Née
à Nice en 1950, Françoise Asso a publié:
Reprises,
Verdier, 1989.
Déliement, Verdier, 1991.
Du jeu, à quoi ça rime, Maurice Nadeau, 1995.
Nathalie Sarraute: une écriture de l'effraction,
Presses Universitaires de France, 1995.
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Solo
par Françoise Asso
Longtemps, je me suis couché sur le côté gauche.
Oui, oui, je sais : on dit que cest mauvais pour le cur
mais de lautre côté, cest mauvais pour le foie ; or, comme javais alors le foie plus fragile que le cur, je préférais peser sur celui-ci que sur celui-là.
Oui, oui, jentends bien : dormir sur le dos
bien sûr, dormir sur le dos : le rêve ! Comme un qui a la conscience tranquille : rien à cacher, à enfouir, à protéger la conscience et la confiance tranquilles. Cest ça le plus difficile : côté conscience, ça va mais la confiance
Inquiète, jai la confiance inquiète. Ce qui ne veut pas dire que je sois méfiant, entendons-nous : non, non, confiant
mais sans aucune, vraiment aucune tranquillité.
En fait, ce nétait pas vraiment pour ménager mon foie que je me couchais sur le côté gauche, attendu quà cette époque-là, cest à peine si je savais que javais un foie. Cest toujours pareil : on veut dire les choses exactement comme elles sont, comme elles furent, et on se laisse embarquer à parler dautre chose
Non, en réalité si je dormais à gauche ou plutôt, si je me couchais côté gauche, car dormir, cest une autre affaire, cétait déjà une autre affaire, oui, même lorsque je nétais pas vraiment conscient de lexistence de mon foie : ça commençait bien ! , si je me tournais sur la gauche, si, sans même y penser, je pesais sur mon cur et donc, sans le savoir, ménageais, ce faisant, quelques autres parts de moi-même et, singulièrement, mon foie, cest que, sur ma gauche, il y avait un mur, contre lequel était posé mon lit, sur lequel jétais posé moi-même.
Un mur
un mur
et quel intérêt, disent-ils, à regarder un mur ?
Aucun. Aucun intérêt. Cest justement pour ça que je me couchais de ce côté-là. Quand on se couche, en principe, et surtout à lépoque où lon na que très vaguement conscience davoir un foie, cest pour dormir
donc, je me couchais du côté où il ny avait rien à regarder sinon quelques ombres sur lesquelles il valait mieux fermer les yeux. Et, donc, je les fermais.
Et donc vous dormiez, disent-ils, et il ny a vraiment pas de quoi en faire toute une histoire.
Eh bien, non, je ne dormais pas enfin, de temps en temps, oui, bien sûr, mais bon
quand je dormais, il ny a vraiment pas de quoi en faire une histoire. Tandis que les autres fois, celles où je ne dormais pas, enfin pas tout de suite (car on finit toujours par sendormir cest immanquable : un jour, on sendort), eh bien là, pour le coup, sil ny a pas de quoi en faire une histoire, cest que je ne suis pas très doué pour les histoires ; mais quelquun dautre, ah ! quelquun dautre
Car, pendant que je ne dormais pas, les yeux fermés pour ne pas voir le mur sur lequel il ny avait rien à voir sinon, parfois, quelques ombres sur lesquelles il valait mieux, lair de rien, fermer les yeux, pendant que je ne dormais pas, les yeux fermés, je pensais
Eh oui, quest-ce quon peut faire dautre, posé sur un lit, ou même couché, enfoui, caché dans un lit, lui-même posé contre un mur, poussé, repoussé contre un mur, dans le noir, et les yeux fermés de toute façon, ce qui fait que, même sil y avait eu de la lumière, je naurais rien regardé (et dailleurs, pourquoi voulez-vous que je regarde un mur car jétais tourné vers le mur), quest-ce quon peut faire dautre, dans une pièce vide, meublée, bien sûr, mais vide, enfin seul dans une pièce meublée (meublée comment ? oh, mal, très mal
mais enfin, ce nest pas le sujet), les yeux fermés, dans le noir mais avec de la lumière, ceût été pareil , quest-ce quon peut faire dautre que penser, je vous le demande ?
Eh bien, oui, je vous le demande. Je vous le demande ! Et cest toujours la même chose : tout le monde sen fout. On est là, démuni, faible, débilité, complètement débilité, le cur fatigué, le foie
ah, le foie, nen parlons pas
et tout le monde sen fout.
