J.-M.M.
: Que vous inspire, en commençant,
la notion d’hybridité que le
colloque des Twentieth century
french studies, qui s’est tenu cette
année à l’Université du
Connecticut, avait retenu comme
motif de réflexion ?
M.D. : Il
faut faire attention aux grands lieux
communs d’aujourd’hui. « Hybride » a
les faveurs. Métissage, mixage,
relation : ces mots-là vont contre la
pureté. Nous ne sommes pas des
cathares ! Toutes les valeurs
d’intégrisme sont à défaire. Il n’y a
pas de purification ! Ce qui ne veut
pas dire confusion… Et si « hybride »
devait servir à couvrir des
confusions, des complaisances, alors
attention, non ! Il faut discerner.
J.-M.M. : Vous
écrivez que l’une des tâches de
la poésie est de « veiller sur
la différence ». C’est ici la
question de l’identité qui est
en jeu.
M.D. : Le
fond de ma querelle avec Bourdieu sur
la distinction c’est que celle-ci
ressortait de son livre en mauvais
état. Je suis d’accord pour que l’on
fasse la critique du souci social de
se distinguer. Mais, dans le sens
fondamental, il s’agit du discernement
des intelligibles. Je veux qu’on
distingue. On ne peut pas réduire
toutes les distinctions philosophiques
au « vouloir se distinguer » en termes
sociaux.
Je dis que toute
séparation dans la pratique (par
exemple la séparation des pouvoirs
dans le domaine politique) ne peut
avoir lieu qu’à partir d’une
distinction d’intelligibles : la
justice n’est pas la même chose que
l’exécutif, non plus que le
législatif. Il a fallu toute une
Histoire pour les distinguer. La
confusion, c’est le refus de la
distinction.
J.-M.M. : La poésie
est aussi une affaire d’œil : il
s’agit de distinguer pour écrire…
Il y a un devoir de regard
du poète, tel
qu’il permet à la fois le
rapprochement et la distinction…
M.D. : On pourrait ici
rappeler Ponge, son attention précise,
concise qui nomme les choses
différemment : l’huître, le cageot, la
bougie… Façon de faire face à la
menace qui est de croire que les
choses sont découpées à l’avance, que
ce sont des objets. C’est pourquoi,
pour ma part, j’emploie volontiers la
formule « chose de choses ». A chaque
fois, il faut circonscrire la chose.
Il y a l’avantage du percept ordinaire
: le cageot n’est pas l’huître, mais
la choséité à quoi le dire a affaire
n’est pas prédécoupée en objet, et par
conséquent le poème n’est pas comme
une promenade dans le Jardin des
Plantes où une étiquette est placée
devant chaque chose. La chose, il faut
« se la découper », si j’ose dire, «
il faut se la faire »…
A ce sujet, peut-on
aujourd’hui mettre en avant
l’hybridation ? Je m’interroge… Et
j’entends ici de nouveau Mallarmé : «
donner un sens plus pur aux mots de la
tribu ». Propos difficile, puisqu’il
semble appeler à une purification… Et
même un peu « ethnique », puisqu’il y
a la tribu dans le coup… Mais on ne va
pas faire de Mallarmé un purificateur
ethnique ! Ca veut dire quoi « donner
un sens plus pur aux mots de la tribu
» ?
J.-M.M.
: Chez Mallarmé, il y a surtout
l’idée d’une usure, celle des mots
devenus dans l’usage pareils à une
menue monnaie. Donner un sens plus
pur, peut-être est-ce alors
retracer, regraver la figure et la
valeur ?
M.D. : La tribu, c’est
alors le vernaculaire. Et « plus pur »
n’appelle pas un purisme…
J.-M.M.
: C’est remettre le mot en
situation de rapports avec
d’autres (« jonchée de pierreries
qui s’allument de reflets
réciproques »)telle qu’à la faveur
de ces réseaux de son et de sens
spécifiques au poème, il retrouve
des contours et de l’éclat.
