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André Malraux acteur et

témoin de l’Histoire

par Jean-Michel Maulpoix

 

Parmi les grandes figures de la littérature française du XXème siècle, celle d’André Malraux se détache de façon très singulière, dramatique, insistante, agressive presque, au point que certains négligent à présent en lui l’écrivain pour ne plus se souvenir que du colonel Berger en béret et veste de cuir au temps de la Brigade Alsace-Lorraine, ou du vieillard agité de tics qui répond en haletant aux questions de Claude Santelli, ou encore du fameux portrait d’un Malraux jeune à la cigarette, transformé en Malraux non-fumeur sur un timbre à 3 francs dessiné par Marc Taraskoff, pour cause d’hommage national et de loi anti-tabac.

Il n’est aucun écrivain français de ce que l’on pourrait appeler « l’âge pré-médiatique » (je veux dire, grosso modo, d’avant les années 70-80) dont la destinée ou la carrière se laisse à ce point feuilleter comme un album de photographies. Malraux seul, ou accompagné, Malraux en pied, prenant la pose : devant des statues khmères, au Siam, en 1923; avec Julien Benda et André Gide à la Mutualité en 1935; devant un Potez 54 de l’escadrille « Espana » en 1936; discutant avec De Gaulle, une main dans la poche gauche de son veston, en 1965; tenant le bras de Michel Debré en 1968 sur les Champs-Elysées; ou encore rêvant à soixante-dix ans de partir pour le Bengadesh, assis au coin du feu avec ses chats, à Verrière-le-Buisson, chez Louise de Vilmorin... Malraux, c’est une figure, ou plutôt un emboîtement indéfini de figures. C’est aussi une trajectoire à bifurcations et rebondissements: portrait du débutant habillé de tweed ou de soie, une rose à la boutonnière, en jeune homme dilettante, chineur, revendeur et éditeur avant guerre de livres d’art parfois érotiques, aventurier plus ou moins trafiquant parti au Cambodge à la recherche de statues khmères, révolutionnaire anticolonialiste, Prix Goncourt 1933, communiste engagé au côté des républicains dans la guerre d’Espagne, résistant, mais tardif, commandant de la Brigade Alsace-Lorraine, cofondateur du R.P.F, Premier Ministre de la Culture de la Vème République, théoricien de l’art, mémorialiste, et à présent cendres au Panthéon, là même où par une oraison dont le lyrisme assailli par les intempéries est resté célèbre il accompagna naguère Jean Moulin... Malraux fut cet acteur controversé et ce témoin privilégié du XXème siècle dont la destinée même fait image ou devient scénario, au plus près des péripéties sanglantes du siècle, et telle qu’elle paraît aspirer à se confondre tout entière avec lui.

La question qui dès lors se pose à ceux qui tentent de regarder au-delà des images pour interpréter cet espèce de mythe incarné que Malraux est devenu, est de comprendre comment s’ajointent les pièces de ce puzzle photographique... Ou plutôt, selon quelle logique passe-t-on du romancier de La Condition humaine à l’auteur des Antimémoires et du Musée imaginaire ? Et, dans les romans eux-mêmes, comment s’explique l’évolution qui conduit de la solitude héroïque de La Voie royale ou des Conquérants à la communauté épico-lyrique de L’Espoir? Comment Malraux parvient-il à renouer avec le sentiment épique dans un monde qui le récuse? Où puise-t-il son lyrisme ? A quelles valeurs cet agnostique amateur de farfelu et de coups d’éclat s’est-il finalement adossé? Telles sont quelques-unes des questions que voudrait poser cette conférence qui se propose de retracer les principales étapes de l’itinéraire de Malraux et d’insister tout particulièrement sur ce point d’aboutissement d’une expérience, d’une écriture et d’une pensée que constitue son oeuvre ultime, et en un large sens testamentaire, Le Miroir des limbes.