Ça, maintenant, je le sais que tout le monde sen fout. Mais, à lépoque dont je parle, jétais confiant, et tranquillement confiant
Jaurais pu, bien sûr, en profiter pour dormir sur le dos
bien sûr, mais je ne vois pas ce que jy aurais gagné : échanger un mur contre un plafond, non, très peu pour moi et puis les ombres au plafond, cest encore plus nécessaire mais plus difficile de fermer les yeux dessus : car, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais plus cest nécessaire, et plus cest difficile. Et cest comme ça pour tout.
Ce qui est marrant enfin, marrant
manière de dire , cest quà lépoque où jétais confiant, tranquillement confiant, je ne demandais rien à personne : quand on y réfléchit, je veux dire quand on y réfléchit vraiment, bien, posément, en allant au fond des choses, cest parfaitement logique, ceci explique cela, et réciproquement ; mais quand on y réfléchit juste un peu, comme on réfléchit dhabitude, on peut se dire que, vraiment, cest marrant manière de dire. Et, en particulier, je ne demandais à personne ce quon pouvait faire dautre, dans une pièce vide, enfin seul dans une pièce meublée assez mal, mais ce nest vraiment pas le sujet , posé sur un lit poussé contre un mur, les yeux fermés, dans le noir (ou dans une semi-obscurité si on laisse allumée une lampe qui donne une lumière assez douce : simple précaution car, vraiment, si en plus on a peur du noir ou des ombres sur le mur, le noir nétant pas absolument complet juste assez pour avoir éventuellement peur du noir, mais pas vraiment complètement noir, comme ça on a peur aussi des ombres, enfin on aurait peur des ombres, cest pour ça quil vaut mieux sur elles fermer les yeux , si en plus, donc, on a peur du noir et des ombres, on risque de ne plus même pouvoir fermer les yeux, cest comme ça : plus cest nécessaire, plus cest difficile), je ne demandais donc à personne ce quon pouvait faire dautre, tourné vers le mur, que penser. A moi, je me létais demandé, ça suffisait : et je métais répondu, bien sûr, ce quil était normal de se répondre, ce que vous pourriez faire un effort pour me répondre, soit dit en passant, car vraiment, cest à la portée de nimporte qui de comprendre quil ny a pas beaucoup de possibilités mais quil y en a tout de même quelques-unes, enfin bref, je me passais de vous, javais confiance, je métais répondu tout seul.
Dabord, on peut dormir, métais-je dit : logique, non ? On est là, dans une pièce vide, meublée mais vide, les yeux fermés, posé sur un lit poussé contre un mur, que lon regarde si lon ouvre les yeux mais, vite, on les referme des ombres ici et là : il vaut mieux fermer les yeux , on est là dans un but précis, me disais-je (cétait lépoque où je croyais, confiant, quon était toujours quelque part dans un but précis), qui est de dormir. Jusque là, tout va bien et je dois reconnaître, même, que jétais assez bien parti. Mais ça ne suffit pas, je le sais maintenant : bien partir ne suffit pas, ne prouve rien
la preuve, je ne dormais pas. Et au lieu dattendre tranquillement ceût été possible à lépoque puisque jétais confiant, tranquille, tranquillement confiant , au lieu dattendre, donc, je commençais à me dire : mais comment se fait-il que je ne dorme pas, que je ne mendorme pas, que je ne sois pas en train de glisser tout doucement vers le moment où lon dort, où lon est endormi, comment se fait-il que moi qui suis ici dans un but précis, qui est de dormir, et que faire dautre dans cette position, les yeux fermés, tourné sur le côté gauche, vers le mur donc, dans une pièce vide, meublée assez mal, daccord, et quest-ce que ça change ? mais vide, que faire dautre que dormir je me le demandais, je narrêtais pas de me le demander, ou plutôt je narrêtais de me le demander que pour me dire que, vraiment, cétait incroyable, alors que jétais dans la position adéquate, celle qui permet datteindre le but que lon sest fixé avec un minimum defforts, que cétait incroyable que le but, ainsi, ce soir encore, comme tous les soirs, se dérobât.
Bien sûr, pour finir, je mendormais on finit toujours par sendormir , mais entre-temps, ah ! entre-temps
Dabord, javais perdu le but cest ça, je crois, le plus important : à force de le fixer obstinément, il était devenu quelque chose de dur, de compact, de solide, quelque chose qui ressemble tellement peu au sommeil que lon peut dire, vraiment, que javais perdu le but. Ce qui fait que lorsque, enfin, je mendormais car on finit toujours par sendormir , dune part je ne faisais plus ce pour quoi je métais couché puisque, nest-ce pas, javais perdu le but , dautre part je dormais dun sommeil dur, compact, solide, un de ceux desquels on sort noué, courbatu, épuisé, débilité, complètement débilité. Ensuite, et cela explique sans doute pourquoi javais, finalement, perdu le but, je métais demandé ce que lon pouvait faire dautre que penser lorsquon était couché dans le noir, les yeux fermés, seul dans une pièce vide, meublée nimporte comment, mais alors vraiment nimporte comment, mais je ne métendrai pas là-dessus car ce nest pas le sujet, tourné contre le mur pour mettre, nest-ce-pas, toutes les chances de son côté que peut-on faire dautre que penser, me demandais-je, lorsquon sest couché pour dormir et quon ne dort pas encore, et que lon sait que plus on pense, moins on a de chances de sendormir (car jétais confiant, ça oui, mais je nétais pas innocent : il ne faut pas confondre), et plus on pense, alors, au risque de ne plus jamais sendormir, me disais-je, à tort, dailleurs, car on finit toujours par sendormir.
