut se dire,
c’est ce qu’il
faut écrire.
Découvrir
le secret et le communiquer, ce sont les deux
stimulants qui meuvent l’écrivain.
Le
secret se révèle à l’écrivain pendant
qu’il l’écrit et non pas s’il le dit. La
parole ne profère de secrets que dans
l’extase, en dehors du temps, dans la poésie.
La poésie est le secret parlé, qui exige d’être
écrit pour se fixer mais non pas pour se
produire. C’est avec sa voix que le poète dit
le poème, le poète a toujours une voix, il
chante ou il pleure son secret. Le poète parle,
retient dans le dire, mesurant et créant dans
le dire avec sa voix les mots. Il se délivre
d’eux sans les faire taire, sans les réduire
au seul monde visible, sans les effacer du son.
Mais l’écrivain les grave, les fixe sans voix
désormais. Et c’est parce que sa solitude est
différente de celle du poète. C’est dans sa
solitude que le secret se découvre à l’écrivain,
non pas tout d’un coup, mais dans un devenir
progressif. Il découvre le secret dans les airs
et il lui faut fixer ses traits pour achever,
enfin, pour embrasser la totalité de sa
figure... Et ce, bien qu’il possède un schéma
préalable à la réalisation ultime. Le schéma
lui-même dit qu’il fallait le fixer dans une
figure ; le recueillir trait après trait.
Désir
de dévoiler, désir irrépressible de
communiquer le dévoilé ; double “ aiguillon”
qui poursuit un homme faisant de lui un écrivain.
Qu’est ce que cette double soif ? Quel être
incomplet est-il celui qui produit en lui-même
cette soif qui ne s’étanche qu’en écrivant
? Seulement en écrivant ? Non ;
seulement dans l’acte d’écrire puisque ce
que l’écrivain poursuit, est-ce l’écrit ou
bien quelque chose qui s’obtient grâce à
l’écrit?
L’écrivain
sort de sa solitude en communiquant le secret.
Donc ce n’est plus le secret lui-même, connu
de lui, qui le comble puisqu’il est nécessaire
de le communiquer.. Serait-ce alors cette
communication ? Si c’est elle, l’acte d’écrire
est seulement un moyen et l’écrit
l’instrument que l’on se forge. Mais ce qui
caractérise l’instrument, c’est qu’on le
forge en vue de quelque chose, et ce quelque
chose est ce qui lui confère sa noblesse et sa
splendeur. L’épée est noble parce qu’elle
a été faite pour le combat et sa noblesse
grandit si elle a été forgée avec raffinement
sans que cette beauté formelle ne retire rien
à sa vocation première : d’avoir été formée
pour le combat.
L’écrit
est également un instrument pour cette soif
inextinguible de communiquer, de “ publier ”
le secret trouvé et ce qu’il a de beauté
formelle ne peut lui ôter sa vocation première
: produire un effet, faire que quelqu’un
apprenne quelque chose.
Un
livre, tant qu’on ne le lit pas, est seulement
un être en puissance,
tout autant en puissance qu’une bombe
qui n’a pas explosé. Et chaque livre doit
avoir quelque chose d’une bombe, d’un événement
qui en se produisant menace et met en évidence,
bien que ce soit seulement par son tremblement,
la fausseté.
Comme
quelqu’un qui lance une bombe, l’écrivain
jette hors de soi, de son monde, et, par conséquent,
de son atmosphère contrôlable, le secret découvert.
Il ne sait pas l’effet qu’il va produire, ce
qui va résulter de sa révélation et il ne
peut pas non plus le dominer avec sa volonté.
Mais c’est un acte de foi, comme le fait de
poser une bombe ou de mettre le feu à une ville
; c’est
un acte de foi comme de lancer quelque chose
dont la trajectoire n’est pas pour nous maîtrisable.
Pur
acte de foi donc que l’écriture, et même
davantage, dans la mesure où le secret révélé
ne cesse pas d’être secret pour celui qui le
communique en l’écrivant. Le secret se montre
à l’écrivain, mais ce n’est pas pour
autant qu’il se rend explicable pour lui ;
autrement dit, il ne cesse de demeurer un secret
pour lui comme pour quiconque, et peut-être
pour lui seulement puisque le sort de celui qui
se heurte le premier à une vérité est de la
trouver pour la montrer aux autres et que ce
sont eux, ceux qui forment son public, qui en démêlent
le sens.
