Le théâtre obscur de Douve
Or est venu ce vent par
quoi mes comédies
Se sont élucidées en l’acte de mourir.
« Douve parle »
Lire Du mouvement et de l’immobilité
de Douve
est une épreuve. La question du sens des poèmes est posée avec une
certaine rudesse dès la première page de ce livre déroutant, voulu tel
par son auteur pourtant « épris de lucidité »… Il ne s’agit pas
en effet ici d’un jeu gratuit, non plus que d’un emploi insouciant de
l’écriture automatique par exemple, même si cet obscurcissement
délibéré puise à l’évidence dans une certaine expérience surréaliste
qui fut celle du jeune Yves Bonnefoy… En dépit de la résistance du
texte, une juste lecture est-elle possible, et qui s’avèrerait
intellectuellement satisfaisante, à même de comprendre et d’interpréter
les détails ? Ou faut-il s’enfoncer dans ces poèmes comme dans la nuit,
ainsi que semblait le souhaiter Jean-Pierre Richard ?
« La meilleure façon de les lire, me semble-t-il, serait de s’enfoncer
aveuglément dans leur ressassement et dans leur nuit, de laisser
résonner en soi leur note sourde, d’ouvrir son regard à leur matité.
Mais il faudrait aussi les traverser comme des épiphanies, tentant
d’apercevoir comment quelque chose en chacun d’eux se dérobe et
s’indique (s’indique par le mouvement même qui veut le dérober), quel
est ce quelque chose, à travers quoi il cherche à se manifester ou à
s’enfuir, dans quelles formes, quels lieux, quelles matières, bref il
faudrait décrire, si ces mots possèdent quelque sens, les catégories
sensibles de la présence chez Yves Bonnefoy . »
Toute lecture de Douve conduit à interroger cette difficulté : pourquoi
tant d’obscurité ? A quoi correspond-elle ? Est-elle en tous
points délibérée ? Plusieurs éléments de réponse semblent pouvoir être
apportés à ces questions.
Défini par Bonnefoy lui-même comme son « premier livre » en dépit
des quelques plaquettes qui l’ont précédé, Du mouvement et de
l’immobilité de Douve est un texte à la fois fondateur et charnière,
qui introduit l’œuvre et où s’affirme une voix poétique nouvelle, mais
qui reste une oeuvre de jeunesse . Une poétique s’y met en place, qui
n’est pas encore stabilisée, et qui surtout paraît se découvrir et
s’établir à l’intérieur même du livre. Peut-être est-ce là même l’un
des principaux intérêts de Douve : d’une partie à l’autre, le style et
le ton changent ; Yves Bonnefoy simplifie progressivement son écriture
et découvre son propre classicisme ; un poème comme « Aux arbres » en
porte témoignage. A l’inverse, la première partie du volume, « Théâtre
», constitue son moment le plus obscur et le plus dramatique : on y
voit l’écriture s’extraire de la scène surréaliste et s’engager dans un
processus nouveau dont la « vérité de parole » est déjà l’enjeu. Ainsi
pourrait-on dire de cette première partie qu’elle est à Douve ce que
Répétitions fut à Capitale de la douleur de Paul Éluard : une
espèce d’antichambre où se formule et se liquide un legs : pour Éluard,
en 1922, ce fut celui du dadaïsme, pour Bonnefoy trente ans plus tard
c’est celui du surréalisme.
Il y a donc dans ce livre une forme d’obscurité que l’on peut dire
surréaliste, fondée sur la prééminence du visuel (que manifeste
la récurrence insistante du verbe « voir » tout au long de la première
partie), encore tributaire d’un excès de métaphores provocantes («
stupeur des robes », « cri des rocs », « tête quadrillée », « tambours
exultants de tes gestes », « jour de tes seins »… pour ne citer que
quelques exemples issus d’un même poème, « Théâtre III »). Il en est
une autre que je qualifierais volontiers de « contre-surréaliste »,
issue du désir de mettre à mal l’empire de l’image, voire de retourner
cet imaginaire surréaliste débridé contre lui-même en procédant par
ellipses, coagulations ou retournements critiques qui mettent la vision
en défaut et prennent acte de l’impuissance de la parole poétique à
dire la mort. L’exemple le plus frappant de ce retournement se trouve
dans le treizième poème de « Théâtre », lorsque Bonnefoy écrit :
« La mer intérieure éclairée d’aigles tournants,
Ceci est une image.
Je te détiens froide à une profondeur où les images ne tiennent plus ».
