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Sarraute


Elle a l'ouïe si fine...

Nathalie Sarraute à l'écoute...

par Jean-Michel Maulpoix

Extrait
du Poète perplexe éd. Corti, 2002 (livre épuisé)

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L’OUÏE SI FINE DE NATHALIE SARRAUTE

 

 

par Jean-Michel Maulpoix

 

 

Quelqu’un tend l’oreille et voudrait comprendre. Les humains sont de petites phrases. D’une langue apparemment simple et sûre. Mais il y a dans leurs paroles des échardes ou des fissures. C’est cela que Nathalie Sarraute s’efforce d’entendre. C’est de cela qu’elle prend soin. Ces fines coquilles qui se craquellent. Ces incertitudes. Ces cailloux minuscules dans les souliers vernis de la langue.

« Elle a l’ouïe si fine... » Sa plume est une oreille : « au plus faible appel elle bondit et vient aussitôt mettre son écriture à l’écoute de l’usage de la parole. Sous le propos tranquille, elle perçoit des remous. Là est la vérité que cachent des mots bien mis. Là est la vie la plus vivante. Attentive, elle déchiffre, elle essaie de traduire. Mais cela ne lui suffit pas : elle obéit à ces courants, elle ne comble pas ces lézardes, elle les répercute, les recreuse, et les redessine sur la page. Ainsi parle-t-elle en poète, au plus près de ce qui se tait.


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Curieuse transaction que celle-là... Voici que la parole est à la fois ce contre quoi l’écriture se retourne (ou ce qu’elle retourne comme un gant, pour en révéler la doublure) et ce vers quoi elle tend elle-même, afin d’y retrouver ou d’y rejoindre une espèce de courant souterrain dont le bavardage commun de nos jours ne serait que l’écume.

L’écriture réagit contre la parole chaque fois que celle-ci paraît bien en place, solidement campée dans une bouche adulte sûre de son autorité. Elle se dresse alors contre les phrases toutes faites, mécaniquement inscrites par avance dans la tête de qui les prononce, contre ce prêt-à-porter de propos en trompe-l’œil dont chacun se déguise. Elle interpelle, elle interroge. Amusée ou anxieuse, elle s’étonne d’un débit, d’un ton, d’une inflexion. Et la voilà soudain lancée sur le papier à la poursuite d’un ou deux mots perdus, lâchés trop vite : elle les rattrape, les rejoint, les bouscule et les presse de se dire encore, jusqu’à ce qu’ils perdent contenance.

L’écriture en vient alors à se poser elle-même comme un autre usage de la parole, plus vigilant, plus juste, plus complet peut-être, puisqu’il essaie d’aller au bout de ce que dissimulent nos phrases, en traçant du bout de la plume les craquelures mêmes de nos voix.

L’écriture introduit un coin dans la parole : elle la descelle et la déséquilibre. La parole creuse l’écriture comme un ver : elle y fait des trous et la fragilise. Une entaille est ouverte qui vient faire chuter les arborescences artificielles de la certitude et du savoir.

Subversif, ce geste, sans aucun doute. Mais en ce qu’il prend de l’inaccompli son parti. En ce qu’il demeure dans l’inachevé ou s’efforce de le retrouver, avec une rigoureuse obstination. Loin de se poser comme celui qui maîtrise le langage, l’écrivain n’en finit pas d’apprendre à parler. Ou de demander des comptes à la langue. Restant sur le seuil, rechignant à entrer comme à prendre ses aises. Posant des questions. Engageant la conversation. Voulant en savoir plus. Refusant de se le tenir pour dit.

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Quelque chose d’une « enfance » se poursuit ainsi. Il ne s’agit pas d’une rêverie sur un temps perdu. Ni d’une songerie mélancolique. Ni d’un album de souvenirs. Non. Une attention et un questionnement perdurent qui furent naguère ceux d’une petite fille tendant l’oreille auprès des adultes. Curieuse et étonnée de leur savoir, leurs apparentes certitudes, leur solidité ou leur altitude. Attentive aux rubriques dans lesquelles ils classent adroitement les moindres choses de leur vie. Une place pour chaque mot, et chaque mot à sa place...