 

 

André Malraux, qui naquit à Paris en novembre 1901, fait son entrée sur la scène littéraire dans les années 20. La France vient alors de sortir de la Grande Guerre. C’est, pour la jeunesse intellectuelle de cette époque, un temps de remise en cause, d’amertume, d’angoisse et de dénigrement profonds: à Verdun se sont englouties les valeurs de l’Occident chrétien; les idéaux humanistes du XIXème siècle se sont ensevelis dans la boue et le sang des tranchées. On sait aujourd’hui que ce qu’il en pouvait encore subsister est définitivement parti en fumée trente ans plus tard, dans les fours crématoires du nazisme. Le XXème siècle signe et contresigne la défaite du spirituel et la mort de l’idéal. Marcel Arland, parmi d’autres, parle à propos du climat des années 20 de « nouveau mal du siècle ». L’heure est au rire sardonique de Dada et aux provocations des surréalistes. André Malraux s’inscrit dans ce climat de désabusement dandyste et fantaisiste en publiant ses premiers textes à la naïveté parodique: « Royaume farfelu » et « Lunes de Papier », qui paraît en 1921, avec des bois gravés de Léger. Les titres mêmes des fictions qu’il compose à cette époque, dans l’ombre de Max Jacob, manifestent une ironique prise de distance avec la gravité littéraire, un refus du sérieux, une poésie moqueuse, ecclectique et bizarrement dérisoire: « Ecrit pour une idole à trompe », « Journal d’un pompier du jeu de massacre », « Ecrit pour un ours en peluche », « Lapins pneumatiques dans un jardin français »...

 

Mais ce dandysme parisien, alimenté de travaux et de tractations strictement littéraires, ne saurait satisfaire celui qui, enfant, a beaucoup lu Walter Scott, Fenimore Cooper, Alexandre Dumas, et qui rêve de destinées légendaires, de coups d’épées et de grandeur. Malraux a besoin d’action, de causes et d’impulsions.  En 1923, il s’embarque avec sa femme Clara pour effectuer en Indochine une « mission archéologique » dont il tirera la matière de La Voie royale. Sans doute s’agit-il alors, entre autres motivations, dont certaines sont purement mercantiles, de renouer les fils d’une légende perdue et d’aller à contre-courant du siècle, jusqu’au bout d’un rêve héroïque de l’Histoire avec un grand H. Malraux n’est pas encore acteur dans l’Histoire réelle, comme il y parviendra plus tard en s’engageant, mais d’ores et déjà dans sa Légende, son fantasme, sa mémoire la plus reculée et la plus étrange, là même où le réel se confond avec le merveilleux. Il se rend au fond de la forêt cambodgienne dans un espace où le temps même paraît aboli. Il y pousse pour la première fois la porte de son propre Musée imaginaire. Il associe un songe héroïque à la poétique des ruines. Il entreprend, en fait, de briser à sa façon les jeux de miroirs du « culte du moi » hérité du XIXème siècle. Sa liquidation, comme chez Gide ou Claudel, prend la forme d’une échappée, d’un raid hors de la vieille Europe. C’est en quelque sorte un voyage en direction des ruines mères d’un romantisme personnel qu’il effectue par le biais d’une « mission » au pays des ruines khmères. A la même époque, il écrit dans « Les Nouvelles littéraires » ces phrases curieusement révélatrices de son état d’esprit: « Toute la passion du XIXème siècle, attachée à l’homme, s’épanouit dans l’affirmation véhémente du Moi. Eh bien! cet homme et ce moi, édifiés sur tant de ruines et qui nous dominent encore, que nous le voulions ou non, ne nous intéressent pas. »

Aux modernes ruines mentales occidentales sont ainsi substituées d’autres ruines, archéologiques, millénaires et orientales celles-là, vis-à-vis desquelles le jeune aventurier européen vient à la fois faire l’épreuve de sa solitude, de l’irrémédiable défaite de son idéal, et de la puissance de métamorphose propre aux oeuvres de l’art dans lesquelles l’homme a déposé la forme belle d’insolubles questions. Cette traversée de la brousse et de la jungle cambodgiennes sur lesquelles règnent les insectes est aussi un moment d’apprentissage de la précarité et d’initiation à l’engagement collectif: au sortir de la forêt tropicale, accusé d’avoir volé des statues, inculpé, assigné à résidence pendant six mois à Pnom Penh où s’instruit son procès, Malraux découvre de près les misères et les injustices du colonialisme. Il prend alors parti pour les indigènes et participe à la direction clandestine d’un groupe de nationalistes indochinois baptisé Jeune Annam. Ainsi que l’écrit Jean Lacouture, « parti informe et divisé, entraîné par ses refus et ses nostalgies plus que par ses volontés (...), il revient, concentré sur lui-même, un peu plus conscient de sa révolte, construit par son combat. »

