Jean Cocteau l’illusionniste

par Jean-Michel Maulpoix

 

Jean Cocteau occupe aujourd’hui dans nos Lettres une place curieuse: celle d’un poète à l’oeuvre méconnue, mais à la figure célèbre, dont on est conduit à penser que l’élaboration même de son personnage a en fin de compte constitué la tâche principale. Pris au piège de sa propre image, Cocteau est la victime de sa réputation de dilettante et de polygraphe doué. Il a versé dans tous les genres : théâtre, poésie, critique, romans, dessin, décoration, chorégraphie, cinéma, poteries, mosaïques, vitraux... Il en vient à incarner une espèce d’ébriété brillante, et impose moins l’idée d’un travail qu’il n’illustre une sorte de mystique de l’inspiration généralisée, un culte de l’immédiateté et de l’originalité à tout prix.

La postérité a donc avant tout retenu sa manière d’être désinvolte, saugrenue, non-conformiste, sa silhouette d’équilibriste ayant le goût de la provocation, du scandale et de la mystification. On l’imagine comme un  romantique moderniste ou un “fantaisiste orphique”. Il fut en effet un “enfant gâté du siècle”, séduisant ou agaçant par sa facilité, sa rapidité, son brillant, son sens de la mode. On a oublié la “profondeur” même de son oeuvre et l’extrême dureté de certaines de ses expériences: la guerre, l’opium, la profonde douleur causée par la mort de deux de ses plus fidèles amis, Raymond Radiguet et Max Jacob.

Jean Cocteau reste cependant l’un des principaux poètes du début de ce siècle. Il demeure moderne par son écriture, son usage du vers libre, sa vitesse, son parti pris de l’image. Mais il fut également ce moderniste militant qui donna en 1917 “Parade” aux Ballets russes (avec Picasso et Éric Satie), ou qui organisa la première manifestation du “Groupe des six” (réunissant Darius Milhaud, Francis Poulenc, Georges Auric, Arthur Honegger, Germaine Tailleferre et Louis Durey) auquel est dédié l’un de ses premiers textes “Vocabulaire”. Cocteau le protéiforme occupe une place charnière: il fait ainsi figure de “passeur” de la nouveauté musicale, picturale, poétique, chorégraphique et cinématographique des années vingt.

Sa poétique se résume par une formule: “Je décalque l’invisible” En effet, la poésie, est avant tout pour lui dévoilement: “Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistrent machinalement”. Désireux de communiquer au lecteur le “sens du mystère”, Cocteau présente ses oeuvres comme des “documents réalistes d’événements irréels”, des sortes de reportages lyriques où l’irrationnel est pris sur le vif. Il allie alors volontiers la modernité et les archétypes. Il constitue dans ses textes une sorte de bric à brac, à la manière de Chagall, où la mythologie intemporelle se conjugue aux objets les plus neufs du siècle.“La voix humaine” utilise le téléphone et la traversée du miroir, dans “Les Mariés de la Tour Eiffel”, s’accomplit par le truchement d’un appareil photo...

Ces traversées de l’irréel demeurent contrôlées et joueuses. Cocteau s’écarte en cela des entreprises surréalistes. Il ne se livre pas tout entier à la dictée de l’inconscient. Il affirme au contraire que “tout chef d’oeuvre est fait d’aveux cachés, de calculs, de calembours hautains, d’étranges devinettes”. Il demeure toujours attaché à une certaine forme de clarté. Il excelle dans la ruse et le dérapage contrôle. Le propre du poète est à ses yeux de se mouvoir dans des zones intermédiaires, entre réel et irréel. Passant et passeur, l’Orphée moderne autorise des échappées surprenantes vers la gratuité du merveilleux. Le critique Marcel Raymond écrit à ce propos que la tâche du poète paraît être “de transformer toute sa vie en une suite d’aventures, de risques à courir, de situations faites pour le convaincre de la perpétuelle étrangeté de l’univers”.

C’est, avec Cocteau, la vie même qui devient une illusion d’optique.

 

 

Jean-Michel MAULPOIX