M.D. : Multiplier les
relations… Donc le dictionnaire est à
la fois le trésor (thésaurus) et
l’ennemi. Parce que le dictionnaire
isole le mot, dans des petites
rubriques finies et donne à croire
qu’il y a là quelque chose de bien
circonscrit, propre, en rapport
univoque avec une chose. Le plus pur,
je l’entends, comme vous venez de le
suggérer, dans une multiplication des
relations qui peut venir modifier la
valeur d’un mot d’une manière
totalement imprévue, par l’éclat qu’il
fait avec un autre. Il faudrait ici
réexaminer le grand mot saussurien de
« valeur ». A la différence de la
pesée chez un orfèvre, la valeur est
ici potentiellement autre,
diversifiable,
appréciable/dépréciable.La question se
pose sans doute en ces termes : du
point de vue linguistique et poétique,
qu’entendre par valeur d’un mot ?
« Hybride » peut-il se
charger de cela. C’est possible. Mais
il faudrait, pour avancer dans cette
question, entrer dans un rapport
polémique avec d’autres pensées. Et
interroger ce que j’ai appelé ailleurs
« confusion » ou « melting pot ». Dans
l’emportement actuel pour le mélange
de tout avec n’importe quoi, il y a un
risque très fort pour la pensée. C’est
le n’importe quoi qui menace toujours.
Comme si le mélange avait plus de
valeur que les ingrédients. Regardez
le champ de la gastronomie : les
nouveaux cuisiniers y essaient de
nouveaux mélanges, mais ils en
écartent d’autres. Certains font des
chefs-d’œuvres, d’autres non. Et si on
vous propose un hareng-melba, ça ne
marche pas !
Se retrouve là la
question du goût : ce grand mot qui
dit à la fois la gustation et le sens
du monde. J’écris en ce moment un
texte sur Aragon qui a pour moi le
sens de la beauté de la langue. Et je
me demande ce que c’est que la beauté
en langue. Comment maintenir la beauté
?
J.-M.M. : Si vous le
voulez bien, réexaminons à ce
sujet la catégorie de l’hybridité
dans son rapport avec l’écriture,
et plus précisément avec
votre
écriture…
M.D. : Je commencerais
par quelques généralités sur le
mélange, le métissage, l’hybridation,
pour remarquer qu’il existe deux types
très différents de mélanges : le
mélange genre salade, syncrétique, où
les ingrédients sont plus ou moins
mêlés mais restent distinguables,
reconnaissables, et le mélange de type
génétique, métissage proprement dit où
le composé est original, c’est-à-dire
tel que les originaux y sont
indiscernables.
En littérature et en
poésie y-a-t-il des primaires
irréductibles ? Peut-on re-marquer des
différences inconfusibles, des
originalités absolues ? Par exemple la
grande séparation prose/poème. Si le
poème moderne est de plus en plus «
hésitation entre » les genres
(hésitation comme fréquentatif de haerere
: mode d’attachement, n’ayant rien à
voir avec une mauvaise oscillation ou
déséquilibre ), disons que je vais
vers l’originalité d’un métissage qui
aurait pour statut actuel d’être «
hésitation entre ». Ce métissage se
situe au-delà du partage entre
tragique, épique, lyrique, puisque ce
n’est pas avec ces composantes-là que
l’on fait notre métissage actuel.
J.-M.M.
: Il faut donc regarder du côté du
poème en prose…
M.D. : En ce qui concerne
ma manière d’écrire, je discerne trois
tons (non plus des genres) dans
lesquels je suis aux prises avec la
grande différence prose/poème (qui
reste à caractériser). Il y aurait
trois types de dispositions :
- Le poème en poème (en
justification poème : passage à la
ligne, une injonction de coupe avec
enjambement, chaque ligne étant pliée,
en deux) : dans un livre comme mon Spleen
de Paris, même si cela arrive
rarement, la justification tout à coup
saute aux yeux et l’on se dit « tiens,
c’est un poème ».
- Le poème (en) prose ou
« prosème ».
