Poèmes de Niels Frank extraits du numéro 84 de la revue "Le Nouveau recueil"

 

Ces poèmes sont traduits du danois par Monique Christiansen

 

Le recueil de Niels Frank "Une seule voie" est paru en 2005 à Copenhague aux éditions Samleren

 

 

 

 

 

 

Niels Frank

Une seule voie 

(extraits)

 

 

1

 

Sous le premier parapluie, un homme

un fonctionnaire d'après moi

l'un des fidèles entre les fidèles :

un titulaire de la prose.

 

Sous le deuxième parapluie, un deuxième homme.

Mais dire

      comme je le dis à présent

qu'il n'est jamais aussi heureux que sous la pluie à New York

c'est tout à fait idiot - pardon : tout à fait con.

Comment pourrais-je savoir ce qu'il pense ?

Moi qui déteste quand il pleut à New York

      Je pense à quoi ?

Je pense qu'un peu de pluie à New York ce n'est peut-être pas si mal.

Voyez vous-même : les parapluies poussent allègrement quand il pleut.

 

Sous le troisième parapluie, un troisième homme

qui sous la pluie découvre le monde qui ruisselle pour la première fois

      je pense

un mégot nageant dans l'eau de pluie

      la lumière rouge d'un restaurant délayée sur le trottoir

Je pense : sous le parapluie, tout est un univers intime.

Personne n'y a accès

à moins d'y être déjà.

 

Dans un de ces univers intimes un vieux monsieur laisse

à penser que nul ne l'a jamais quitté

      nul n'a jamais rêvé de lui.

Mais je n'en sais rien n'est-ce pas !

Quelqu'un peut-être rêve tristement de lui

      quelqu'un peut-être l'a réellement quitté sous la pluie.

L'espace sous son parapluie est noir comme dans un encrier

      une mélancolie.

Oh si l'on pouvait éclairer l'intérieur de cette noirceur.

Si l'on pouvait allumer un feu dans son encrier !

 

Un cinquième homme est mobile sous un cinquième parapluie

      mobile jusqu'à un certain point.

En lui s'affrontent (je pense) un ordre strict

un vain combat contre la négligence

      contre les ombres saugrenues

comme s'il était dans l'impossibilité d'oublier

tout ce qu'il n'a pas pu voir.

Dans le non-vu tous les détails font peur

      panneaux avertisseurs pour le souvenir : FAIS UN DETOUR.

 

Plus loin, sous un parapluie bleu marine, une femme

fait tourner son ciel.

Le squelette métallique sous l'étoffe tourne aussi en rond.

Tourne. Tourne.

Comme beaucoup d'X marqués les uns sur les autres :

le plaisir que donne le nom X.

 

Plus loin encore, un jeune couple s'agite

      tous deux se cognent sans arrêt sous leur unique   parapluie

            ils ressemblent à des bouées sur une mer         déchaînée.

Pour eux (je pense) tous les points sont également proches et lointains.

Pour eux (je pense) tout est juste à leur portée.

 

Les gouttes sur l'étoffe noire brillent comme du mercure

au-dessus d'un homme de plus sous un huitième parapluie

Et au-dessus d'un neuvième homme sous un neuvième parapluie

Partout ces parapluies qui se dressent

      qui s'élèvent

presque comme si chaque être humain entrait en éruption.

Partout, des pélerins s'en vont vers un endroit lointain

dépourvu de climat et de saisons

      de températures :

           chez eux.


 

2

J'oublie Gaza

      la Tchétchénie

           Guantanamo.

J'oublie les écoles incendiées et les enfants brûlés vifs

      les parents aux yeux éteints

           - d'où toute lumière a soudain disparu.

J'oublie les enfants bourrés de résidus chimiques

      ceux qui à chaque instant frappent à la frontière

           d'une vie inconnue. Mais personne ne leur ouvre.

J'oublie le fanatisme des matches de football

l'éternelle bousculade les braillements des spectateurs qui veulent leur mamelle.

J'oublie ceux qui luttent pour davantage de vacances

      davantage de temps sans les autres.

J'oublie qu'une cuite est déjà un petit séjour

à la clinique de désintoxication (aussi nommée la Cale sèche).

J'oublie les milliers d'antennes de télé plantées partout

      espèce d'extincteurs qui crachent des images de rêve

           jusqu'à ce que les rêves explosent dans toutes les           têtes.

 

 

J'ai déjà mentionné les politiciens

mais j'oubliais de dire qu'ils font partie de la bêtise

      du cynisme

           de l'étroitesse d'esprit

                 de l'hypocrisie

                       du calcul glacé

de ce qui mène directement au pouvoir.

Les terroristes aussi je les ai mentionnés

mais j'oubliais de dire qu'ils font partie de la bêtise

      du cynisme

           de l'étroitesse d'esprit

                 de l'hypocrisie

                       du calcul glacé

de ce qui mène directement au martyre.

-

La langue aussi je l'ai oubliée au milieu de tout ça

et la jouissance retorse que l'on éprouve à retourner ses mots et ses idées. Retourner. Retourner

si bien que pour finir rien n'est ce qu'il paraît être.