Acte
de foi, l’écriture, et comme dès qu’il
s’agit de foi, de fidélité. L’écriture
demande la fidélité plus que toute autre
chose. Etre fidèle à ce qui demande à sortir
du silence. Une mauvaise transcription, une
interférence des passions de l’écrivain détruiront
la fidélité due. Et c’est ainsi qu’existe
cet écrivain opaque qui interpose ses passions
entre la vérité transcrite et ceux à qui il
va la communiquer.
C’est que l’écrivain n’a pas à se
poser lui-même comme sujet bien que ce soit de
lui-même qu’il tire ce qu’il écrit.
Extraire quelque chose de soi-même est tout le
contraire de se poser soi-même comme sujet. Et
si le geste d’extraire de soi avec assurance
fait naître l’image juste parce qu’elle est
transparente à la vérité de l’écrit, poser
avec une inconscience vaine ses propres passions
devant la vérité, la ternit et l’obscurcit.
Fidélité
qui, pour être atteinte, exige une totale
purification des passions qui doivent être réduites
au silence afin de faire place à la vérité.
La vérité nécessite un grand vide, un grand
silence où elle puisse se loger, sans
qu’aucune autre présence ne se mêle à la
sienne, qui la défigurerait. Celui qui écrit,
pendant qu’il le fait, doit faire taire ses
passions et surtout sa vanité. La vanité est
un gonflement de quelque chose qui n’est pas
parvenu à être et se gonfle pour recouvrir son
intériorité vide. L’écrivain vaniteux dira
tout ce qu’il doit taire à cause de son défaut
d’envergure, tout ce qui, faute d’exister
vraiment, ne doit pas être manifeste et, pour
le dire, il fera taire ce qui doit être
manifesté, le fera taire ou le défigurera par
son entremise vaniteuse.
La
fidélité crée en celui qui la garde, la
solidité, l’intégrité de son être même.
La fidélité exclut la vanité qui consiste à
s’appuyer sur ce qui n’est pas, en ce
qu’elle est elle-même le vrai. Et la vérité
est ce qui ordonne les passions, sans leur
arracher leurs racines, les fait servir, les met
à leur place, la seule où elles peuvent
soutenir l’édifice de la personne morale qui
se forme avec elles, par l’œuvre de la fidélité
à l’égard de ce qui est véritable.
Ainsi
l’être de l’homme qui écrit se forme dans
cette fidélité avec laquelle il transcrit le
secret qu’il publie, étant le fidèle miroir
de sa figure, sans permettre à la vanité de
projeter son ombre, qui la défigure.
Parce
que si l’écrivain révèle le secret, ce
n’est pas par l’œuvre de sa volonté, ni
par son désir d’apparaître lui, tel qu’il
est (c’est-à-dire qu’il n’arrive pas à
être) devant le public. C’est
qu’il existe des secrets qui exigent
par eux-mêmes d’être révélés, publiés.
Ce
qui se publie l’est pour quelque chose, pour
que quelqu’un d’unique ou au contraire un
nombre élevé de personnes, parce qu’ils
l’ont su, vivent en le connaissant, pour
qu’ils vivent d’une autre façon après
l’avoir appris ; pour libérer quelqu’un de
la prison du mensonge ou du brouillard de
l’ennui qui est un mensonge vital. Mais on ne
peut peut-être pas parvenir à ce résultat
s’il est désiré pour lui-même, par
philanthropie. Seul libère celui qui, indépendamment
du fait qu’il le prétende ou non, a le
pouvoir de le faire, mais en revanche si l’on
n’a pas ce pouvoir, il ne sert à rien de le
prétendre. Il y a un amour impuissant qui
s’appelle philanthropie. “ Sans la
charité, la foi qui transporte les montagnes ne
sert à rien ” disait St Paul ; mais
aussi : “ La charité est l’amour de
Dieu ”.
Sans
la foi, la charité se réduit à un impuissant
désir de libérer nos semblables d’une prison
dont nous ne pressentons même pas la sortie, à
l’issue de laquelle nous ne croyons même pas.
Seul
donne la liberté celui qui est libre. “ La
vérité vous rendra libres ” . La vérité,
obtenue par le biais de la fidélité
purificatrice de l’homme qui écrit.