L’échec de l’aventure solitaire l’a donc conduit à croiser une première fois les routes de l’Histoire réelle et à rechercher dans un engagement concret la possibilité d’une valeur et d’un sens. De cet apprentissage d’une communauté, La Condition humaine accomplira plus tard la mise en forme romanesque. Bouclant la trilogie asiatique entreprise en 1928 avec Les Conquérants, Malraux se transporte cette fois du côté de la révolution chinoise, ou plutôt de la révolte communiste de février 1927 qui a vu le Parti communiste chinois s’emparer de Shangaï mais attendre en vain l’aide de Chang-Kaï-Shek. Histoire d’une défaite provisoire, La Condition humaine est aussi celle d’une fraternité qui refuse la fatalité et qui sauve de l’absurde. Comment un homme peut-il donner un sens à sa vie, si ce n’est en affirmant sa liberté à l’intérieur même des limites qui lui sont assignées par sa condition et que l’action révolutionaire le contraint impitoyablement à vérifier? Telle est la vraie question traitée par ce roman qui, comme Le Voyage au bout de la nuit de Céline, paru une année plus tôt, traverse l’histoire d’une époque pour en transformer la substance en imaginaire. A ce stade de son évolution, et devant la montée des périls nazis, Malraux s’engage de plus en plus. En 1933, l’année même où est publiée La Condition humaine, il adhère au mouvement antifasciste et participe au côté d’André Gide aux réunions de l’Association des écrivains et artistes révolutionaires. Dans la Préface du « Temps du mépris », en 1935, il affirme que « le communisme restitue à l’individu sa fertilité ». Il en parle même avec des accents mystiques, comme d’une « communion possible dès maintenant avec le peuple ». Mais c’est une communion « doublée d’une volonté de conscience », ajoute-t-il à la Mutualité, en 1935. Il oppose alors très résolument l’engagement collectif à la pure dépense individualiste du dandy qu’il fut dans les années 20 et dont la figure farfelue le poursuit pourtant à travers l’étrange personnage de Clappique. Il l’oppose également à la loi du désir et à la volonté de puissance qui conduisait « Les Conquérants » à leur perte. Il n’est plus celui qui pouvait déclarer : « Je veux (...) une certaine forme de puissance; ou je l’obtiendrai, ou tant pis pour moi. »

 

 

C’est la guerre d’Espagne qui fait franchir à Malraux un nouveau pas décisif et entrer plus résolument dans la double voie de l’action collective et du lyrisme. En passant de La condition humaine à L’Espoir, et de Shangaï à l’Espagne, Malraux dépasse « l’illusion lyrique » de la « ferveur révolutionnaire » inorganisée pour accéder à la vérité du lyrisme qui est à ses yeux la fraternité. L’Espoir est un livre de propagande dans lequel il s’agit de rallier une opinion et de faire entendre un appel à l’aide. Ce roman tente en vérité de sauver dans l’écriture la révolution espagnole au moment où celle-ci est écrasée par le franquisme. De sorte que dans le temps même où par un engagement actif il adhère directement à l’histoire de son temps, Malraux vise un au-delà de l’histoire : il regarde par delà le désespérant verdict momentané des forces et des faits, vers un horizon de valeurs, une promesse de libération plus forte que la fatalité de la défaite. Faisant oeuvre romanesque, comme interrogeant plus tard les oeuvres d’art, il s’agit toujours pour lui à la fois de s’inscrire dans l’histoire et de s’en évader en prêtant sa voix aux actions et aux oeuvres qui se révoltent contre l’inflexibilité de ses lois. De ce point de vue, la voix lyrique que l’on entend dans L’Espoir est le poème des ombres. Les vieilles femmes espagnoles qui montent en cortège vers la Sierra pour y récupérer des aviateurs républicains blessés dont les appareils ont été abattus anticipent à la fois sur les figures de la Résistance et sur les voix du silence. Cette galerie de silhouettes et de visages que le roman rassemble et sauve de l’oubli est aussi celle dont l’auteur du Triangle noir a contemplé les traits grimaçants sur les sombres tableaux de Goya. Les fonds noirs de ces peintures, expliquera-t-il dans l’essai consacré à ce peintre, semblent représenter la nuit, mais « leur fonction est bien plutôt celle des fonds d’or du Moyen Age : ils arrachent la scène à la réalité, la situent immédiatement, comme la scène byzantine, dans un univers qui n’appartient pas à l’homme. » En prêtant sa voix propre à une communauté vaincue dont l’écriture préserve et poursuit le combat Malraux a ainsi glissé de l’héroïsme de « la voie royale » au lyrisme des « voix du silence », et du roman au mémorial et à la méditation. C’est la puissance de sublimation du lyrisme même qui renoue poétiquement les fils de l’épopée que l’histoire a séparés. Pour qui y regarde de près, sous la peau de l’homme d’action perce déjà le visage du Ministre et de ses Oraisons funèbres.