      Rien : toujours déguisé autrement.

J'oublie que la langue n'est plus fiable

      cette langue retouchée et archi-pelotée

           une langue pleine de coupures, d'ajouts et de           recollages.

Une langue qui ne sait plus que citer le mensonge.

 

J'oublie que la guerre des religions ne finit jamais

parce qu'on n'en finit pas de se battre pour la vérité.

J'oublie que tous ceux qui croient ont vu la lumière

      trouvé la vérité.

J'oublie qu'ils sont toujours sur la bonne voie.

Tous les autres ont trouvé le mensonge

et doivent avancer à tâtons dans une obscurité éternelle

      prendre la route qui mène directement au vide

           à l'inanité

                 à l'insanité.

Comme si la seule manière d'éviter le vide

était de s'enrôler dans la guerre.

 

 

J'oublie les services secrets et leurs officiers

      attachés au secret.

J'oublie les centrales nucléaires

      photographiées par un lointain satellite.

J'oublie que le premier secret

dévoile en secret le deuxième.

J'oublie les nationalistes furieux

pour lesquels la nation n'est qu'une famille contrefaite

malheur à qui n'en est pas membre :

il faudra le chasser avant potron-minet

      à l'aide du balai, de la poële et de torchons mouillés s'il le faut.

 

 

J'oublie tout ce qu'une haine peut renfermer de détresse

même si la détresse ne renferme aucune haine.

La détresse est toujours toute seule : privée de compassion

      privée d'avenir aimé

           privée de sens aimé.

J'oublie les femmes obligées de vivre toute une vie voilées

parce que les hommes tremblent de peur devant leur propre lubricité.

Pas de corps aimé. Pas de caresses.

J'oublie le suicide par internet

      les fonds de spéculation

           les empires médiatiques.

J'oublie les procès intentés aux dictateurs affaiblis

pour qui l'enfance de l'art est de simuler la folie.

J'oublie les images glacées des réclames montrant le chemin qui mène tout droit au bonheur

- Oh, le bonheur !

 

J'oublie combien le monde est merveilleux.

Pardon si j'ai dit

autre chose.


 

3

Je vois qu'il est dix-neuf heures trente-cinq à Broadway

Comme le temps passe. Tu me manques sans cesse

semble dire le cadran et ses signes fatals.

Fatals : comme si l'horloge était une roue de la fortune.

Fatals : rechercher sans cesse la vérité

si tu comprends ma langue légèrement poétique.

Si.

La langue dit : on voit à perte de vue les masques rouges suspendus

à leurs piquets métalliques tout le long de Broadway.

Oh : les feux clignotants. Maintenant, tu comprends.

Des feux clignotants !

Mais oui, naturellement.

Et que disent ces feux rouges ?

Ils disent : ÇA NE PASSE PAS.

Je reste donc là planté dans le vent entre les gratte-ciel

une mouche sur l'épaule. Des temps meilleurs

devraient tout de même venir nom de Dieu.

 

Chez Yolanda et José et leur petit Ed en Californie

on pose un gâteau sur la table

comme si le temps avait soudain décidé de se célébrer lui-même.

La crème fouettée fait des grumeaux sur le gâteau comme du moisi sur le bonheur

et au milieu de ce bonheur blanc de craie on voit les petits baisers sucrés des fraises.

Encore des masques rouges. Mais je l'ai déjà dit :

Si tu veux connaître la vérité

il s'agit de choisir les bons signaux.

Si.

Dessous c'est le gisement du chocolat et de la crème

      - davantage de vérité : ce que tu cherches est ce que tu trouves.

Non l'inverse ! Si tu cherches, n'est-ce pas.

Si.

 

Dans le monde des images, la chance est capricieuse

et la chance est chanceuse et coetera.

      la chance est séduisante que c'en est infernal.

Moi je l'ai vu maintes fois mais pas toi.

Quand les richards remontent et redescendent Broadway

dans leurs limousines qui rappellent des cercueils

devant les touristes épatés et les agents publicitaires aux mains automatiques

qui saluent du bout de leur chemise rutilante. Je me rappelle

avoir rêvé qu'on me donne un seul jour seul à New York

      sans les suppléments sans fin des journaux que l'on a oubliés une heure plus tard

           sans agents de change ni clochards ni jeunes artistes prometteurs.

Un seul jour. Mais ce jour n'est jamais venu.

Et PUIS QUOI : ce que j'obtiens est ce que je rêve.

Non l'inverse ! Si je rêve, n'est-ce pas.

Si.

 

Hélas comme le destin est capricieux et fatal et coetera

à cet instant tandis que fondent pendules et gâteaux

dans les grandes villes comme un mirage tellement déplacé

      l'oeuvre pailletée d'une fée du destin montant dans le bleu du ciel.

Dans ce monde d'images à l'intérieur du monde des images

ils riment à la perfection

      l'horloge et le gâteau

           et le gâteau et l'horloge.

Tu le vois bien toi-même en cet instant de grâce de dix-neuf heures trente-cinq.

Si tu vois quelque chose, n'est-ce pas.

Si.