Pour elle, les mots aussi furent d’abord ces adultes encombrants, reçus avec humilité, soumission, avant que leurs lézardes ne deviennent perceptibles. Avant que l’enfant se rende compte que ce qu’il y a de plus précieux c’est précisément cela que des mots en toc ne recouvrent pas. Cette enfance sans doute, en l’écriture gardée, sinon intacte, vivante et attentive.

Dans l’écriture, l’enfance ? C’est une question d’articulation et d’échelle aussi bien, puisque ces espèces de soldats de plomb ou de poupées que deviennent volontiers les mots, les voici agrandis et dotés d’une vie autonome et complète. Des êtres, bien sûr, à part entière, puisque les humains, nous le savons bien, sont faits de mots. Les humains sont ces mots qu’ils parlent, à condition évidemment d’entendre ceux-ci comme la doublure  de ceux qu’ils taisent.

Nathalie Sarraute continue de voir les mots — les fragments de phrases, propos, propositions — tels qu’enfant elle les entendait : cernés de blanc et lourds de sous-entendus, de menaces ou de promesses. Ces mots, avec leur profondes et obscures arrières-cours, elle les traite en surface, de sorte qu’ils ne renvoient plus à la chimère de quelque substance dissimulée, mais soient appréhendés comme des gestes, des intentions. Des mots qui parlent de tout leur corps, à même les désinvoltures, maladresses, faux-semblants ou faux-fuyants de notre usage de la parole.

Elle observe, par exemple, sur fond de café enfumé ces ricochets de la platitude que sont nos phrases. Quelques mots sortis de la foule, attrapés au vol, comme l’émanation même du singulier et du quelconque tout à la fois. De quelconques singularités, directement issues de la condition humaine en son ensemble plutôt que de sujets déterminés. Tels la voix off de l’humanité présente. Les mots tels qu’ils s’aimantent ou se repoussent les uns des autres, indépendamment de ce que l’on entend dire. Les mots là où ils constituent, en-deçà de toute subjectivité, ou par-delà, une espèce de discours commun, culturel et psychique à la fois, partagé aussi bien qu’éludé ou soigneusement dissimulé par tous.


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Nathalie Sarraute
 prend ainsi le pouls de la vie humaine, non pas au poignet, mais à même cette peau de la langue qu’est la parole. Sa plus épidermique surface. Là où elle réagit au chaud et au froid. La parole, c’est une enveloppe qui tremble. Du dedans qui frissonne ou qui étouffe. Ausculter notre usage de la parole, c’est donc saisir l’être en ses frémissements les plus divers, dans la fébrilité et l’anxiété de ses intentions, ses scrupules, ses non-dits. C’est rejoindre la langue là où elle se prépare, hésite, s’énerve un peu, tarde à se dire ou cache son jeu.... Observer au ralenti ses poussées et ses rétentions. Discerner ses timidités derrière ses arrogances. En la regardant à la loupe, c’est fabuleusement donner à voir la parole à l’état naissant, telle qu’en la tête elle germe et s’organise, ou telle qu’elle monte aux lèvres, parfois stoppée in extremis. S’intéresser au mot de trop, au mot de moins. Que reste-t-il donc sur nos lèvres des phrases que nous avons failli prononcer ? Une grimace ou un tremblement ? Quelque chose dont seule l’écriture sera à même de rendre compte... Les mots, finalement, pas plus que le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.

Ainsi attentive aux circulations imperceptibles du langage, Nathalie Sarraute prend en définitive le pouls de l’existence dans l’intervalle même entre les êtres : en ce qui les oppose, les rapproche, les situe ou les porte sans cesse à s’évaluer les uns par rapport aux autres. Dans l’indéfinie transaction de la grande conversation humaine. Là où l’identité de chacun dépend moins de lui-même que de sa relation à d’inconnus semblables. Là où se dressent des parois et où s’ouvrent des brèches. Là où se rouvre et se referme un incessant dialogue, telle une épreuve de vérité que l’écriture entend faire sienne, « lieu commun » et jeu d’opinions, confrontation de significations et de voix, interlocution aussi bien de la langue avec elle-même...