En ces trois vers, successivement, il fabrique et pose une image
typiquement surréaliste, la dénonce comme telle, et prend acte de
l’échec de la parole poétique.
Ainsi ce qui est « donné à vivre » se substitue à ce qui fut « donné à
voir ». Et « donner à vivre » est précisément ce que Bonnefoy
réclame à la poésie dans un texte de 1947 où il semble chercher
pour le surréalisme un nouveau souffle et de nouvelles raisons d’être.
« Nous savons bien maintenant qu’il n’a pas suffi de quelques voyants
pour que change notre vie », écrit-il alors, en ajoutant : « je
voudrais que la poésie retrouvée me soit utile . » Le désir le plus
fort est alors d’attacher du plus près le poème à la réalité de
l’existence et du vivant. Ainsi le voir, peu à peu, va-t-il céder la
place à la voix, le visible à l’audible, comme la solitude du rêve à
l’échange. Et c’est curieusement en faisant une place à la musique,
dont on sait que les surréalistes l’avaient largement dédaignée,
que Bonnefoy travaille dans la première partie de Douve à remailler une
parole lyrique dont la force et l’unité ne sont plus à rechercher dans
l’image. Cette musique, c’est aussi bien l’insistant travail des
allitérations, assonances et paronomases qui la donne à entendre
que la présence effective et récurrente du motif musical dans les
poèmes VIII, X et XII de « Théâtre ». Encore cette musique est-elle
dite « saugrenue » ou « affreuse » : c’est la grinçante bande son de la
mort prenant possession du cadavre de Douve que dévore « une joie
stridente d’insectes » et dont l’horreur fait songer à la « Charogne »
de Baudelaire… Mais c’est précisément au plus près de ce ravage et de
cet effroi que les vieilles images se calcinent et qu’une poétique
nouvelle s’invente. C’est ainsi que sur les décombres de ce que je
serais tenté de désigner comme une théâtralité surréaliste va s’élever
une parole poétique nouvelle où pour une part l’unité est musicalement
reconquise.
Yves Bonnefoy ne manque pas de rattacher chaque fois qu’il le peut le
renouvellement à la perte, au désarroi, à la défaillance. Volontiers,
il rappelle l’importance qu’a prise pour lui la découverte en 1945 de
la phrase de Kafka « il reste à faire le négatif, le positif nous est
déjà donné ». Et « faire le négatif », cela veut dire « dénier le
déni des mots », rapprocher la parole de ce qu’elle oublie : notre
simple présence au monde… Comment faire en sorte que les mots ne
masquent pas la mort et ne viennent pas apaiser « d’un douteux savoir
l’inquiétude originelle », telle est la question que le poète se
pose à l’époque où il écrit Douve. L’obscurité poétique tient de cette
ordalie qu’elle met en scène : elle constitue une épreuve qui doit
permettre de rendre justice à la poésie et de l’innocenter de ses
travers que Bonnefoy volontiers désigne comme la « mauvaise présence ».
A cet effet, au plan de l’imaginaire comme en celui des formes du
poème, il constitue un espace complexe où le principe d’identité se
voit battu en brèche : pour tenter une nouvelle ouverture « dans
l’épaisseur du monde », il invente une figure, « Douve », non
identifiable, noue étroitement vie et mort l’une à l’autre, marie le
poème au « théâtre » et au récit, attache à l’image son déni, mélange
prose et vers, régularité et irrégularité, construction et destruction,
et se garde bien d’imposer. Ainsi qu’il l’écrira plus tard, « dans
l’espérance de la présence, on ne « signifie » pas, on laisse une
lumière se désenchevêtrer des significations qui l’occultent . »
Ainsi Bonnefoy constitue-t-il un espace poétique à la fois rigoureux et
flottant entre vers et verset, où se dessine comme le profil d’un «
récit en rêve ». Le lecteur suit des états, des « gestes », des
positions, des « situations » successives de Douve. Cette
création-créature à l’identité aussi incertaine que surabondante est
poursuivie dans son mouvement puis dans son immobilité, depuis sa
course initiale, à l’ouverture du livre, jusqu’à sa silhouette froide
de gisante. Et c’est dans ce passage qui conduit à traverser la mort
pour atteindre la présence (« Il te faudra franchir la mort pour que tu
vives ») que réside la clef de la double identité de Douve, à la fois
être humain et lieu, puisque la créature absorbée par la terre devient
nature, retourne à la terre et pousse vers la lumière comme un arbre
enraciné dans le noir… Ce trajet à la fois symbolique, initiatique, et
peu ou prou narratif est édifiant en ce qu’il porte une certaine
entente de la poésie.