Et javais trouvé : on peut, métais-je dit, se raconter des histoires, en attendant de sendormir ; ainsi, on fait dune pierre deux coups, ou plutôt trois : on ne perd pas le but en le durcissant, mais on le met de côté et lon attend, tranquille, quil vous tombe dessus ; on na plus le loisir de penser puisquon raconte, et donc on a de fortes chances, puisquon ne pense pas, de sendormir comme il faut car on finit toujours par sendormir, mais pas toujours comme il faut ; enfin, en se racontant des histoires, non seulement on se fait plaisir, mais surtout on ne perd pas son temps, et donc on ne pense pas à ce quon pourrait faire de tout ce temps que lon perd, et si lon ne pense pas, on peut sendormir assez vite, somme toute, si lon est capable de se raconter les histoires adéquates.
Finalement, cétait assez bien reparti ceût été assez bien reparti, plutôt, si javais su trouver les histoires adéquates ; mais jétais peu doué pour les histoires (eh oui, déjà
), et je ne le savais pas : aujourdhui, je le sais, et jévite donc soigneusement den raconter, ou du moins de men raconter aux autres, jen raconte de temps en temps, et ce qui est marrant (enfin, manière de dire
), cest que ça les endort, et assez vite ; mais alors, jétais confiant, tranquille, tranquillement confiant, et donc je me racontais des histoires, non adéquates mais je nen savais rien.
Quel genre dhistoires ? disent-ils en bâillant, déjà près de sendormir. Sils croient que je vais leur en raconter une, pour les voir tous sendormir, tranquilles, tandis que moi, je reste là, à chaque phrase plus réveillé
Non, non, pas question pas dhistoire.
Non, mais juste le genre, quon se fasse une idée
Le genre
eh bien, cétait le genre dhistoire qui commence bien. Et ça ne suffit pas. Non seulement ça ne suffit pas, mais cest même très exactement je le sais, maintenant : à lépoque, tranquille, confiant, enfin bref
, mais alors exactement le genre dhistoire à éviter, en tout cas si lon veut sendormir : exactement le genre dhistoire à faire dormir les autres et à empêcher de dormir celui qui raconte surtout sil est tout seul, dailleurs : parce quon pourrait envisager quelque chose comme une contagion, une contamination, une influence, sil y en a quelques-uns qui dorment (on pourrait, ai-je dit : moi, ça ne mendort pas, mais dautres, peut-être), mais seul, complètement seul, dans une pièce vide meublée nimporte comment, en plus
je sais bien que ce nest pas le sujet, mais quand même
, tourné vers le mur, les yeux fermés, vraiment le genre dhistoire qui réveille, qui excite (ah oui ? disent-ils en bâillant, les salauds), qui énerve.
Javais donc trouvé une réponse adéquate, mais les histoires ne létant pas, étant même complètement inadéquates, et moi ne le sachant pas, confiant, tranquille, cétait comme si la réponse elle-même ne létait pas : elle devenait, pour tout dire, de soir en soir plus inadéquate, et jétais en passe de ne plus jamais mendormir, du moins du sommeil adéquat, puisquon finit toujours par sendormir, comme je crois lavoir déjà signalé.
Cest ainsi que je restais souvent jusquau matin, les yeux fermés, tourné vers le mur où, hors quelques ombres sur lesquelles, dans le doute, il valait mieux fermer les yeux, il ny avait rien à voir, dans une pièce tellement mal meublée quil eût mieux valu quelle fût carrément vide, à tourner en rond sans bouger. Jusquau matin où vous vous endormiez, disent-ils, et on ne va vraiment pas en faire toute une histoire : sendormir au matin, après tout, cest un rythme comme un autre, etc. Oui, mais entre-temps, ah ! entre-temps
On a beau savoir, confiant, quon finit toujours par sendormir, on doute, on se met à douter, nest-ce pas, à force de rester là, à attendre sans penser, à penser que lon attend, que lon ferait mieux de nattendre ni de penser, à se raconter des histoires pour nattendre ni penser, mais tellement peu adéquates que, même sans le savoir, même tranquille, confiant, on ne peut sempêcher de penser aux histoires que lon se raconte, au risque de mettre en doute leur parfaite adéquation à la situation puisque, nest-ce pas, on ne dort pas encore, ce qui, peu à peu, il faut bien le dire, rendrait nimporte qui un peu moins confiant.