 

En 1940, fait prisonnier par les allemands, Malraux s’évade. Installé dans le midi de la France, à Roquebrune-Cap Martin, il éconduit les visiteurs (dont Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir) qui le pressent de s’engager contre l’occupant. Il passe l’essentiel de la guerre à rédiger Les Noyers de l’Altenburg et La Psychologie de l’Art. C’est en 1944 qu’il s’engage réellement dans la Résistance, à la tête de la Brigade Alsace-Lorraine, sous le pseudonyme du colonel Berger. En 1947, il participe à la création du Rassemblement pour le peuple français avec le Général de Gaulle. En 1958, il devient Ministre de l’information et chargé de la culture. Qui dit Ministre, dit Ministère, c’est-à-dire, autant que l’idée d’une puissance, celle d’un service et d’un office. N’oublions pas qu’en latin, Minister désigne le serviteur, le domestique, le prêtre d’un Dieu, l’instrument, l’agent, l’intermédiaire... Le Ministère est donc tout le contraire du Magistère. Et ce dont Malraux va se faire l’officiant, c’est de la grandeur même : celle de l’Histoire ou celle des chefs d’oeuvres de l’art...

 

Publiées en 1967, les Antimémoires (qui composent avec La Corde et les souris l’ensemble intitulé Le Miroir des limbes achevé et entré dans la Pléiade en 1976) constituent, avec les textes sur l’art (Les Voix du silence, La métamorphose des dieux), l’oeuvre la plus significative de cette nouvelle période. C’est la somme d’un bilan, d’une réflexion et d’une vision qui interrogent la part d’éternité contenue dans les oeuvres et les actes périssables des hommes. « Pourquoi me souvenir? » se demande Malraux dès l’ouverture de son nouveau livre? « parce que, ayant vécu dans le domaine incertain de l’esprit et de la fiction qui est celui des artistes, puis dans celui du combat et dans celui de l’histoire, ayant connu à vingt ans une Asie dont l’agonie mettait encore en lumière ce que signifiait l’Occident, j’ai rencontré maintes fois, tantôt humbles et tantôt éclatants, ces moments où l’énigme fondamentale de la vie apparaît à chacun de nous comme elle apparaît à presque toutes les femmes devant un visage d’enfant, à presque tous les hommes devant un visage de mort. » On l’a compris, il s’agit cette fois pour Malraux de quitter la scène romanesque pour prêter voix directement à ce qui la fait naître : le mystère même de vivre. Car le seul fait de vivre et de disparaître est une question posée.