***
Lecture de « Théâtre »
L’obscurité de Douve étant particulièrement éprouvante dans la première
partie du livre, « Théâtre », je m’attacherai à parcourir ce texte afin
d’en suivre les principales « péripéties » (que s’y passe-t-il, au
juste ?) et d’en éclairer au passage quelques aspects .
Le titre même de cette première partie déplace la poésie hors de son
habituel territoire et vient inscrire implicitement en surplomb du
texte trois notions-clefs : celles de représentation, de cérémonie et
de décor, si réduit que soit celui-ci à un élément simple : les «
terrasses ». Là va se dérouler l’épreuve et s’accomplir le sacrifice.
Ainsi que l’observe Michèle Finck, c’est à « l’œuvre du peintre qui a
le plus intériorisé le souci du théâtre, De Chirico » que donne à
penser ce décor qui installe un espace à la fois architectural et
mental « à la confluence du concret et de l’abstrait ». Ici nul paysage
pittoresque, mais des éléments épars, disjoints, rudimentaires,
suffisants pour prêter une valeur spirituelle à la scène
élémentaire « d’une action qui commence » : une terrasse, des
vitres ; plus loin, ce seront des dalles, du sable, de la pierre…
A l’ouverture du livre, ces éléments restent rares, laissant encore
toute la place à la figure énigmatique de Douve dont le corps est en
mouvement, alors que son nom même tarde à être prononcé (il est comme
tenu en réserve, préparant son entrée en scène, dans les trois premiers
poèmes). Douve n’est alors pas tant une héroïne qui évolue sur une
scène artificielle que cette scène même en cours de constitution : son
propre corps mortel, engagé dans un processus sacrificiel dont le texte
est le lieu. L’entrée et l’inscription de Douve dans la mort vont
constituer à peu de chose près l’unique action du texte. Cela prend à
contrepied la fondamentale bienséance du théâtre telle que les
classiques nous l’ont fait connaître : il s’agit ici d’une présentation
spectaculaire de la mort, c’est-à-dire de ce que la scène, d’ordinaire
ne veut et ne peut montrer. Voici donc que ce lieu du faux qu’est le
théâtre, où évoluent de fausses créatures déguisées portant de faux
noms devient ici une scène poétique (une scène constituée de mots)
ouvrant un accès au « vrai corps », au « vrai nom », au « vrai lieu »,
autant dire à ce que Bonnefoy nomme ailleurs une « volonté d’être
» qui constitue l’enjeu majeur de l’art dramatique: mettre en scène des
forces de mort et des forces de vie aux prises les unes avec les
autres, éclairer des passions proscrites, montrer dans sa brutale
vérité la condition humaine…
Pour reprendre les mots de Bonnefoy lui-même dans sa conférence de 1959
sur « L’acte et le lieu de la poésie », « la cérémonie de l’obscur est
la fatalité de toute œuvre », et c’est à une telle cérémonie que
nous sommes conviés. A l’instar des héroïnes tragiques, Douve «
n’apparaît que pour disparaître », à ceci près que l’enjeu du
poème n’est pas de la sacrifier pour la purifier, mais tout au
contraire d’ouvrir à travers elle un accès à une autre simplicité, une
autre vérité, celle de la présence : « ouverture tentée dans
l’épaisseur du monde », ainsi que le formule le dernier vers de cette
section.
Au moment d’entrer dans ce « Théâtre », il convient encore d’observer
qu’un singulier dispositif d’écriture organise ces dix-neuf courts
poèmes : régulièrement y alternent des textes en vers non rimés
(hexasyllabes, octosyllabes et alexandrins, principalement) ou libres,
et des poèmes en versets de deux à cinq lignes. Cette régularité
est telle que chaque page de droite est en vers et chaque page de
gauche en versets, à de très rares nuances près. Cela produit un
rythme, voire une palpitation particulière, ou une écriture versifiée
plus elliptique, césurée et musicale, procédant par juxtapositions,
alterne avec une écriture plus liée, parfois plus narrative ou
descriptive. La disposition typographique conduit versets et vers à se
faire face quand le livre est ouvert, avec des effets de contraste
visuel parfois très marqués cependant qu’au plan sémantique ce sont les
effets de suite qui sont prépondérants (comme entre II et III, ou IV et
V…).
