Comment
lire Paul Celan ? Sans doute n’est-il pas de réponse
satisfaisante à cette question que tout lecteur ne peut manquer de se
poser et qui d’emblée le mène jusqu’au cœur obscur de cette œuvre
si étrange. La poésie de Paul Celan met sa propre lecture en
difficulté par la nature même de son écriture. Elle ne se contente
pas d’être ardue, elle rend incertaine la notion de compréhension,
et, à travers celle-ci, notre relation même au langage. Plus spécifiquement,
elle est faite pour nous dérouter, puisqu’elle tient délibérément
en échec la maîtrise et l’aisance supposées d’un lecteur
savant, et invite à établir une relation humble au poème, faite
davantage d’imprégnation – par relectures successives –
que d’efforts d’analyse. Ici, une voix s’attache à faire
entendre les conditions dans lesquelles elle prend la parole et le
sort qu’elle lui fait subir. Un souffle voudrait que l’on prête
attention à sa respiration propre. Une main tendue espère le
serrement d’une autre main.
Le
douloureux travail d’écriture qui se poursuit dans ces poèmes déjoue
toute traduction et réfute l’idée d’une possible transposition
dans une autre langue, ou celle d’une explication qui décrypterait
et qui mettrait à plat ce qui ne peut être ni simplifié ni déplié
tout à fait. Rien de ce qui est à dire n’échappe à la
constitution d’une poétique singulière. Le poème perd toute
gratuité, pour devenir le lieu d’une expérience et d’une éthique :
il cherche le réel et le vrai. Il n’a
plus pour objet de dire le monde, en sa beauté ou sa laideur, et il
ne prétend ni enchanter ni même « arranger les choses ».
Tout au contraire, il tourne autour de l’obsédante question de sa
possibilité et de son sens. C’est de ne pouvoir plus être ce
qu’il a été, mais de persévérer autrement et malgré
tout, qu’il conserve encore sa raison d’être. La lecture ne
saurait être aisée ni réconfortante, elle ne vise pas à procurer
un plaisir esthétique. Elle contraint plutôt le lecteur à faire
sienne une « expérience de l’injustice[i] »,
à tout le moins à éprouver un malaise, une résistance, et à
s’interroger sur les limites du langage.