Garine se demandait déjà dans Les Conquérants  « quels livres valent d’être écrits, hormis les Mémoires ? » : ce sont les ouvrages les plus nobles, car ils témoignent de la rencontre de l’homme et de l’histoire, voire de son action sur celle-ci et de son inscription concrète dans le temps. Mais ce sont aussi les plus vains ou les plus mélancoliques puisqu’ils se souviennent d’une action achevée et d’une puissance perdue. Malraux partage avec Hegel une véritable fascination pour l’Histoire qui constitue par excellence le lieu où l’humanité même devient lisible, l’espace à travers lequel elle « se cherche une vocation ». Elle est cette scène dramatique où l’homme peut se connaître en rencontrant autrui et en défiant la mort. Le héros, pour Malraux, est moins un individu privé qu’une conscience historique traduite en actes. L’auteur des Antimémoires ne serait pas loin de voir par exemple en De Gaulle ou Mao la même espèce de silhouette que Hegel discernait en Napoléon : la pulsion même de l’histoire, l’incarnation de son esprit. Pour Hegel, c’est ainsi l’Esprit qui se perfectionne à travers le temps, grâce à l’action inspirée et décisive des Grands hommes, sur un rythme dialectique qui voit s’affronter l’idée et la nature. Sa philosophie, on le sait, est inspirée par une visée téléologique du Progrès. Pour Malraux l’agnostique, citoyen d’un siècle que paraît gouverner l’aléatoire, un tel progrès est une chimère idéaliste. L’homme, hélas, ne se perfectionne pas à mesure que vieillit et se complique son monde. L’Histoire n’est pas l’autobiographie de Dieu. Malraux est le romancier ou l’antimémorialiste du siècle le plus abandonné et le plus désespéré. Il s’agit dès lors pour lui d’élever jusqu’à la grandeur un héros incroyant, miné par le sentiment de l’absurde, hanté par la vanité du monde, et qui n’a d’autre solution, pour échapper au désespoir qui immobilise, que de « jouer sa vie sur un jeu plus grand que soi. » Et ce jeu plus grand que soi, après avoir été tout d’abord celui des Conquérants que la chimère enflamme, est devenu de plus en plus celui de la fraternité même, seule susceptible de « faire accéder les hommes à des domaines où ils n’accéderaient pas seuls ». A l’individualisme tragique des années 20 s’est ainsi substituée la fraternité virile : l’oeuvre de Malraux tend vers l’épopée, dans la mesure où elle projette sur la silhouette du héros tragique celle d’un héros collectif dont la figure prend une valeur esthétique autant que morale.

 

Ce titre d’Antimémoires invente dès lors un nouveau genre en récusant la tradition de l’autobiographie: ni « Mémoires », ni Confessions, c’est-à-dire ni historiographie, ni « misérable petit tas de secret ». Entre objectivité et subjectivité, Malraux définit un espace intermédiaire, propice à la méditation beaucoup plus qu’à la reconstruction du « moi », à partir d’une série de refus: « J’appelle ce livre Antimémoires, parce qu’il répond à une question que les Mémoires ne posent pas, et ne répond pas à celles qu’ils posent; et aussi parce qu’on y trouve, souvent liée au tragique, une présence irréfutable et glissante comme celle du chat qui passe dans l’ombre : celle du farfelu dont j’ai sans le savoir ressuscité le nom. » La question à laquelle les Mémoires ne répondent pas serait « que peut un homme face à la mort? » Quant au farfelu, il dénonce précisément le caractère dérisoire des Mémoires traditionnelles qui rapportent ou glorifient des faits dont le temps en définitive a eu raison. Dressées contre l’enfance, contre le « tas de secrets », contre le « Je », curieuses des actes et de leur sens, les Antimémoires font entendre l’inquiétude passionnée d’un témoin de l’Histoire, moins soucieux de rapporter des choses vues ou vécues par lui-même ou par d’autres que d’en prendre la mesure. Comme dans les Voix du silence, mais en prenant appui sur une matière humaine et historique autrement périssable que celle des oeuvres de l’art, puisque c’est ici la matière même des actes et des faits, Malraux réfléchit sur « la signification que prend la présence d’une éternelle réponse à l’interrogation que pose à l’homme sa part d’éternité - lorsqu’elle surgit dans la première civilisation consciente d’ignorer la signification de l’homme ». C’est par la puissance des questions qu’elles posent que les oeuvres et les actions des hommes sont susceptibles d’être sauvés de l’oubli. Ministre et écrivain, Malraux met sa plume au service de ce qui demeure. Il se pose avant tout en interlocuteur. Il écoute et répercute les voix les plus diverses. « Peut-être n’ai-je retenu de ma vie que ses dialogues » écrit-il...