I : Le poème s’ouvre par un « je » qui s’adresse à un « tu » féminin à
qui il semble qu’il raconte l’histoire de sa destinée tragique. Ce « je
» est en position de témoin fasciné : il rapporte ce qu’il a vu sans
l’expliquer. En cinq vers, c’est le sort d’abord douloureux, puis d’une
troublante ambiguïté, d’une énigmatique figure féminine qui se voit
évoqué, successivement à l’imparfait dans la première strophe (« je te
voyais »), puis au passé composé dans la seconde (« Et je t’ai vue »).
Dans les trois premiers vers, cette figure qui surgit brusquement est
posée ; dans les deux vers suivants, elle est aussitôt dérobée,
foudroyée, mais comme révélée aussi bien dans une beauté nouvelle par
ce foudroiement qui vient tacher de sang « les vitres blanches » (la
page blanche ?).
De l’un à l’autre de ces deux ensembles, la parole poétique gagne en
amplitude (deux décasyllabes sont suivis d’un heptasyllabe dans la
première strophe, tandis que dans la seconde les vers s’allongent
jusqu’à 15 syllabes et tendent vers le verset). Dans le même temps, la
vision se fait plus étrange et plus irréelle, voire fantasmatique. Le
plausible cède la place au fantasmagorique. L’hyperbole « je t’ai vue
te rompre et jouir d’être morte » est de l’ordre de l’adynaton
(évocation impossible) : d’emblée les frontières entre le vivant et la
mort se voient franchies. Par ailleurs, les marques de poéticité
(annoncées, préparées par l’hypallage du troisième vers « Le froid
saignait sur tes lèvres ») se font plus nombreuses et un lyrisme sombre
se met en place… Indiscutablement, on observe une montée de la tension
dramatique qui propose dans ce premier poème comme en accéléré un
résumé du mouvement et de l’immobilisation de Douve : courir, lutter,
saigner, se rompre, jouir d’être morte… La figure est évoquée
dans sa course à la mort volontaire qui est aussi bien un sacre :
le troisième poème s’achèvera sur son « règne »…
II : Composé de quatre versets dont le dernier est écourté, le deuxième
poème vient livrer comme une explication embryonnaire de la course de
Douve : elle récuse la vie qui s’enchante d’elle-même (de sa propre
monotonie et de sa propre usure), au profit d’un rapport tenace à
l’inconnu, à son ignorance, à une condition solitaire, pauvre et
ingrate, mais où une relation au sens est préservée, métaphorisée
semble-t-il par la figure du soleil couchant dans un village de
montagne… C’est là le vœu que formulent les propos rapportés de
Douve qui anticipent sur la section « Douve parle » : ici pour la
première fois une place est faite à la parole de cette « créature »
singulière.
Et c’est par une série de glissements (variations, modulations) que le
texte vient souligner la proximité des antagonismes qui font à la fois
la substance et le cadre de la vie humaine : le phonème vi ricoche
d’une phrase à l’autre : « l’été vieillissant », « l’ivresse imparfaite
de vivre », « visage », « vitre », « village ». En se confiant pour
conclure au « vent », Douve prend le parti de cela même contre quoi
elle lutte, intégrant en elle le négatif pour devenir elle-même cette «
présence » où la vie et la mort s’étreignent mutuellement.
III. Ce vent ouvre, par une espèce d’enjambement de poème à poème (qui
souligne l’importance de l’ensemble au détriment du texte clos sur
lui-même), le troisième texte comme pour marquer la force de
l’hostilité même à laquelle Douve se lie. Une cérémonie commence où
elle recherche théâtralement la mort, parée et préparée pour un
sacrifice, sacrée donc et souveraine, émancipée, ayant acquis et
affirmé une force féminine autonome, à la fois désastreuse et
puissamment érotique, dont les seins sont ici l’emblème. Ce moment est
encore de l’ordre des préalables, avant l’entrée dans la mort même. Et
c’est à nouveau selon un jeu savant d’allitérations, d’assonances et de
paronomases que cet univers singulier est constitué : robes/rocs,
devant/de vent, toute/tambour/jour, selon le principe à l’oeuvre dans
cette curieuse suite de poèmes qu’est la section « Théâtre » où il
semble souvent que le son et le sens travaillent selon deux logiques
opposées ; le sens se défait, ou se trouve tenu en échec, aberrant,
récusant l’interprétation, tandis que le son produit des échos,
modulations, reprises, tout un tissage phonétique porteur d’unité…
IV. Le quatrième poème, où apparaît pour la première fois le nom de
Douve (évidemment déjà connu du lecteur par le titre du livre) marque
une série de changements et c’est là semble-t-il son premier objet :
évoquer, par delà la mort, une puissance poétique de métamorphose, ou
plutôt une palpitation singulière dont les systoles et les diastoles
seraient le naître et le mourir. Ces changements sont de temps (passage
au présent), de lieu (la terrasse, puis la porte), d’identité et de
nature (Douve est devenue « lande résineuse », puis « village de braise
») comme pour désigner le battement de la disparition et de
l’apparition, de la vie et de la mort, à la façon du rougeoiement de la
braise. Cette braise, attribut d’un mystérieux « village » déjà évoqué
dans le poème II, à la fois calcination, lumière et sang, apporte un
prolongement et une inflexion nouvelle à la métaphore du couchant
(l’image de la vitre déchirée par l’ongle solaire dans un village de
montagne) introduite dans le deuxième poème. Ce village, par ailleurs,
pourrait être le lieu où se trouve la porte dont on ne sait si elle est
ouverte par un geste soudain du bras de Douve ou si elle est sculptée,
ce geste s’y trouvant représenté et tout à coup découvert… Cette
ambiguïté, comme d’autres, entretient la confusion entre Douve et le
monde sensible.
