La frontière perchée
(Quelque chose au Mont Noir)
Carnet
de route : excursion au Mont Noir, près de Bailleul, dans la Villa où
Marguerite Yourcenar a passé une partie de son enfance.
C’est
un balcon sur la plaine de Flandre, une bosse d’herbe et de bois, un
pignon de grès rouge, ce Mont Noir où perche la frontière. C’est une
lourde motte de terre où grimper pour voir l’horizon s’en aller en
fumées : grappes dispersées des villages, bulbes des clochers,
houblonnières, rideaux d’arbres et de brumes. Au Nord, la Mer du Nord.
Les lointains sont d’un gris très pâle, à peine distincts du ciel.
D’ordinaire, les collines ondulent par vagues et s’enchevêtrent. On les
distingue plutôt mal les unes des autres. Ici, la rareté et
l’insularité des Monts de Flandre fait songer à de gros navires qui
auraient pris racine : arches terrestres ventrues, plantées dans une
mer végétale, bâtiments désarmés se souvenant d’anciennes batailles,
buttes témoins d’une mémoire sans âge, celle d’avant les calendriers,
les carillons, les maisons calmes aux courtils proprets, avec leurs
nains de plâtre et leurs moulins de bois...
L’image vient trop facilement sous la plume : la plaine de Flandre est
une mer dont les monts sont les îles ! Il monte jusqu’ici des rumeurs
de houle, et ces ronflements de bateaux de pêche que font les tracteurs
dans les champs quand ils y ouvrent des sillons où les mouettes voraces
plongent avec des cris. Mais pour qui se promène en silence sous les
grands châtaigniers, c’est encore la mer au-dessus, lorsque la
bourrasque soufflée du large chavire à la cime. Même la grotte de la
Salette, sous ses voûtes de silex, s’évide en coquillage : la vierge
bleue au visage doux qui croise les bras au-dessus des cierges regarde
au loin la sirène d’or tournant avec le vent au sommet du clocher de
Bailleul.
Si le Mont Noir est si vert, c’est qu’il regorge de nappes d’eau
perchées. C’est une outre de pluie, une citerne. Il semble à certaines
heures que la plaine entière en découle, comme s’il générait à lui seul
la mer herbue qui le cerne. A son pied courent des becques et des
kyrielles d’étangs, où patinent les araignées d’eau.
Une grotte, des sources, un cimetière, des blockaus de la dernière
guerre enchevêtrés de ronces : le Mont noir a des poches et des bosses,
des renflements et des creux, quelques replis plus sombres où la
végétation se fait plus dense, les cris d’oiseaux plus inquiétants.
Toute colline a ses voluptés. Le marcheur en caresse les hanches,
l’aine, le ventre et la toison. Sous son pas, le sol est rouge, parfois
d’un rose clair de peau nue.
Ici poussent la jacinthe des bois, l’ail des ours, la ficaire et
l’anémone sylvie. On entend buquer le pic épeiche, et chanter la
sitelle torchepot qui descend les troncs la tête en bas. A l’aube, tout
est immobile, les feuillages autant que la pierre. Mais la campagne est
déjà pleine de cris, de jacasseries et de bruits d’eaux.
J’ai marché lentement dans l’herbe, empruntant le chemin des
chataigniers, des grès, des rhododendrons, des fontaines, des Anglais
et du Bois aux oiseaux. Mais je n’ai pas croisé la chèvre de
Marguerite, celle dont son père avait doré les cornes.
J’ai compris que ce Mont est sombre car il retient au dedans, serrée
dans son poing de verdure, sa très vieille nuit de grès et sa mémoire
de jeunes morts. Dans le cimetière militaire, deux hommes passent la
tondeuse entre les tombes. Deux autres taillent le lierre ou relèvent
les pièges à taupes. Ici reposent cent quarante-six soldats
britanniques, deux terre-neuviens, un australien et quatre-vingt-quatre
soldats français, la plupart tombés pendant la bataille de la Lys, en
1918. S’y ajoutent deux militaires britanniques de la deuxième guerre
mondiale. Sur la tombe des inconnus, il est écrit known into god . Les
autres s’appellent Cartwright, Persin, Willis, Blot, Mitchell, Jacobi,
Burton, Escaffre, Merrick, Simon, Jee, Parrot...
Tout
près de là, côté Belge, les commerces prospèrent. Un Las Vegas
multicolore en réduction clignote à deux pas du parc silencieux :
batteries de jeux électroniques, machines à sous et à désirs. C’est un
kaléidoscope, ce Mont Noir, un instrument optique à focale variable
permettant aussi bien de considérer le quotidien proche que d’observer
le point de fuite des lointains : les échantillons les plus
significatifs du commerce et du divertissement des hommes s’y mélangent
à leurs souvenirs et leurs rêveries impondérables.
La frontière
vend des parfums, des liqueurs, d’énormes brioches sucrées et du tabac
en boîte. Des chocolats bien sûr, des sucettes rondes multicolores, des
sacs en cuir, des parapluies, des blousons, des poissons d’étang et
d’innombrables statuettes : joueurs de tennis, joueurs de tambour,
joueurs de cornemuse, poupées, renards, faisans et canards empaillés.
Sans oublier cent variétés de bonbons en vrac, et plus de deux cents
sortes de bières. Il y en a pour tous les goûts, toutes les bourses,
toutes les vies : « grand choix de statues dans notre magasin », «
grand assortiment de piscines »...
Les restaurants servent de la carbonnade flamande aux légumes, du
poulet frites, des cornets de jambon, des anguilles et des gaufres. A
quelques kilomètres, dans le bourg de Kemmel, l’estaminet « Au
labyrinthe » collectionne les figures du Christ, les réveille-matin,
les plaques de vélo et les jeux d’enfant. Surprenant capharnaüm qui se
prête à la liste et au dénombrement : jeu du pompon, jeu de la
chouette, jeu des écoliers et des touristes, jeu du vélodrome, jeu des
grandes lignes de chemins de fer français et étrangers, jeu de la
machine à coudre, « jeu instructif et amusant de la traversée du Sahara
en avion, organisé par l’huile de table des Chartreux », « jeu de la
noble et invincible Belgique », « jeu de l’oie congolais » ou «
renouvelé des Grecs », ou subtil « jeu nouveau renouvelé du jeu de
l’oie »...
N’est-ce pas là que passe la frontière ? Entre les machines à sous, les
commerces, les jouets d’enfants et les grands arbres silencieux ?
L’oubli, la mémoire et la rêverie ? Entre un mont et un autre mont,
comme entre la promenade de l’aube et la flânerie du soir... C’est une
frontière perchée dans la tête de l’homme, plutôt qu’arrêtée sur le
sol. Faite des heures du jour, des désirs, des attentes, des espoirs et
des souvenirs, elle remue et modifie d’heure en heure son tracé. Elle
mélange les langues et les voix, les choses vues et les chimères.
Drame, poème ou récit, elle sollicite sans cesse de nouveaux signes.
Elle voudrait préciser un peu de quoi la vie des hommes est faite, et
comment ce qu’ils savent se distingue de ce qu’ils ignorent. Cette
frontière a besoin de mots... Elle attend qu’on l’écrive... Lignes de
vie et lignes d’encre, la page aussi est un Mont Noir, un balcon de
papier noirci où rapprocher sans cesse le proche et le lointain, un
lieu optique transfrontalier. Quelques-uns y travaillent ici : la mise
au clair d’une oeuvre au noir, voilà ce qui s’appelle écrire.
Jean-Michel Maulpoix
le 10 septembre 2000