S’il ne s’intéresse pas au « moi », c’est que son vrai sujet demeure la Condition humaine. Le Miroir des limbes peut ainsi être lu comme une autobiographie de la Condition humaine, c’est-à-dire un mémorial moderne des questions que l’homme pose vis-à-vis de la mort: « Ce qui m’intéresse dans un homme quelconque et en moi, c’est la condition humaine; dans un grand homme ce sont les moyens et la nature de sa grandeur; dans un saint le caractère de sa sainteté. Et quelques traits, qui expriment moins un caractère individuel qu’une relation particulière avec le monde». Pour Malraux, la dignité, la part divine de l’homme, n’est autre que son aptitude à affronter le monde et le mettre en question: « Réfléchir sur la vie -sur la vie en face de la mort- sans doute n’est-ce guère qu’approfondir son interrogation. » Il ajoute dans une lettre à Gaëtan Picon: « C’est dans l’accusation de la vie que se trouve la dignité fondamentale de la pensée, et toute pensée qui justifie réellement l’univers s’avilit dès qu’elle est autre chose qu’un espoir. »

 

Relisons les premières lignes des Antimémoires.  Ce volume s’ouvre directement sur l’inscription du sujet dans l’Histoire : « Je me suis évadé, en 1940, avec le futur aumônier du Vercors. » D’emblée sont présents la référence à la tragédie d’une défaite (1940), l’action qui libère (je me suis évadé), le compagnonage, la fraternité. Mais c’est déjà, également, la question du genre autobiographique (ou plutôt de la situation même de ce livre par rapport à ce genre) qui se trouve posée, tant par cette première phrase et les quelques lignes qui la suivent, que par l’épigraphe qui précède cette ouverture : « 1965, au large de la Crète ». De cette épigraphe, nous avons l’explication trois pages plus loin : Malraux est en croisière, au repos, au large de l’Histoire pourrait-on dire (ou de son histoire) autant que des hauts lieux de la mythologie antique. Il se trouve alors dans la position du contemplateur méditatif « Je reprends, par ordre des médecins, cette lente pénétration, et regarde le bouleversement qui a empli ma vie sanglante et vaine... » (12) Nous nous trouvons donc, en quelque manière, en présence d’une autobiographie forcée, ou de Mémoires contraintes. L’homme d’action, immobilisé par l’âge, la fatigue et la maladie poursuit son action par d’autres moyens. Nous pouvons lire cet incipit comme une réplique de la situation romanesque héroïque : le bateau qui rôde aux abords des côtes, le cadre où s’affichent les dépêches, rappellent l’univers des Conquérants. La dimension épique perdue se trouve lyriquement reconstruite et revécue tout en étant tenue à distance. Autant dire que l’antimémorialiste refuse le retrait ou le désengagement propre au mémorialiste. L’action demeure ce songe insistant qui nourrit et motive l’écriture.

L’ouverture de ce texte introduit par ailleurs la question de la Confession,  dont on sait depuis Rousseau combien elle définit en propre le genre autobiographique. Mais cette question se trouve ici directement liée à celle du sens de la vie, à travers la figure de l’aumônier. Elle lie d’emblée le « je » à une interrogation globale sur la condition humaine (relire le passage d’ouverture).  « Qu’est-ce que la confession vous a enseigné des hommes? » : c’est là tout ce qui intéresse Malraux. Et notamment dans son propre projet autobiographique dont je répète qu’il n’est pas tourné vers l’étude de soi mais vers la Condition humaine. Cette ouverture à la fois absolutise la Confession (en renvoyant directement au religieux) et la relativise (par les propos du prêtre : « la confession n’apprend rien  », « il n’ y a pas de grandes personnes. »