V. De même que le poème II et le poème III, le quatrième et le
cinquième poème sont reliés directement l’un à l’autre par une reprise
de motif, celui du bras soulevé, puis tourné, qui réapparaîtra de
nouveau deux fois dans le poème VI. C’est là un motif qui demeure
relativement mystérieux, voire inquiétant, mais qu’éclaire la place
faite à ce moment du texte à la thématique du geste (le mot est répété
par trois fois dans le dernier vers et sera de nouveau présent dans le
poème VII). Dans ce cinquième poème, Douve est corps et paysage, comme
s’éveillant dans un lit végétal dont elle rejette les draps pour entrer
dans la mort. La proximité phonétique bras/draps, comme l’image d’une «
jambe démeublée où le grand vent pénètre », conduit de nouveau à
superposer l’humain et le monde extérieur ; corps et monde ne font
qu’un, de sorte que la notion de « geste » prend évidemment une valeur
toute particulière : les gestes de Douve sont des mouvements du monde,
ce ne sont plus ceux d’une course ou d’une lutte qui chercheraient à
s’en échapper ; « gestes déjà plus lents, gestes noirs », ils ont
commencé de se ralentir, ils portent en eux la mort.
VI. Le sixième poème marque l’entrée brutale dans la mort. Il constitue
un moment agonique, violemment dramatisé par un changement de rythme.
Douve passe sur l’autre rive, franchit le Styx, y accède au « royaume
de mort ». Confondue avec la topographie des Enfers, elle devient
elle-même « rivière souterraine » et « lente falaise d’ombre ». C’est
le moment de l’obscurcissement et du passage dans l’au-delà marqué par
le changement des bras en arbres : l’allitération et le retournement en
miroir du phonème bra/arb nouent une fois de plus (mais à présent
décisive) l’être et le monde. La mort devient déjà ce qu’elle sera de
plus en plus dans les pages suivantes : ce passage obscur par lequel un
sujet devient monde.
VII. Au moment où s’accomplit ce passage, le septième poème marque une
pause, une hésitation, et comme une ultime résistance : Douve ne semble
encore que blessée, mais déjà emportée par l’agonie, cessant de lutter
; elle pousse un cri de détresse et dresse dans l’air dur « un beau
geste de houille », geste de morte déjà, noir et minéral. « La bouche
souillée des dernières étoiles », il semble qu’elle soit une dernière
fois tentée par une parole désireuse d’éternité qui refuserait la mort,
lors même que ses gestes ne peuvent plus s’y opposer, « ensablés »
qu’ils sont et paralysés. Comment ne pas songer également ici à la
jeune Parque solitaire sur son rocher nocturne ? Résolument
éloigné de la poétique valéryenne, Bonnefoy lui oppose une scène qui de
nouveau s’en démarque. Le « geste de houille » enterre en quelque sorte
le dernier cri, là même où s’éveillait la voix de la Parque…
VIII. D’une violence baroque très expressive, le huitième poème
introduit la figuration de la mort même, le cadavre, la dislocation du
corps, figurée par une « musique saugrenue » qui serait comme la
paradoxale bande son de la décomposition. Mains, genoux, tête, lèvres,
face, regard, morceau par morceau, le corps se défait tout entier, se
morcelle. Bonnefoy exprime ici un fantasme de démembrement dont Michèle
Finck rappelle qu’il se manifeste également dans un texte qu’il
consacre à Bellmer et à ses Poupées en 1950 . Mais il est
singulier que ce soit ainsi la musique qui ait pour fonction de figurer
le démembrement alors qu’elle est d’ordinaire plutôt entendue comme
vecteur d’harmonie. Sans doute faut-il y percevoir un écho des
discordances baudelairiennes auxquelles Bonnefoy fut profondément
sensible, et telles que « La charogne » les donne précisément à
entendre dans le même registre.