L’écrivain constitue sa propre parole dans l’effort patient qu’elle poursuit, plume en main, pour redire et pour écouter la parole des autres. L’écriture est alors est comme l’hésitation aggravée, la réplique inquiète de ces mots attrapés au vol. Leur répercussion et leur traduction, jamais définitive, jamais fixée, plutôt le relais de leur inquiétude. C’est en faisant le portrait de ces inconnues que demeurent les paroles communes, que Nathalie Sarraute établit son propre rapport à l’inconnu. En cherchant les mots plutôt que ses mots. En descendant au fond des trous qu’ils font quand ils nous manquent.


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Mallarmé
 définissait le poète comme un œil. Aveugle, visionnaire ou voyant, peu importe : voir et boire pour lui ne font qu’un. Nathalie Sarraute est une oreille qui voit. Elle écoute si intensément qu’elle traverse les savants brouillages de la langue et parvient à percevoir derrière elle la rumeur cachée, ce bruit de source qui l’alimente et qu’elle recouvre. « Il y avait des visions derrière la gaze des rideaux » écrit Arthur Rimbaud dans sa fameuse « lettre du voyant » quand il s’en prend à Musset qui « n’a rien su voir ». C’est à cette entrevision-là que parvient, toute ouïe, Nathalie Sarraute. C’est à cette source qu’elle va boire et étancher un peu sa soif.

Un parler qui soit une écoute, au lieu d’une parole qui fait taire, tel est le singulier « usage de la parole » qu’elle nous propose. Car écrire, c’est entendre : comprendre aussi bien qu’écouter. Puisque tout est affaire de mots, il s’agit d’écouter et d’entendre la langue. Prêter l’oreille et la plume à ces minuscules affaires de langue, à peine audibles qui sont des « drames », des jeux, des fragments de comédie humaine. De sorte que le lecteur devienne à son tour spectateur tout autant qu’auditeur. Il vient écouter des affaires de langue. Il mélange son propre silence à des intrigues qui se nomment « mon petit », « ne me parlez pas de ça », ou « le mot amour », ce beau mot qui instaure et consacre, risquant à coup sûr quelque chose de trop grand pour lui, énonçant une promesse que la vérité même de cette vie interdit de tenir : installant l’infini ici-bas, l’absolu généralisé, sécularisé, un monde enfin recomposé...

 

Substituant l’entente au regard fasciné, que perçoit Nathalie Sarraute, sinon un bruit de source? Quelque chose qui subsiste et qui continue d’affluer, comme un ruisseau en plein hiver coule sous la neige. Quelque chose qui signalerait à la fois la subsistance et le maintien de notre présence ici-bas. Quelque chose comme une origine mais qui jamais ne se pétrifie pour s’installer en surplomb de ce qui est et pour l’expliquer. L’écrivain n’entend construire aucun refuge. Aucune mystique de la Parole. Elle s’en tient à son seul « usage ».

Là où d’ordinaire la langue rabat le divers vers l’unité, elle la remet au contact et à la disposition du divers, de l’épars. Elle entend marcher sans béquilles. Retrouver une respiration là où les mots nous asphyxient, c’est les rendre à cela même qu’ils s’efforcent de combler. C’est tendre toute son attention, son acuité, vers le brouillé, l’opaque, le fugace et l’incertain. C’est opposer la parole au discours. C’est préférer aux théories et aux idées générales les accidents de conversation — comme il existe des accidents de la route : on dérape, on perd le contrôle, on se retrouve dans le fossé ou l’on se rétablit de justesse. Cela tient à un fil, la vie, le sens : celui que trace la plume.

 



[1] Nathalie Sarraute, L’usage de la parole, Éd. Gallimard, 1980, p. 54.

Extrait du Poète perplexe de Jean-Michel Maulpoix, éditions José Corti, 2992 (volume épuisé et non réédité)