Cest ainsi quavec le temps, jen suis venu à me tourner sur le côté droit : tant pis pour mon foie, pensai-je, et ce dautant plus quil fallait bien reposer mon cur, fatigué, comme mon foie, dailleurs, sur lequel pourtant je navais pas encore pesé, comme quoi, finalement, quelle que soit la position adoptée, on suse, tant à droite quà gauche et au centre, nen parlons pas.
Finalement, cétait plutôt bien reparti enfin, bien
il ne faut pas rêver, mais cétait reparti, cest toujours ça, et de lautre côté, donc, ce qui pouvait raisonnablement laisser espérer une amélioration, ou du moins un changement : le dos au mur, les yeux fermés sur la pièce vide meublée, bien sûr, mais si mal quil valait mieux, sur elle, fermer les yeux car les ouvrir eût conduit inévitablement à sécarter du sujet , dans le noir, mais un noir traversé de quelques ombres, étonnamment semblables à celles sur lesquelles, de lautre côté, il valait mieux fermer les yeux, ce qui aurait pu me faire douter que ce fût vraiment bien reparti si javais ouvert les yeux, mais je les fermais, donc, rassuré de ne pas les fermer sur une obscurité totale, laquelle vous amène, allez donc savoir pourquoi, à guetter, les yeux grands ouverts, les quelques ombres sur lesquelles, on le sait pourtant, il vaut mieux fermer les yeux, ne serait-ce que pour ne pas se demander si lon sest vraiment retourné de lautre côté, comme ces ombres, nest-ce pas, étonnamment semblables, pourraient en faire douter, ainsi placé, posé, reposé, que faire dautre, me disais-je, que dormir, attendre, encore confiant, presque tranquille, que le sommeil vienne ou vînt enfin ?
Me raconter des histoires était exclu : si jajoutais aux mêmes ombres les mêmes histoires, était-ce bien utile davoir changé de côté ? et ne me demanderais-je pas si javais vraiment changé de côté ? et ne me retournerais-je pas, alors, face au mur sur lequel, hors quelques ombres mais sur elles, une fois pour toutes, je ferme les yeux , il ny a rien à voir, pesant sur mon cur, déjà fatigué, tellement fatigué
Et pourtant, jaurais mieux fait de me raconter des histoires, les mêmes, oui, quelle importance, au risque de me retourner, oui, tant pis pour mon cur, mon foie, au moins, sen serait mieux porté jaurais mieux fait car, tourné sur le côté droit, à cause peut-être de la pièce vide, si mal meublée que, vraiment, si javais le temps, je mécarterais juste un instant du sujet pour vous en donner une idée, de la pièce vide qui devait minfluencer, quoique sur elle jeusse fermé les yeux, des idées propres à empêcher de dormir nimporte qui, mais alors vraiment nimporte qui, me venaient, et donc mempêchaient de dormir, moi qui ne suis pas nimporte qui pourtant, du moins sur ce plan-là, comme quoi, finalement, ce nétait pas si bien reparti.
Quelles idées, disent-ils, vaguement oh ! très vaguement agités tout à coup. Mais non, mais non, pas lidée de la mort
ni celle de la vie
quelle idée ! Du temps, alors, le temps qui passe, par exemple, ou celui qui semble ne pas passer et qui, en douce, inexorablement
Mais non, mais non, quelle idée ! Des idées qui empêchent de dormir, ai-je dit, donc des idées contre ou avec lesquelles on peut faire quelque chose
La mort, la vie, le temps qui passe, qui ne passe pas, qui passe mal, quest-ce que vous voulez faire dautre avec ces grandes idées de la nuit que dormir, ça ira mieux demain matin, on le sait bien, nest-ce pas : des idées de la nuit, sur lesquelles il vaut mieux fermer les yeux
non, de vraies petites idées, qui pourraient bien vous faire lever en pleine nuit et allumer la lumière pour voir, par exemple, ce que lon pourrait bien changer dans cette pièce pour quelle soit un peu moins mal meublée, et auxquelles on résiste car, vraiment, ce nest pas le sujet et ça vous en éloigne, du sujet, cest-à-dire du but, autrement dit de la fin, laquelle de toute façon viendra, car on finit toujours par sendormir, mais dont on aimerait quelle vienne vite, pour pouvoir, enfin, passer à autre chose.
© Françoise Asso
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