I.M.G.I*
Je
ne l’ai connue que vêtue de noir. Un peigne
d’écaille dans ses cheveux gris. Les yeux
aussi d’un gris étrange. Lavé de vieilles
larmes. Toute sa personne un peu voûtée. Par
quel fardeau que je porte à mon tour ?
Voilà ce qu’il m’importe à présent de
comprendre…
Je
n’ai pas de pays natal. Seulement un temps
natal. Fait de croix blanches, de drapeaux fléchis,
de sonneries aux morts et de brouillards de
novembre. Un temps beaucoup plus vieux que moi.
Des photographies s’en souviennent, des récits,
quelques objets… Et des larmes encore dans les
yeux de ma mère. Un temps que l’on m’a légué
en me donnant le jour. Un âge dont il
m’appartient de consoler la douleur et de perpétuer
le souvenir. Le temps noir du poème.
Inexorablement, il relie ma naissance à la
disparition. Il m’enferme entre les quatre
murs de chagrin d’une chambre à part.
Là,
sont mes papiers, ma plume et mes livres.
Ecrivant, je garde les yeux fixés sur une
histoire qui ne m’appartient pas. Une légende
dont je suis le fils.
Dans
cette chambre de mots, je continue d’apprendre
à lire. Fidèle ainsi à sa mémoire. Je
reste son élève, soucieux de progresser.
Appliqué à mieux dire. Recherchant le
mot juste.
Toujours,
sa silhouette se penche sur mon épaule. De son
cœur mort, je suis le scribe. Je continue
d’aimer les cahiers neufs. Et, jusque dans la
chambre, les odeurs de cuisine. Une dictée, une
récitation après la classe, cela que
l’écriture demeure après toute ces années.
Un dimanche, un jeudi après-midi : un
autre temps qui vient en plus, ou à côté. Un
temps à part. Cette lumière qui décline :
c’est le soir à présent. Le mot « tilleul »
ou le mot « soupe » répètent son
intimité grise.
Stricte.
Cette femme était stricte. L’ai-je vue
sourire ? Je ne m’en souviens pas. Et
pourtant son image est douce. Aujourd’hui
comme naguère je reviens auprès d’elle
trouver refuge.
M’aurait-elle
« volé » à ma mère ? Ainsi
posée, la question est stupide. Si fiévreuse
était leur intimité que je devinais en l’une
ce que l’autre tenait silencieuse.
Ces
pages : un bref mémorial. Juste un chemin
de signes reconduisant mon encre à sa source.
En remontant le cours. S’efforçant de dire le
pourquoi de ce corps noir.
Il
me reste si peu de souvenirs. Aucun détail à
rapporter. Juste une silhouette de veuve sombre
dont brille le regard gris. Oui, que l’on
n’oublie pas cela : de l’éclat, avec
elle, est venu se mêler à mon goût secret du
malheur. Ecriture : elle m’offrit
le poison avec son antidote.
Ienné.
C’était son nom à elle. Georgette de son prénom.
Elle.
Ce noyau noir. Ce vide en moi creusé. Ce vide
dont je suis né.
Elle,
l’Institutrice, ma grand’mère. L’ouvrière
des signes. La Maîtresse. La Directrice. La Mère-grand.
Cette odeur de soupe, de craie et de chagrin
dans mon encre.
Elle,
demeurée limpide. Installée au ciel. Et pour
toujours ce même bleu gris, couleur de la pensée,
du souci. On dit que c’est la couleur du monde
tel que le nouveau-né le perçoit.
Biographie :
je ne la connus que vêtue de noir, les cheveux
blancs tenus par un peigne d’écaille. En
deuil de cet éphémère mari qui avait partagé
son lit quelques mois, le temps de lui faire une
enfant, puis l’avait laissée veuve à trente
ans, dévouée toute à autrui, ayant tiré un
trait sur sa propre vie, ne sachant ou ne
voulant plus savoir ce que pouvait être une
main d’homme, et n’ayant plus de corps à
elle, peut-être même plus de désir, tricotant
des pulls pour ses petits enfants, leur
apportant parfois des gâteaux le dimanche, et
pour le reste buvant sa soupe, son bol de
tilleul ou son café au lait, soir après soir
toute la semaine.
Elle
avait acheté un poste de télévision. Quand je
venais dormir chez elle, de temps en temps, le
samedi soir, après les classes, elle
m’installait pour la nuit sur le canapé du
salon et nous regardions ensemble Au nom de
la loi, avec Steve Mac Queen, Zorro,
ou Rintintin. Je conserve de ce temps-là
peu de souvenirs distincts :
l’architecture étrange de l’immeuble
moderne où elle habitait, surnommé « la
banane », l’emplacement du buffet dans
le salon, où elle conservait soigneusement deux
ou trois paquets de cahiers neufs (j’appris à
écrire sur leurs gros carreaux), la couleur
gris-violet du couvre-lit, et dans la cuisine
deux bols de porcelaine. Rien de plus. La mémoire
me manque. Peut-être se résume-t-elle toute en
définitive à ce simple titre de série télévisée
« Au nom de la loi », tant cette
femme inscrivit en moi quelque chose comme un
ordre : une structure et une destinée.
Ne
rôde-t-il ainsi, au-dessus de quantité d’œuvres,
la figure obsédante d’une chère morte qui
fixe à l’écrivain son sort et son devoir ?
Des
désirs sans objet, des chimères, des amours désaffectées,
telles furent mes ruines précoces. Toute une
vie construite autour de l’idée que « le
bonheur ne peut jamais avoir lieu. »
Est-il possible que de notre propre vie nous ne
soyons que les fantômes ?
Sa
peau, jusqu’à l’angoisse, a manqué de
caresses. Sinon, pourquoi en serais-je venu à
sucer la langue comme un sein et à rechercher
la tiédeur dans la musique des mots ?
Je
n’ai pourtant guère écrit de poèmes. Peu de
vers, mais des phrases : la coulure précise
des larmes des morts dont chacun sait que les
joues sont de papier. Tirer de la noirceur des
fils nombreux, multiplier les nœuds ou briser
net… Fabriquer pour elle un corps
d’encre.
Poésie
en prose : la poésie est la muette. La
prose son habit noir.
Ne
resterait du corps qu’une toile d’araignée :
des frissons et des trous. De la peau, les
pores. Sur la page, à la pointe agaçante de la
plume, la recherche obstinée d’un autre
toucher. Une vie penchée, toute d’encre et
d’or. Sa vie à elle, couchée dans ma
chambre d’écriture.
Je
regarde le monde avec ses yeux gris. A travers
la pluie de novembre. Ecrire n’est que cela :
briller (en larmes) dans son regard à elle.
Donner à aimer ses yeux gris.
Jean-Michel
Maulpoix