- La prose pensive
(plutôt que philosophique : la
philosophie après tout c’est de
l’écriture - j’appelle ma prose «
prose pensive » parce que je ne me
donne pas comme un philosophe
professionnel…)
D’une certaine manière
mon mode d’écrire est « hésitation
entre » qui se fixe sur ces modes,
lesquels peuvent se décomposer entre
eux, s’entrecroiser. Il y aurait là
comme un triangle d’écriture, à la
façon de ce qui donne des couleurs
primaires et des couleurs secondaires.
J.-M.M.
: Peut-on considérer, à propos de
ces trois « tons », que leur
différenciation se formule
notamment en termes de régimes
(densité ou vitesse) d’écriture ?
M.D. : Pour les
différencier, on peut retenir quelques
critères. Par exemple, pour le « poème
en poème », des régularités, des
récurrences de pieds (cellules
rythmiques) : une quantité fait
l’unité de la ligne. Une saturation
quantitative de ces récurrences.
Autre critère : ce que
l’on peut appeler l’érudition, la
citation, la référence
intra-textuelle, forcément plus
chargée dans la « prose pensive » qui
est mémorante et qui s’inscrit dans
une tradition, qui a besoin de la
pensée des autres.
J.-M.M. : Pour le poème
en prose, ou prosème, la question
des traits caractéristiques est plus
délicate…
M.D. : Je dirais
volontiers « ça n’est ni ça, ni ça… »,
mais le « ni…ni… » ne suffit pas… Dans
la minute, je ne trouve pas de
caractéristique positive pour ce « ton
» là. Or il en a évidemment… Peut-être
faut-il chercher du côté de la
brièveté, celle de la page ou du
groupe de pages. Vous avez appelé ça «
vitesse », c’est-à-dire condensation,
brièveté : entre un début et une fin
assez rapprochés. Disons que le
débutest près de sa fin !
Quand j’ouvre un roman,
et même un récit, le début n’est pas
près de sa fin. Là, ça va s’achever.
Donc il y a une question de vitesse
dans ce sens-là. Et l’on pourrait
aussi bien faire jouer les sens de «
parabole » : on est en attente d’une
leçon.
Vous parliez tout à
l’heure, avant notre entretien, de la
clarté : c’est une question à laquelle
je vais peut-être aussi m’intéresser
dans les mois qui viennent.
J.-M.M.
: Oui, vous avez beaucoup
travaillé sur l’obscurité, mais
jusqu’alors vous avez laissé de
côté cette question-là. Peut-être
n’intéresse-t-elle pas directement
pour vous la poésie.
M.D. : En fait , je
travaille toujours avec des couples. «
Clarté », cela veut dire «
clair-obscur ». De même que «
rapprochement », ça veut dire «
éloignement » : un mouvement qui
approche et qui éloigne…
J.-M.M. : Comment
peut-on être à la fois dans la
logique de l’hésitation et dans
celle de la définition ?Du « à la
fin qu’entend-on part », formule qui
revient sous votre plume ? Il y a
chez vous un désir de nettoyer la
place… Peut-être d’en finir…
M.D. : C’est ce que j’ai
voulu faire entendre dans le titre « A
ce qui n’en finit pas », qui est à
double entente, contradictoire : le «
finir » et le « n’en pas finir », le
désir de la fin et le désir que ça
n’en finisse pas. Dans ces polarités,
je ne peux pas prendre le parti de
l’une, puisque l’unité en question est
d’entrée de jeu divisée.
Quand les couples sont
vraiment trouvés, il n’y a pas pour
moi de préférence de l’un contre
l’autre. Il ne s’agit pas de jouer
l’un contre l’autre, mais de jouer
l’unité qui se partage dans ces deux
pôles.
J.-M.M. : «
Oxymorisons les paradoxes ! »,
comme vous y invitez dans
L’énergie du
désespoir…
M.D. : Oui, c’est cela.
Pour moi, c’est le même. Il s’agit de
servir une logique. Cherchons du côté
de la définition : c’est la même chose
que la périphrase. Je dis volontiers
que l’unité de signification
littéraire est celle de la périphrase.