IX. La scène mortuaire se poursuit avec la réintroduction du « je »
témoin qui après avoir « vu » en mouvement Douve courir, lutter, se
rompre (I), « mourir » et « naître » (IV) , la « découvre » dans son
immobilité, « étendue », « morte ». Et c’est sous la terre que pareil à
Orphée le sujet lyrique la retrouve, « blanche sous un plafond
d’insectes, mal éclairée, de profil », telle une gisante… De page
en page, cette même formule « je vois Douve étendue » reviendra de
façon lancinante dans les poèmes X, XII, XIV. L’on observera que si
fasciné soit-il, ce sujet n’est jamais qu’un « je » sans épaisseur
propre, qui ne manifeste aucune espèce d’émotion, mais tient un
discours strictement méditatif. Il « veille » toutefois « dans ce
froid, c’est dire qu’il y maintient la conscience en éveil. Ce poème
introduit également un régime d’écriture alternatif : jusqu’au poème XV
vont se succéder désormais des textes où le « je » parle seul et des
textes où il s’adresse à Douve.
X. Composé de trois phrases de longueur croissante, le dixième poème
est le seul de cette première partie à être constitué d’un paragraphe
unique. Ainsi cadré, il se pose en tableau d’épouvante, donnant aussi
bien à voir qu’à entendre le « bruissement » de la mort. L’affreuse
figuration du corps en proie à la décomposition est réintroduite, mais
d’une manière telle que le traitement dynamique de ce motif lui confère
à ce moment une dimension mythique autant que fantasmagorique. Les «
princes-noirs » peuvent donner à imaginer tels des chevaliers
carapaçonnés d’une armure sombre les insectes nécrophages qui
s’acharnent sur le corps de la morte dont les mains décharnées se
transforment en toile d’araignée… Le corps de Douve est devenu la toile
même de la mort ; et l’on se souvient qu’Arachné, selon sa légende, est
à l’origine une arrogante tisseuse condamnée à mourir qu’Athéna
transforme en araignée suspendue à sa toile…
XI. L’araignée est de retour dans le onzième poème qui a pour
caractéristique de ne comporter aucun verbe conjugué et de constituer
une nouvelle désignation-caractérisation de Douve, courant cette fois
au long de 7 vers et aboutissant à une vision en miroir du sujet
fasciné qui voit en elle sa propre mort. Les quatre premiers vers,
dominés par le rythme régulier de l’alexandrin, décrivent pourtant une
espèce de paix mortuaire où l’être se montre soumis, comme délivré de
soi et livré à « l’humus silencieux du monde ». Mais les vers 5
et 6 font à nouveau de la gisante une créature affreuse aux « dents
découvertes » dont la vision s’avère « insoutenable ». Ici, Douve ne
donne pas seulement à voir la mort : elle en est la présence, voire la
« fontaine », autant dire la source, et force l’autre à voir ce qu’il
est réellement… A ce moment, l’eau noire n’est plus immobile (comme
dans les douves de quelque château) : elle coule…
XII. Dans le douzième poème, composé de deux versets de longueur
inégale, et qui s’ouvre par la reprise de la formule clef « je vois
Douve étendue », revient le motif paradoxal de la musique stridente
déjà présent dans les poèmes VIII et X. Cette fois Douve est elle-même
le théâtre d’un ensemble de mouvements, voire de combats qui ne sont
plus comme au début du poème ceux qui opposent un sujet à une force
hostile, mais ceux des branches, des racines, des insectes qui
l’investissent et semblent se la disputer. Déjà il semble que se
prépare la migration de la morte dans l’arbre dont sa propre substance
charnelle sera la nourriture, puis la sève. Le dernier verset, séparé
du précédent par un blanc, introduit de manière métaphorique ce motif :
l’arbre est cette « lampe noueuse des plateaux » vers laquelle Douve
commence à faire mouvement sous la terre. L’arbre n’est encore ici que
suggéré par une métaphore in absentia, et c’est un sombre effroi qui
gouverne la migration de Douve : il faudra attendre la section
suivante, « Derniers gestes » pour que l’arbre devienne un élément
prépondérant et que s’y attache une tonalité moins tragique.
