"Est-ce
qu’on peut essayer, oui ou non, d’arrêter un moment
l’affreuse machine à ne pas penser, à ne pas connaître,
à ne rien savoir, là où justement il y a tant à savoir?
(…) Est-ce qu’on peut essayer de "comprendre"
le crime des passagers inertes et muets sans tomber immédiatement
sous la hache des censeurs qui vous tranchent d’un coup la
langue pour pacte avec le crime?"
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L'exemple
d'Annie Leclerc
Philosophe, écrivain, militante, Annie Leclerc est morte le vendredi 13
octobre, à l'âge de 66 ans. Cette femme de lettres
engagée fut notamment très active au sein de la Maison des
écrivains. Son oeuvre et sa vie tout entières furent
combat, contre l'arbitraire, pour la pensée et la vie réellement
vivante...
On lira avec intérêt sur
Périphéries l'important entretien qu'elle a donné à
Mona Chollet sous le
titre "Penser
sans entraves". Elle y évoque son livre L'enfant
le prisonnier que lui ont inspiré quinze ans d'ateliers
d'écriture en prison :
"Il n’y a pas de
mots plus forts, plus pénétrants, plus aigus que ceux du
prisonnier en train d’écarter les barreaux qu’il a dans
la tête." "On n’imagine pas, dit-elle, tout ce
qu’on pourrait résoudre si on parlait plus, si on mettait
les gens en confiance de parole, si on leur témoignait que,
oui, ils sont intelligents, ils ont choses à dire. On a
toujours du mal à me croire quand je dis ça, et pourtant,
j’ai rencontré plus d’intelligence et de profondeur
chez les détenus que chez mes élèves. Parce qu’un jeune
élève de terminale, il a déjà une certaine idée de ce
qu’il est, de ce qui est bien, de ce qui est juste… Les
prisonniers, eux, contrairement à ce qu’on pourrait
croire, ont une très mauvaise opinion d’eux-mêmes. Ils
se considèrent comme de la sale engeance, ils se méprisent
beaucoup. Mais quand on leur laisse la possibilité d’écrire
ce qu’ils ont sur le cœur, comment ils voient les choses,
en leur disant qu’on se fiche des fautes d’orthographe,
qu’on n’est pas là pour ça, qu’on n’a pas de stylo
rouge, qu’il n’y a pas de note, pas d’examen au
bout… C’est formidable, ce que ça peut donner. J’ai
l’impression que c’est ça qu’il faudrait faire, systématiquement."
La parole, la pensée, l'exemple
d'Annie Leclerc sont aujourd'hui à méditer, en un temps
où il n'est plus question que de durcissement des peines...
Extrait de Jouissances d'Annie
Leclerc, paru aux éditions Grasset :
"(...) Or, je suis corps. Je pense
vers le corps et je parle ce qui de mon corps se porte au
corps. Vivante, je tends à l'affirmation de la puissance
qui traverse mon corps. Et c'est ainsi que je ne suis pas
femme comme il est dit dans la parole de l'homme.
Mais
l'homme lui-même où est-il ? Dans sa parole ? Ne serait-il
pas aussi dans ce lieu du silence que sa parole instaure…
Car il est corps lui aussi, et vivant, il tend à
l'affirmation de la puissance qui traverse son corps.
Alors
comment pourrais-je le connaître en Don Juan, dans
l'exhibition de ses pouvoirs, ou dans la pensée de la négation
? Sachant ce que veut le corps je sais que je ne peux
identifier l'homme aux signes du pouvoir à l'intérieur
desquels il s'exprime. La parole de l'homme n'est pas sa
parole, mais une parole déjouée.
Et
pas plus que rien ne me voue nécessairement au silence dans
lequel le pouvoir m'a enfermée, rien ne voue nécessairement
l'homme à la parole qu'il profère.
De ce
que la pratique du pouvoir, l'exercice d'une pensée et
d'une parole acquises à la valeur de la négation, la
conduite amoureuse selon le schéma conquête - possession,
se trouvent ensemble du côté de l'homme, je ne peux rien
en conclure que l'homme en général, et rien supposer de la
nécessité d'un lien qui l'unirait à ces pratiques.
Ce
qui reste déterminant, c'est qu'il y a du pouvoir sur fond
de puissance déjouée, de la parole sur fond de silence."
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