Le ton même de ce texte nous en persuade, tout autant que la mise en scène du geste de l’aumônier levant « ses bras de bûcheron dans la nuit pleine d’étoiles », c’est la grandeur qui retient Malraux. Elle correspond, comme l’héroïsme, à ce qui se détache du nombre en faisant oeuvre pour lui. L’acte noble, tel qu’il s’inscrit ou se projette dans l’Histoire tend vers la légende. Il fait image, il devient symbole. Il se détache sur un arrière-plan nocturne comme dans un tableau. Le moi, chez Malraux, reçoit en définitive sa valeur de son rapport à ce qui l’outrepasse. Son oeuvre cultive une relation à l’exception qui voudrait transformer l’admiration en ferveur, puis en engagement selon un principe de contagion lyrique. Comme les textes sur l’art, le Miroir des Limbes médite sur l’action héroïque que les romans avaient mise en scène afin d’en délivrer le sens. Il y a donc dans ces ouvrages de la dernière partie de la vie de Malraux un mouvement critique et lyrique à la fois qui constitue en objet d’écriture cela même qui fut naguère l’impulsion ou le sujet de l’écriture. La « lutte avec l’ange », le « démon de l’absolu » constituent en définitive l’unique et essentiel sujet de l’oeuvre de Malraux. Le Miroir des Limbes n’est pas seulement une méditation sur l’Histoire; c’est aussi une relecture des fondations et de la substance même des romans (certaines parties -on le sait- sont issues de romans avortés ou perdus, comme Les Noyers de l’Altenburg) : le Miroir des limbes est miroir des limbes du roman et par là il s’affranchit de l’histoire en tant que celle-ci est soumise à une chronologie. C’est en lui que le romanesque se regarde et réfléchit sur sa raison d’être. Malraux l’affirme précisément dès les premières pages : « Je reprends donc ici telles scènes autrefois transformées en fiction. Souvent liées au souvenir par des liens enchevêtrés, il advient qu’elles le soient, de façon troublante, à l’avenir ». C’est dire que ces limbes sont porteuses d’espoir et que leur écriture reconvertit la substance d’oeuvres perdues ou inabouties en une nouvelle promesse d’avenir. Ici, comme partout ailleurs dans la poétique de Malraux, la puissance de la métamorphose est à l’oeuvre.

Ainsi engagé dans un vaste processus de réflexion et de reconstruction lyrique, Malraux s’affranchit des contraintes qui pèsent sur le mémorialiste. Ses Antimémoires ne dévident pas le fil d’une vie et ne rapportent pas une chronologie d’expériences, tout comme sa Psychologie de l’art n’est pas une Histoire de l’art. Malraux, tout au contraire, rapproche les images, lie les oeuvres les unes aux autres, fait se télescoper les faits, les épisodes, les moments et les références. Le lyrisme sous sa plume fait office de liant. Il participe à la recherche des rapports entre des éléments hétérogènes, empruntés à des cultures et des époques distinctes. Quand Malraux se demande ce qui unit Picasso et Lascaux, il est à la recherche du sens même de ce geste qui conduit les hommes à tracer des signes et créer des oeuvres. Le principe constant de sa démarche est la comparaison. Dès son premier essai sur l’art, daté de 1922, et qui consiste en une Préface au catalogue d’une exposition de l’oeuvre de Galanis, Malraux formule l’un des thèmes majeurs de sa pensée : « Nous ne pouvons sentir que par comparaison. Le génie grec sera mieux compris par l’opposition d’une statue grecque à une statue égyptienne ou asiatique que pare la connaissance de cent statues grecques. » D’où ces télescopage, ces courts-circuits, ce débit saccadé et haletant qui brasse dans la parole et l’écriture les moments et les lieux. D’où aussi le style étonnant de l’écrivain faisant alterner les scansions fiévreuses de l’art oratoire et le tissage poétique d’une prose à la manière de Chateaubriand avec les ruptures, dérapages, courts-circuits de la modernité.

 

Malraux trace ainsi une étrange trajectoire. Son oeuvre s’ouvre dans la dérision pour s’achever dans la grandeur, mais sans jamais perdre de vue ni ce qui menace la grandeur ni ce qui l’exalte. Cet agnostique parle dans sa prose le langage religieux de la poésie, car il a compris que l’écriture est avant tout comme la pensée une affaire de relations: dire une chose par une autre, ou dire une chose avec une autre, c’est cela le poème qui est lui aussi une affaire de rapprochement et de fraternité. Malraux s’entoure d’un culte pour refuser la croyance et transformer le doute en une interrogation essentielle. Dans le Miroir des Limbes, il ne raconte pas son histoire, il raconte l’Histoire et s’absorbe en elle. Miroir des limbes ne signifie somme toute que temps des questions, mais élevées cette fois à la dignité ou à la force de conviction d’une affirmation: chaque geste accompli dans l’histoire, comme chaque chef-d’oeuvre de l’art est à la fois une question que l’homme pose à sa destinée et une réponse qu’il oppose au néant qui l’entoure. Ce que Malraux appelle un « anti-destin ».


© Jean-Michel Maulpoix, 2000