Ce qu’on cherche à approcher en le
nommant n’a pas un nom propre lui-même
qui pourrait se ramasser dans un
substantif par exemple, ou même un
syntagme. La définition, en poésie,
c’est la périphrase : elle tourne
autour, elle est hésitation, elle est
la cible cherchée. La prise et la
méprise sont ici le même. Je suis en
train d’ébaucher un travail dans
lequel j’essaye de montrer que le
génie dantesque dans La Divine
comédie c’est la périphrase.
Il y a deux types de
périphrases. Celle où un nom propre
est donné ou sous-entendu. Celle où ce
qui est recherché, ce que l’on essaie
de cibler n’a pas de nom propre. Par
conséquent, je cherche à le dire en un
ensemble de périphrases ayant un
rapport entre elles. Une certaine
homologie des périphrases. Et l’homoion,
le même, ce que l’on cherche, ne peut
pas se dire autrement que dans les
périphrases qui s’y rapportent. C’est
cela la tentative de définition en
poésie. La périphrase comme hésitation
qui cible un inconnu.
J.-M.M. : Vous citez
à ce propos dans La raison poétique
un apologue zen…
M.D. : Oui, je cite
volontiers cet apologue zen où il est
question d’un Maître qui tire à l’arc
dans la nuit et atteint le centre de
la cible à tous les coups. Cela ne
veut pas dire qu’il est d’une habileté
extrême, mais que quel que soit le tir
il atteint le but : la flèche fait la
cible ! Là où arrive la flèche est la
cible. La périphrase n’est pas un
raté. Quand le coup est bien tiré, la
cible est montrée, elle est atteinte.
Il n’y a donc pas
hésitation d’un côté et définition de
l’autre, mais un seul et même qui se
partage polairement entre deux. C’est
cela, le même. D’où mon papier dans Lenouveau recueil…
J.-M.M.
: Ce qui est valorisé à travers ce
couple hésitation-définition,
c’est donc cette logique qui
conduit à « oxymoriser les
paradoxes »…
M.D. : « Hybride »
jouerait alors le jeu de « paradoxe »,
binôme ou polynôme de contrariétés.
Quand l’intelligence rencontre une
difficulté elle estime avoir affaire à
une contradiction qu’il faut réduire :
subjuguer l’opposition sous un seul.
Or il s’agit de chercher la
contrariété : écarter les pôles,
exagérer l’opposition, de manière à
apercevoir la vérité en cause.
Transformer par exemple l’opposition
primaire entre force et faiblesse en
une opposition entre omnipotence et
paralysie. Je dis « Nous sommes tous
des paranoïaques », des omnipotences
paralysées, des dieux paralysés. Nous
sommes une toute puissance paralysée.
D’une certaine manière, nous sommes
tous fous ! La vérité de cette affaire
c’est l’écartèlement. Trouver donc la
contrariété intime en quoi l’être
humain se déchire. Il n’y a rien de
réductible. Il faut trouver la
contrariété principale (motif maoïste)
mais pas du tout dans l’espérance
dialectique de la réduire ou la
surmonter. Le paradoxe est d’admettre
que définitivement l’être se déchire
dans sa contrariété intime.
J.-M.M.
: Ne pas réduire la contrariété
mais l’aggraver ?
M.D. : Oui, c’est cela :
exagérer le « discord » dans le «
polemos ». Jusqu’à aujourd’hui,
j’aurais eu tendance à ne pas
rapprocher tout cela de l’hybride…
Mais peut-être ce terme est-il promis
à un sort comme rhizome… Pour lui
donner plus de poids, il faudrait
entrer dans la métaphoricité
biologique ou biochimique
d’aujourd’hui… C’est un peu le
mouvement de pensée que j’ai opéré à
propos du culturel quand j’ai parlé de
« phénotype génotype » : j’ai repris
un couple apporté par la vulgarisation
scientifique et j’ai essayé
d’exploiter cette métaphoricité-là.