Il
est des secrets qui demandent à être publiés
et ce sont eux qui visitent l’écrivain,
profitant de sa solitude, de son isolement
effectif qui lui fait éprouver la soif. Un être
assoiffé et solitaire, c’est ce dont a besoin
le secret pour se poser sur lui, lui demandant,
puisqu’il lui donne progressivement sa présence,
qu’il le fixe par la parole en traits
permanents.
Solitaire
à l’égard de lui-même et des hommes mais
aussi des choses puisque ce n’est que dans la
solitude que s’éprouve la soif de vérité
que comble la vie humaine. Soif également de
rachat par une victoire sur les mots qui nous
ont échappé en nous trahissant. Soif de
vaincre par la parole les instants vides qui ont
fui, cet échec incessant de nous laisser aller
selon le temps.
Dans
cette solitude assoiffée, la vérité - même
occultée - apparaît, et c’est elle, elle-même
qui demande à être manifestée. Qui l’a vue
progressivement apparaître, ne la connaît pas
s’il ne l’a pas écrite, et il l’écrit
pour que les autres la connaissent. C’est
qu’en réalité, si elle se montre à lui, ce
n’est pas à lui en tant qu’individu déterminé
mais en tant qu’individu du même genre que
ceux qui doivent la connaître ; et elle se
montre à lui, profitant de sa solitude et de
son désir, du silence dans le vacarme de ses
passions. Mais
ce n’est pas à lui, à proprement parler,
qu’elle se montre puisque si l’écrivain
connaît selon qu’il écrit, et qu’il écrit
pour communiquer aux autres le secret découvert,
ce à quoi elle se montre en vérité c’est à
cette communication, cette communauté
spirituelle que forment l’écrivain et son
public.
Et
cette communication de l’occulte qui se fait
à tous grâce à l’écrivain, c’est la
gloire, la gloire qui est la manifestation de la
vérité cachée jusqu’à présent, qui
dilatera les instants en transfigurant les vies.
C’est la gloire que l’écrivain espère même
s’il ne le dit pas et qu’il atteint lorsque,
écoutant plein de foi dans sa solitude assoiffée,
il sait transcrire fidèlement le secret dévoilé.
Gloire dont il est le sujet récipiendaire après
ce martyr actif qui consiste à poursuivre,
capturer et retenir les mots pour les ajuster à
la vérité. Grâce à cette traque héroïque
la gloire rejaillit sur la personne de l’écrivain,
elle se reflète sur lui. Mais la gloire est, en
réalité, celle de tous ; elle se manifeste
dans la communauté spirituelle que forment l’écrivain
et son public et elle la traverse.
La
communauté de l’écrivain et de son public,
contrairement à ce que de prime abord l’on
croit, ne se forme pas après que le public a lu
l’œuvre publiée, mais avant, dans l’acte même
par lequel l’écrivain écrit son œuvre.
C’est alors, en rendant
le secret patent, que se crée cette
communauté de l’écrivain et de son public.
Le public existe avant que l’œuvre ait été
ou non lue, il existe depuis le commencement de
l’œuvre, il coexiste avec elle et avec l’écrivain
en tant que tel. Et seules parviennent à avoir
un public dans la réalité les œuvres qui
l’avaient depuis le début. Et ainsi l’écrivain
n’a pas à se poser la question de
l’existence de ce public puisqu’il existe
avec lui dès qu’il commence à écrire.
Et
cela c’est sa gloire qui toujours
arrive en répondant à celui qui ne l’a pas
cherchée ni désirée, bien qu’il la propose
et l’espère pour transmuer avec elle la
multiplicité du temps, consommé, perdu, grâce
à un seul instant - unique, compact et éternel.
Maria
ZAMBRANO
Hacia
un saber sobre el alma
© Alianza Editorial 2000
(traduction
Jean-Marc Sourdillon, revue par Jean-Maurice
Teurlay)
Les
éditions José Corti ont publié en 2003 Philosophie
et poésie de Maria Zambrano, essai datant
de 1939, dans une traduction de Jacques Ancet.
Jean-Marc
Sourdillon, écrivain et enseignant, s’attache
également à faire connaître l’œuvre de
cette importante philosophe espagnole.