XIII. Composé de deux tercets, le treizième poème introduit une double
réflexion sur l’image et sur la possibilité de dire la mort, comme si à
ce moment l’écriture rencontrait sa limite et se trouvait conduite à
réfléchir sur son propre pouvoir. Le premier tercet réfute le mot «
visage » qui semble perdre tout sens quand il s’agit de désigner une
tête dont les yeux sont morts et dont a disparu le regard. Le deuxième
tercet récuse l’usage même de l’image sentie comme impuissante ou trop
emphatique, quand elle voudrait apporter de la morte une figuration
pourtant frappante : « la mer intérieure éclairée d’aigles tournants ».
Ainsi la catégorie de l’image, à laquelle Bonnefoy consacrera plus tard
nombre de développements critiques, est-elle ici à l’improviste mise en
cause au détour d’un texte qui, assurément, réfléchit (sur) sa propre
écriture. Elle se voit critiquée lors même qu’il en est fait usage. Et
c’est bien là ce que vise Douve : déborder l’image, s’installer au-delà
où en-deçà : « à une profondeur où les images ne prennent plus »…
XIV. Une dernière fois, le quatorzième poème s’ouvre par la formule
récurrente « Je vois Douve étendue » en même temps que se voient repris
le motif de la gisante et celui de la musique à présent infléchi en
orchestre d’insectes. Le texte joue par répétitions et variations. Le
motif clef est ici celui de l’invasion, ou de l’envahissement. Douve
est successivement envahie par l’herbe dans le premier verset et
inondée d’insectes dans le deuxième. Une ménagerie fantastique prend
possession du corps dans le temps même où l’herbe luxuriante la
recouvre. Cette scène fantastique fait figure de tableau surréaliste ;
elle semble à nouveau prêter figure à un fantasme, une hantise. Face à
ces fragments qui s’enchaînent en modulant les mêmes motifs, le lecteur
éprouve le sentiment de se trouver en face d’un même texte dévidant un
fil narratif
XV. Composé de trois distiques, le quinzième poème s’ouvre par un
vocatif et poursuit l’alternance engagée au poème VIII : l’adresse à
Douve reprend pour s’attarder à nouveau sur le sort de la tête :
effacement des traits avalés par la terre aux vers 1 et 2, « dernier
sourire » d’herbe et de pierre aux vers 3 et 4, cerveau qui se calcine
avec son propre bestiaire dont on peut imaginer qu’il est celui des
images, des chimères, aussi bien que de la pensée. Si la terre «
s’acharne » sur le profil de Douve, c’est précisément que terre et
chair se confondent, que la chair même devient terre ou que la terre se
fait chair… Ce poème est à lire dans une évidente continuité de motifs
avec le poème en vers qui le précède (le poème XIII), tout comme le
poème XIV était à lire en continuité avec le poème XII.
XVI. Composé de deux courts versets aux dimensions semblables (3
lignes), le seizième poème repose sur une image du retournement, celui
qui conduit à prêter à l’en-bas les vertus ou les qualités qui sont
habituellement celles de l’en-haut. Douve descend dans la mort et luit
« immobile » sous des « voutes » (qui ne sont pas sans rappeler son
propre nom). La voici devenue elle-même un espace funèbre, mais ce qui
la rend « géniale », c’est précisément le renversement qu’elle opère :
effectuer sa descente dans la mort « au pas des soleils » et introduire
de la luisance « dans le filet vertical de la mort ». Et c’est ici de
nouveau la confusion de l’être et du lieu qui s’avère déterminante : si
Douve a disparu comme corps dans le poème précédent, elle apparaît ici
comme « demeure », et se présente à la fois comme lieu et comme sujet
traversant ce lieu (ce qui correspond bien à sa double figuration),
comme espace et comme façon d’habiter cet espace, autant dire comme «
présence », pour reprendre à nouveau un terme familier à Bonnefoy. « Et
toi, ombre dans l’ombre, où es-tu, qui es-tu ? » demandera le poète au
début d’Hier régnant désert : interroger l’identité, c’est
interroger le lieu ; ces deux questions n’en font qu’une
XVII. Scandé par la répétition en fin de vers de l’adverbe « maintenant
», le XVIIe poème pointe avec insistance un moment qui n’est plus tant
celui de la mort (voire du trépas) que celui de la transmutation du
sujet en paysage. Ce poème accomplit l’absorption de Douve par le
paysage, de sorte que celle qui fut « lande résineuse » est cette fois
bel et bien avalée par la terre, assimilée au monde extérieur. Mais
cette absorption a ceci de singulier qu’elle semble introduire une
profonde et concrète connivence entre le sujet et le paysage, comme si
celui-là s’en trouvait enrichi ou démultiplié : ravin, forêt, herbe,
loups. Les frontières sont effacées entre l’être et la nature, comme
entre la mort et la vie, et c’est à présent le « nous » qui en fait
l’expérience : la mise à mort est devenue mise au monde.
