Accueil | Sommaire généralBiographie | Bibliographie | Pages lyriquesManuscrits  | Galerie | Traductions 
Anthologie contemporaine  | Pages critiques sur la poésie modernePages critiques sur la prose | Cours et séminaires 

Le Nouveau Recueil | De l'époque... | Informations | Rechercher | Liens | E.mail  

 

 

 

 


Max Milner, L’Envers du visible. Essai sur l’ombre. Le Seuil.

 Article critique, par Anne Gourio, paru dans le numéro 78 du Nouveau recueil, mars 2006

 


A l’image de ces encres de Hugo peintes à partir du négatif de clichés photographiques, l’essai que Max Milner consacre à l’ombre nous invite à inverser le spectacle par trop exposé de notre monde, à en appréhender la face cachée et à progresser avec lui, à tâtons, dans une histoire inédite des beaux-arts. C’est à la fois à une nouvelle considération des rapports épistémologiques entre ombre et lumière et à une authentique éducation du regard que cet ouvrage nous convie, à travers quelques œuvres littéraires, picturales et cinématographiques décisives.

Sans doute la caverne platonicienne se présente-t-elle comme la scène primitive de la pensée occidentale, en faisant de l’ombre une image de la réalité non pas incertaine, mais fallacieuse. Le judéo-christianisme en prolonge sur ce point l’intuition, la « ténèbre divine » n’étant fondamentalement qu’une torsion du langage destinée à rendre compte de l’éclat de la divinité. Pourtant il existe une tradition plus ancienne qui, avec Hésiode, considère cette fois la fécondité et la richesse de la Nuit, en lui assurant une descendance. Cette descendance sera ensuite passionnément relancée par quelques artistes qui dotent l’ombre d’une puissance active : ce sera, par exemple, l’infinie douceur du sfumato de Léonard, qui fait naître des rayons d’ombres autour des visages, traduisant ainsi une vision unitive du sensible dont la réflexion de Goethe et du Romantisme allemand offrira le prolongement. On comprend alors que c’est d’un bouleversement de l’appréhension sensible qu’il s’agit plus fondamentalement : même dans les heures les plus sombres du XVIIème siècle, teintées de pessimisme augustinien, les clair-obscur de Caravage témoignent d’une mutation décisive des rapports entre sensible et intelligible, matière et esprit. Désormais le sujet ne se détache plus sur un fond qui lui est étranger, il est l’émanation de la materia prima. Et voici bientôt la densité de la terre, l’aspérité d’un mur, les traces de poussière devenant des éléments à part entière de l’œuvre picturale.

Les Lumières et leur « ombre portée » développent aussi une méditation nocturne, mais ce n’est pas là une forme de désaveu de leur projet : Milner montre à travers l’œuvre poétique de Novalis, les œuvres picturales de Goya, Füssli et Friedrich, combien il s’agit alors non pas de renoncer à la connaissance mais, en chercheurs de vérité, d’alimenter la soif de nouveau à d’autres sources, plus intérieures. Les pages consacrées aux paysages de Friedrich se détachent, d’une sombre beauté, traduisant le tremblé incertain de  celui qui découvre face à lui le mystère et l’inquiétante profondeur du monde.

Enfin, si le Romantisme est bien le maître de la nuit – et Hugo celui qui l’a mené à sa limite par sa fascination passionnée pour l’inconnu -, seule une conscience marquée par les fractures de la modernité, montre Milner, pouvait prendre à son compte et assumer toutes les dimensions de l’ombre. La totalité est désormais brisée ; loin de déplorer cette blessure, Paulhan, Blanchot, Jaccottet vont jusqu’au bout de cette dernière, visant une vérité infiniment plus précieuse parce que puisée à des racines incertaines.

C’est alors, comprend-on, la réserve de sens logée dans la nuit qu’il nous faut préserver, dans un monde dont Milner rappelle qu’il souffre de « surexposition lumineuse ». Et on le suit, témoignant là non d’une nostalgie obscurantiste, non d’une déception face au savoir, mais bien d’une approche silencieuse, patiente et retenue de cette part d’ombre intacte qui assure notre pleine continuité avec le monde.

 

Anne Gourio