XVIII. Comme parvenue au-delà de son propre corps et de son incertaine
identité initiale, Douve accède à une nouvelle présence « exacte » et
qui paraît désormais incorruptible. La voici redevenue « vivante » par
sa disparition même qui a intégré sa substance à la terre et l’a
transformée en une sève courant dans les veines du monde : entre le
froid de la mort et la chaleur sanguine de vivre, plus de différence. A
nouveau un vocatif vient saluer la beauté nouvelle de Douve, qui fait
écho à celui du premier poème, au moment où cette première séquence va
se clore. Comme vivante d’être morte, Douve est double. Elle ne
supporte plus tragiquement la mort, elle ne livre plus de combat contre
le vent, elle rit, et ses gestes sont éclatants. Et c’est là
précisément « où se déchire le poème », et où cesse le pouvoir de la
parole poétique qu’elle s’avère « vivante » !
XIX. Le dernier poème de cette longue suite est composé de deux
quatrains d’alexandrins qui concluent de manière solennelle autant
qu’énigmatique ce parcours. En un sens, par son caractère conclusif, il
répond au premier qui avait valeur d’ouverture, voire de « résumé »
rapide du drame à venir… Il résume à son tour le savoir dispensé par
l’épreuve traversée, et peut être entendu comme dressant une sorte de
bilan. Les quatre premiers vers mettent en valeur le mouvement initial
d’enlèvement de l’âme au moment de mourir, brusquement suivi d’une
chute sur le sol (dont Douve est l’exemple et qui n’est pas sans
rappeler Rimbaud « rendu au sol » à la fin d’Une saison en Enfer). Le
deuxième quatrain reproduit à peu de chose près la même opposition (que
souligne la reprise de la conjonction « mais ») entre une tentation de
salut par la « réincarnation » et un retour à l’épaisseur du monde dont
la figure serait ici un sourire mortel dont on ne manque pas de
percevoir l’ambiguïté, puisque sa venue curieusement « pavoisée »
de « liasses de mort » a précisément été préparée par ces liasses de
feuilles que sont les poèmes où nous avons pu voir à maintes reprises
s’ouvrir affreusement la bouche de Douve…
***
Au terme de ce rapide parcours, il se confirme que « Théâtre » est un
texte orienté dont l’obscurité est à la fois constitutive et
constructive. En cette nuit, qui est aussi bien celle de la langue que
celle de la descente symbolique du sujet dans la mort, s’accomplit une
épreuve dont la « présence » et la « vérité de parole » sont les
enjeux. Bonnefoy forge les clefs de son œuvre tout en liquidant un
héritage surréaliste qui lui reste fécond..
Pour comprendre l’obscurité de Douve, il importe de reconnaître, et
d’identifier la volonté du poète de favoriser la « défaillance d’une
structure de sens », de produire un désarroi, une difficulté de lecture
qui maintient l’indécision en vue préserver le lecteur d’une relation
trop abstraite à la poésie… Comme l’incertitude délibérément maintenue
autour du nom de Douve, cette obscurité participe de la volonté
de « faire le négatif », déstabiliser, empêcher la fixation
identitaire. Il s’agit, plus encore, de prendre le parti de l’excès et
de pousser l’écriture poétique à son extrême limite, jusqu’à ce point
où cèdent les images, comme saturées d’elles-mêmes et rendues
impossibles. Telle est l’épreuve qui se joue sur la scène purement
verbale de ce « théâtre » où Douve jouit d’être morte mais sauve le
monde sensible.
Cette présence que Bonnefoy recherche, cette « ouverture » qu’il tente
« dans l’épaisseur du monde », il la dégage à la bêche dans la mort : «
jour enseveli que la poésie dégage comme la bêche la source ».
Jean-Michel Maulpoix
Ce texte a fait l'objet d'une première publication dans la revue Méthodes de l'Université de Pau et des Pays de l'Adour. Direction Dominique Vaugeois.
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